Interview de M. Raymond Barre, député apparenté UDF et Michel Rocard, député européen PS, dans "Challenges" de février 1997, sur la situation économique, la recherche et l'innovation industrielle, les inégalités sociales et la réforme de l'Etat.

Prononcé le 1er février 1997

Intervenant(s) : 

Média : Challenges

Texte intégral

Michel Rocard : « Inventer toujours »

Challenges : Quel sont les atouts de la France pour échapper au déclin ?

Michel Rocard : Tous les pays développés vivent une mutation inquiétante, caractérisée par la diminution du travail offert, la montée des irrédentismes locaux et l’uniformisation culturelle. Chez nous, s’y ajoute l’érosion de l’État, provoquée à la fois par le transfert de certaines attributions régaliennes au niveau européen et par la décentralisation, doublées d’une mise en question de la bureaucratie. Pourtant, je ne suis pas pessimiste car la France a encore de gros atouts.

Challenges : Lesquels ?

Michel Rocard : D’abord, elle a la courbe démographique la moins mauvaise d’Europe. Nous la payons en chômage des jeunes : pour que celui-ci n’augmente pas, il nous faudrait créer de 250 000 à 300 000 emplois nouveaux par an, et nous le faisons pas. C’est un drame. Mais pour l’avenir, le renouvellement des générations est une vraie chance.

Ensuite, la France est multi-orientée. Appartenir pour moitié à l’Europe du Nord, pour moitié à l’Europe du Sud, avoir trois façades maritimes et quatre millions d’étrangers sur le territoire est un facteur de réveil. En même temps, nous nous ouvrons davantage à l’extérieur. Dans les grandes entreprises désormais, on n’accède plus à des fonctions de direction sans être passé par l’étranger.

Enfin, l’État conserve la possibilité d’impulser des réformes amples, car l’essentiel de la fiscalité, de la politique d’aménagement du territoire, du logement et de l’éducation relève du niveau national.

Challenges : Quelles transformations essentielles les entreprises françaises doivent-elles opérer ?

Michel Rocard : La recherche et l’innovation doivent primer. Nous ne survivrons à la concurrence des pays émergents qu’à condition d’inventer toujours. Quand je vois qu’une entreprise, parce qu’elle a des fins de mois difficile, se met à économiser sur la recherche, la peur. Les entreprises doivent aussi faire un gros effort de formation interne. Regardez la formation professionnelle en Allemagne : la dépense publique est équivalant à la nôtre, mais celle des sociétés est quatre fois plus importante.

Les patrons doivent comprendre que le chômage crée de formidables inhibitions. Aujourd’hui, tous ceux qui ont des responsabilités dans l’appareil productif, la crainte du licenciement, n’ont qu’un souci : ne pas déplaire à l’échelon hiérarchique supérieur. Et quand tout le monde a cette attitude inhibitrice, l’entreprise est en danger. Il faut donc que les entreprises admettent ce diagnostic et se lancent dans la réduction de la durée du travail pour résorber le chômage.

Challenges : Faut-il résister à l’accroissement des inégalités ?

Michel Rocard : Entre les chômeurs, les Rmistes, le temps partiel imposé, les divers types d’emplois aidés, et j’en passe, 7,5 millions de personnes, pour une population active salariée de 18 millions, ont un revenu dont le niveau a décroché. Étonnez-vous, après ça, de l’atonie de la demande !

Jadis, Henry Ford disait : « Je paie mes salariés pour qu’ils m’achètent mes voitures. » Les sociétés contemporaines sont en train de renoncer à ce principe. Aux États-Unis, entre 1975 et 1995, le salaire moyen hors inflation a baissé de 15 % et le PIB a augmenté de 50 % - soit quelque 2 500 milliards de dollars. 60 % de cette richesse supplémentaire ont été accaparés par 1 % de la population. Une évolution de ce genre s’amorce en Europe ; si elle se répand, elle va casser la croissance. Résister à l’accroissement des inégalités n’est donc plus seulement un impératif social : cela devient un impératif économique.

Comment y arriver ? La vraie réponse, c’est la politique salariale. Si le chômage baissait seulement de moitié - c’est pour ça que je me bats pour la modulation des charges sociales -, la mécanique sociale se remettrait en marche. A un niveau de trois millions de chômeurs, toutes les défenses de la condition ouvrière s’effondrent. En première analyse, on peut penser que c’est la meilleur pour la productivité et la croissance, et je ne dirai pas le contraire par principe ; il y a des rigidités excessives. Mais, en termes macro-économiques, c’est une faute.

Challenges : Quels sont les chantiers prioritaires pour réformer l’État ?

Michel Rocard : Il faut probablement commencer par assouplir les modes d’emploi de la fonction publique (paie, carrières, etc.). Quand j’étais Premier ministre, j’ai franchi une étape essentielle avec la remise en question de la grille des rémunérations. J’ai cassé un tabou : puisque la grille est modifiable, elle doit pouvoir être modifiée tous les cinq ans, c’est-à-dire s’adapter au changement. Il faut mettre plus de souplesse dans le choix des emplois par rapport aux grades et diminuer le monopole des « anciens élèves de » (l’Ena, l’X…). Une autre piste est la déconcentration, sans laquelle la décentralisation ne peut avoir tous ses effets. Mais elle ne se fera jamais sur injonction de   Paris : l’intelligence est de la faire demander par en bas. Dans la réforme de l’État, la méthodologie est souvent bien plus importante que le fond. Plus on passe par la loi, plus on fait dans le symbolique et plus on fait de sottises.

Challenges : Quel sera l’équilibre géopolitique et économique du monde au XXIe siècle.

Michel Rocard : Vers 2050, l’Asie contribuera à la moitié de la richesse mondiale et contrôlera la moitié du commerce mondiale. A l’heure actuelle, dans cette partie du monde, à part le Japon et l’Inde, les autres pays sont des États quasi dictatoriaux. Il vaudrait mieux que l’Europe soit puissante d’ici là économiquement, monétairement, diplomatiquement et militairement.

Challenges : Quel type d’instance de régulation publiques ou privées, voyez-vous ?

Michel Rocard : Les impératifs d’intérêt public doivent être pris en charge de manière publique. Pendant soixante-dix ans, nous avons confondu la lutte contre le communisme avec la bataille contre l’excès d’intervention de l’État. On nous a fait croire que le marché se portait d’autant mieux qu’il ne subissait aucune espèce d’intervention. Ce concept régalien commence à passer de mode mais, en son nom, le capitalisme « anglo-saxon » attaque méthodiquement le capitalisme « rhénan », par le biais des marchés financiers notamment. La voilà, la fin du fordisme. Le ralentissement de la croissance par manque de pouvoir d’achat entraînera forcément une nouvelle demande de régulation publique.


Raymond Barre : « Agir partout »

Challenges : Depuis longtemps, vous mettez en garde les Français contre le risque de déclin. Quels sont les atouts de la France pour y échapper au XXIe siècle ?

Raymond Barre : La France dispose de puissants atouts. Elle jouit d’une position géostratégique de premier plan dans le grand espace européen. Elle dispose de beaucoup d’espace. Son industrie s’est bien restructurée. Elle comporte des fleurons, dans l’aéronautique par exemple, et elle bénéficie de technologies avancées. Son agriculture s’est modernisée grâce à la politique agricole commune. Il existe un esprit d’entreprise et d’innovation qui se manifeste dans les moyennes entreprises, mais que l’on retrouve aussi dans certains grands secteurs, comme la distribution, qui essaime dans le monde entier. Notre capacité de recherche est incontestable, je peux en témoigner comme élu de la région Rhône-Alpes. Notre jeunesse est courageuse, travailleuse et généreuse, si l’on veut bien porter son retard vers d’autres aspects que la drogue, la marginalité ou le rap.

Challenges : Si nous sommes si bien armées, de quoi avons-nous peur ?

Raymond Barre : J’insiste sur ces atouts en disant que nous ne les exploitons pas suffisamment. Il y a encore trop de freins qui risquent de ruiner nos chances. Ce sont le poids du secteur public et de l’État, les rigidités de notre économie, un système fiscal qui frappe les entreprenants, un système de protection sociale qui transforme les français assistés.

Challenges : Quelles évolutions les entreprises françaises doivent-elles encore opérer pour être bien placées dans la concurrence mondiale ?

Raymond Barre : Premièrement, mettre l’accent sur la recherche et l’innovation. C’est fondamental. La compétition avec les pays émergents se joue sur ce terrain. Deuxièmement, elles doivent renforcer leurs fonds propres.

La vulnérabilité des entreprises françaises est d’abord financière, en raison d’une histoire qui a constamment joué contre la constitution de fonds propres. C’est pourquoi je regrette les limitations qui ont été imposées aux fonds de pension dans la loi votée récemment. Troisièmement : une meilleure gestion des ressources humaines. Il faut rechercher un meilleur équilibre entre l’économique et le social. Trop souvent, les entreprises négligent ce point. Elles sont trop frileuses dans le recrutement des jeunes et trop systématiques dans l’usage des préretraites. Quatrièmement, la conquête des marchés à l’étranger doit mobiliser à la fois les entreprises et le pays tout entier. Elle ne sera pas obtenue à coups de fusil, c’est-à-dire par des actions ponctuelles, mais par une action globale et continue de pénétration des marchés.

Challenges : Comment peut-on réformer l’État ?

Raymond Barre : En France le secteur public est trop lourd. Il faut donc le diminuer, en réduisant le nombre de ses fonctionnaires. Le moyen le plus simple est de remplacer seulement la moitié des 50 000 à 60 000 personnes partant à la retraite chaque année. Un taux de remplacement moins élevé serait dangereux pour la pyramide des âges de la fonction publique. Ensuite, il faut absolument simplifier les procédures. Je le vois bien en tant qu’élu local : il faut deux ans pour boucler le financement d’un projet. Ce qui nécessite ensuite de tout reprendre, car les prix ont bougé… Nous devrons réformer aussi l’organisation territoriale, en procédant, entre autres, à des regroupements de communes.

Challenges : Le creusement des inégalités est-il inéluctable en France ?

Raymond Barre : Bien sûr que non ! Mais vous savez très bien que, lorsque l’on parle d’inégalités, on parle en fait du chômage. Si l’on parvient à restaurer l’emploi, le problème majeur de l’inégalité disparaît du même coup. Il faut donc appliquer une politique de l’emploi nouvelle et cohérente. Celle-ci repose sur une réduction des charges, une plus grande flexibilité du marché du travail, une meilleure formation professionnelle et une stimulation de l’investissement. J’insiste sur ce dernier point, essentiel : le chômage en France est dû au retard de l’investissement par rapport à nos partenaires de l’OCDE.

Challenges : Cela suffit-il vraiment pour réduire la fracture sociale ?

Raymond Barre : C’est le principal. Mais je suis également favorable à une politique d’équité sociale. Il faut donner leur chance à ceux qui souhaitent la saisir et cesser de distribuer indifféremment la manne à tous les Français. Les ressources de la protection sociale sont limitées ; nous devons donc cibler les dépenses sociales sur les véritables phénomènes d’exclusion et de pauvreté, et aider les moins favorisés : ils n’ont souvent pas de « droits acquis ». Je reprends les propos du Président des États-Unis, Bill Clinton : la politique sociale est nécessaire, mais elle doit permettre de « donner une seconde chance et non de créer un mode de vie ».

Challenges : L’influence de la France dans le monde va-t-elle demeurer intacte ?

Raymond Barre : La France est le quatrième pays exportateur mondial : cela revêt une signification. L’influence de la France est non seulement économique mais aussi politique, grâce à ses relations amicales avec les pays de tous les continents. Cette influence est renforcée par le rôle moteur que joue la France dans la construction européenne. Sa participation à l’Union monétaire européenne, en étroite coopération avec l’Allemagne, lui permettra dans le siècle prochain de mieux défendre ses intérêts et de contribuer davantage à la prospérité et à l’équilibre du monde.

Challenges : Au total, êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste pour la France à l’aube du nouveau millénaire ?

Raymond Barre : Je suis optimiste pour mon pays à une condition : que les Français cessent de croire qu’ils sont les meilleurs et qu’ils peuvent s’épargner un grand effort d’adaptation.