Article de M. Michel Rocard, membre du bureau national du PS et député européen, dans "L'Express" le 14 novembre 1996, sur le "discrédit du politique" et les entraves à l'action publique dans les démocraties contemporaines, intitulé "Coupables élites ?".

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  • Michel Rocard - membre du bureau national du PS et député européen

Média : Emission Forum RMC L'Express - L'Express

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Coupables élites ?

Le président de la République et le Premier ministre battent largement le record d'impopularité d'un couple exécutif depuis l'origine de la Ve République. L'abstentionnisme ne cesse de progresser d'élection en élection. La somme des votes protestataires (FN, extrême gauche, PC, Verts) dépasse maintenant usuellement celle des forces de gouvernement, gauche et droite confondues. Ces dernières ne représentent donc à présent qu'un peu plus du quart, un peu moins du tiers de l'ensemble des électeurs. Les élus sont, en outre, dans leur ensemble réputés suspects, l'indignation légitime et nécessaire née du comportement de quelques-uns étant sans discrimination étendue à tous. La France politique va mal.

Facteur aggravant, l'administration, désormais dénommée bureaucratie, est encore plus décriée. Dans une nation de tradition étatique aussi forte que la France, elle devrait rester, quand le politique fait défaut, la colonne vertébrale du pays. Bien au contraire, devant des décisions ou une impuissance qu'il ne comprend ni n'accepte, le corps social, l'opinion, en arrive, malgré tout ce qui vient d'être dit, à en appeler d'une bureaucratie rejetée aux élus et aux politiques, dont il imagine que les décisions marqueraient à tout le moins une meilleure compréhension de ses angoisses et de ses espérances.

En plus de ces traits contemporains la France présente celui d'être masochiste. Et, de ce fait, elle a largement exploré les causes sociologiques et culturelles de cette non-communication, de cette rupture, sans pour autant y porter remède pour l'essentiel. Une haute fonction publique opaque, stratifiée en castes rigides, bride le pays dans un excès de centralisation depuis des siècles. L'ENA en est le produit beaucoup plus qu'elle n'en est la cause, mais, peu importe, elle en est devenue le symbole. Notre industrie et notre banque ont beaucoup souffert d'être chasses gardées des anciens élèves de chacune de nos grandes écoles. Et la France se repaît des délices de l'Université quand elle recourt, à tort comme à raison, à la loi et au règlement, faute de pratiquer la négociation face à face, le contrat respecté et le traitement de chaque difficulté dans ce qu'elle a de spécifique. On sait tout cela. Je n'en rajouterai pas.

Je me bornerai à signaler ceci même attaqués au cœur, les défauts de la culture nationale rappelés à l'instant ne se résorberont pas avant très longtemps. La crise civique appelle une sortie plus immédiate. Il n'en est qu'une de possible que la direction politique du pays devienne plus efficace, plus productrice de résultats convaincants – faute de quoi subsisteront indifférence, suspicion et rejet.

Or elle ne le peut pas. Dans les démocraties contemporaines, les gouvernements gouvernent de moins en moins. L'action, publique est entravée, interdite de performance, pour trois raisons qui touchent au temps, au symbolique et à la technicité.

Le temps. On ne sait qu'avec les années si une réforme importante a fonctionné ou avorté. Les changements profonds ne peuvent être que progressifs. Améliorer l'équilibre de la Sécurité sociale, diminuer la délinquance ou renforcer l'institution européenne, tout cela s'apparente à l'arboriculture : il faut semer, faire naître puis grandir des idées, des procédures, des institutions. Il faut engrais et insecticides, protection dans les situations de fragilité. Ainsi sont nés l'école publique, la Sécurité sociale, le concept de droits de l'homme et, largement, l'Union européenne. L'exigence de l'instantanément visible, du spectaculaire, l'appel à l'effet d'annonce, la limitation du débat politique à l'horizon de quelques semaines tuent, irrémédiablement, cette dimension du long terme, en politique. Or c'est la seule efficace.

Le symbolique. Il n'est pas d'identité nationale sans symboles forts, et l'on ne saurait gouverner sans se référer aux éléments éthiques ou culturels qui composent une symbolique collective. Mais on transige mieux avec des intérêts. – symboliser successivement tout élément qui se trouve devenir l'enjeu d'une difficulté ou d'un problème, on en rend la solution plus difficile et plus gravement conflictuelle. Le franc ou le rapport franc-mark, le voile islamique à l'école, le traitement du risque dans la santé publique, l'adaptation de notre défense à une situation nouvelle ont déjà beaucoup souffert et vont continuer à souffrir d'une emphase symbolique qui interdit les compromis subtils, les évolutions lentes ; les solutions progressivement mises au point. Le passage d'une question concrète dans la sphère du symbolique implique qu'elle sera traitée par oui ou non plutôt que par une négociation et réglée bénéfice de tel fanatisme plutôt que de tel autre, par le hasard de la volatilité de l'opinion ou des changements de majorité. C'est-à-dire non résolue. Nouvelle forme d'impuissance, naturellement imputée au politique.

Enfin, la technicité. Il faut écrire et chanter l'hymne au complexe. Quiconque dit qu'il est facile de résorber le déficit de l'assurance-maladie ou le chômage ment. Quiconque pense qu'on peut améliorer fondamentalement le système éducatif par une décision unique soumise à référendum n'en est pas loin. Et je ne crois pas non plus qu'il soit toujours possible d'expliquer simplement les raisons pour lesquelles l'action utile épouse la complexité du champ social. En revanche, il est clair que l'opinion veut comprendre, et il est certain que, avec du temps, des méthodes adaptées et la volonté de le faire, on peut rendre compte du complexe. Dès lors, de deux choses l'une : ou la société contemporaine devient capable d'introduire dans la communication interne la réalité multiple de ses propres mécanismes régulateurs, et la démocratie comme l'efficacité y gagneront ; ou le système médiatique, par un singulier abus d'interprétation de la demande qui lui est faite, continue à refuser de traduire le lent, le non-symbolique et le complexe, et le débat politique restera oiseux. La verbosité déferlera, le discours mensonger ou creux restera la norme et le discrédit du politique s'aggravera. Il n'est pas évident que nos démocraties puissent y résister.