Interviews de M. François Bayrou, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, dans "L'Evénement du jeudi" du 14 novembre 1996, "Télérama" du 20 et "Paris-Match" du 21 novembre, sur son livre "Le droit au sens" et sur les valeurs de la société.

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Circonstance : Parution du livre de M. François Bayrou "Le droit au sens" aux Editions Flammarion, novembre 1996

Média : L'évènement du jeudi - Paris Match - Télérama

Texte intégral

L'Événement du Jeudi : 14 novembre 1996

Edj : Une question au sujet de la légitimité de celui qui écrit. À l'heure où les hommes politiques souffrent d'une perte de crédit, pensez-vous que les lecteurs soient désireux d'écouter l'un d'eux les entretenir du sens ? Cela ne vous paraît pas surréaliste ?

François Bayrou : Les hommes politiques ne sont discrédités que s'ils oublient de parler du sens ! Les citoyens attendent d'eux qu'ils s'engagent, se définissent par rapport au fond, qu'ils dessinent un chemin sur le long terme. Et la réponse à cette attente ne vient pas. À la place, il y a le binôme promesses-déception. C'est cela, la perte de crédit. L'habitude a été prise, au fil du temps, de limiter le langage politique, la préoccupation politique, à la seule gestion, au langage des chiffres. Or, si la gestion est indispensable, elle est insuffisante. On ne parle pas du destin des hommes et des peuples entre experts et seulement en chiffres. Il faut donc que les hommes politiques acceptent de formuler, pour eux et pour leurs concitoyens, même en prenant des risques, leur vision du monde de l'idéal auquel ils consacrent leur vie.

Edj : Est-ce que ce drame ne vient pas aussi du fait que les libéraux se sont retrouvés sans ennemis depuis la chute du mur de Berlin ?

François Bayrou : Ce ne sont pas les ennemis qu'il faut regretter, mais le temps que ces combats pour la survie ont fait perdre aux sociétés de liberté. Pendant soixante-dix ans, les sociétés de liberté ont été menacées par les totalitarismes, bruns ou rouges. Elles ont mis toutes leurs énergies, en particuliers intellectuelles, à se battre pour leur survie. Le mot d'ordre, c'était « Tous au front ! » Et quand je dis « tous », nous étions si peu nombreux, en particulier en France, après la Seconde Guerre mondiale, après avoir combattu fascismes et nazisme, à combattre l'idéologie stalinienne sous toutes ses formes, qu'aucune force n'était disponible pour une autre réflexion, pourtant vitale elle aussi : quel est l'horizon du libéralisme, où conduisent les sociétés de liberté ? Car, si le libéralisme est le seul horizon du libéralisme, si le marché est considéré comme une fin et non pas comme un moyen, alors, forcément, nous allons voir revenir les utopies meurtrières et les révoltes qui conduisent à la tyrannie.

Edj : Il y a dans votre livre un long développement sur l'Europe. Votre idée forte est qu'il faut réussir à sauver la diversité des cultures nationales tout en maintenant le cap de l'unité européenne. Sur ce diagnostic, on ne peut qu'être d'accord…

François Bayrou : On fait semblant d'être d'accord sur les mots : on ne l'est pas sur le fond. Pour simplifier, il y a deux thèses dominantes. La première dit : il faut sauver l'identité française et, pour cela, guerre à Maastricht, guerre à l'Europe. La deuxième, c'est : l'important, c'est l'Europe, la mondialisation est un bienfait, les combats d'identité sont des combats d'arrière-garde, avec des relents nationalistes et intégristes inquiétants et dangereux. Voilà les deux seules thèses en présence sur le champ de bataille des idées politiques et culturelles. Or, ces deux thèses sont mortelles, l'une et l'autre sont vouées à l'échec et à l'impasse. De surcroît, elles sont aveugles : car l'ignorance du besoin d'identité des êtres humains fera échouer l'Europe, et l'absence d'Europe compromettra la survie même de l'identité française. Ce sont des combats d'un autre temps. Il est vital de comprendre que les deux aspirations sont aussi légitimes l'une que l'autre et que la réussite de l'une conditionne la réussite de l'autre. Pour sauver l'identité et lui proposer un avenir d'équilibre et d'ouverture, il faut que se construise une communauté européenne puissante et respectueuse de la diversité de deux qui la forment.

Edj :  Comment expliquez-vous alors qu'il soit si difficile de faire passer un message européen autre qu'économique ?

François Bayrou : C'est parce qu'on oublie la force et la noblesse de la politique ! En réalité, nous sommes à un moment de basculement de l'Histoire. Nous qui nous croyons des héritiers, il faut que nous comprenions que nous sommes des fondateurs, que rien n'est joué, que le pire est possible et que, si nous ne faisons rien, il est même probable. Et, au lieu de vivre comme si nous subissions des choix dictés de l'extérieur, que nous relevions nos idéaux piétinés et que nous les assumions en pleine lumière. Prenez les débats autour de l'autre politique. Mes amis disent : « Il n'y a pas d'autre politique ! » En fait, il faut dire : « Mais oui, il y a d'autres politiques. » Il y en a beaucoup d'autres : Le Pen, c'est une autre politique, nous la paierons du plus précieux de ce que nous sommes, mais c'est une autre politique. Le nationalisme, les frontières fermées, l'économie administrée, la dépense publique à robinets ouverts, ce sont d'autres politiques. Elles nous ruineraient, elles nous désespéreraient, elles trahiraient nos enfants, mais ce sont d'autres politiques. Il faut nommer les autres politiques, les décrire, pour assumer la nôtre. La politique que nous conduisons, nous ne la subissons pas, nous l'avons choisie, et nous avons raison de la choisir, cessons de nous en excuser ! Prenez ce drame de communication que sont devenus les « critères de Maastricht » ! Nous laissons à tout bout de champ présenter les critères de limitation du déficit et d'endettement comme s'ils nous étaient imposés de l'extérieur. Or le paradoxe veut que, si nous ne construisions pas une monnaie pour l'Europe qui nous donne demain la même arme que les Américains se sont donnée avec le dollar, nous serions obligés, pour ne pas perdre pied, d'avoir des disciplines plus dures et plus serrées encore. D'une certaine manière, contrairement à ce qu'on avance, Maastricht est une protection. Pourquoi ne le disons-nous pas ?

Edj : Ne trouvez-vous pas aujourd'hui que la République manque de symboles ?

François Bayrou : Je défends, vous le savez, cette idée dans le Droit au sens. Rappelez-vous : on ne parle pas aux sociétés humaines seulement avec des chiffres. Mais on ne leur parle pas seulement avec des discours on leur parle avec des faits. C'est par des gestes que l'on montre le respect que l'on doit aux valeurs qui nous unissent et qui nous fondent. Je plaide pour que la France, et la République, sache faire respecter un certain nombre de domaines « sacrés » de notre vie commune.

Edj : Et l'éducation civique ?

François Bayrou : Je suis frappé de voir que la République fédérale d'Allemagne a dépensé des centaines de milliards de marks, par le truchement des fondations politiques, des syndicats, des fondations proches des églises, pour former à la citoyenneté. Nous, rien. L'éducation civique est absente du monde des adultes. Et elle a été trop souvent absente du monde de l'école. Les décisions que j'ai prises répondent à une cohérence : l'éducation civique doit non seulement demeurer une matière à l'école, mais être partie intégrante de tout le programme ; un professeur de français, un professeur d'éducation physique, sont des professeur d'éducation civique. L'idée de la réinvention d'une éducation civique est au centre du combat.

Edj :  Vous parlez également de la méconnaissance des élèves en matière d'histoire religieuse. Comptez-vous introduire l'histoire des religions à l'école ?

François Bayrou : Je pense qu'il est indispensable de le faire et que ça ne peut se faire que dans le consensus. Qu'est-ce que devrait savoir un petit Français de l'histoire des religions du monde, et singulièrement de celles qu'il approche ? Il ignore que le christianisme a joué dans l'histoire de France un rôle tout à fait essentiel. Un collégien français connaît la religion des Égyptiens des Romains et des Grecs. Mais il ne peut pas lire un portail de cathédrale ! Il ignore ce que contient l'Évangile et le credo que beaucoup de ses compatriotes professent. Il est très important que les confessions chrétiennes, le catholicisme, le protestantisme, l'orthodoxie, soient traitées. Deuxièmement : le judaïsme. Il y a une histoire extrêmement forte et particulière du judaïsme de la France. Comme de l'islam : on ne peut pas continuer à laisser les petits Français croire que l'islam, c'est uniquement égorger des moutons, parce que trop de haines sont en germe dans cette ignorance ! Il faut que des lieux de réflexion sur ce point se créent (je pense au Conseil national des programmes) pour que cela soit établi dans les programmes et que la question soit traitée de manière à ne blesser personne : ni les croyants, ni les agnostiques, ni les athées.

Edj : Dans la volonté de resserrer les liens de la communauté France, il a tout un chapitre sur les syndicats, qui doivent revitaliser le pays. C'est surprenant de la part d'un représentant d'une majorité dont la base passe son temps à les dénigrer

François Bayrou : Je ne raconte que ce j'ai vécu. Je suis arrivé avec l'idée généralement partagée par tous les ministres, de droite et de gauche, selon laquelle il y a dans les syndicats uniquement une puissance de conservatisme et de corporatisme. Et, si je faisais un sondage sur cette affirmation parmi les Français, il y en aurait 75 % qui diraient « oui ». Et j'ai découvert, par la pratique, que ce n'était pas vrai. Naturellement, il y a dans le syndicalisme une volonté des adhérents de défendre leurs intérêts matériels et moraux, mais il y a aussi une ouverture, pour moi, extraordinaire chaque fois qu'on pose les problèmes sous la forme pédagogique de service à l'enfant, d'éducation. Et, de plus, pour le ministre, cette organisation syndicale est un des seuls atouts dont il dispose afin de connaître la réalité du terrain. Les informations que donnent les syndicats sont souvent précieuses et plus justes que celles données par l'administration. Et cela m'a amené à réfléchir à cette nécessité contemporaine d'avoir à reconstruire la société entre le citoyen et le pouvoir. La société a disparu, elle s'est vidée de sa substance, elle a été effacée du tableau et il n'y a plus que, d'un côté, l'individu téléspectateur et, de l'autre, le dirigeant central. C'est un drame pour la vie !

Edj : Est-ce bien votre travail de centriste que d'exalter, comme vous le faites à la fin du Droit au sens, des valeurs telles que le travail et l'autorité ?

François Bayrou : Je suis certain que, dans la période critique que nous vivons, si les réconciliateurs sont des « mous », alors la réconciliation sera battue en brèche. La force de ceux qui plaident la haine et le retour des plus dangereuses tumeurs de l'âme humaine est telle – elle s'appuie sur le refoulé, l'inconscient – que, si nous passons notre temps à essayer de prendre un profil de serpillière, on s'essuiera les pieds sur ce à quoi nous croyons. Je ne postule pas que les démocrates doivent être faibles, qu'ils doivent être tristes et qu'ils doivent être gris. Je pense que, s'ils l sont, ils trahissent la démocratie. Ma thèse est exactement inverse : il faut que nous assumions l'ambition de nos valeurs sans rien accepter de ce qui les amoindrit ou les banalise.

Edj : Ne pensez-vous pas que la perte de l'exemplarité soit venue aussi d'en haut, des hommes politiques qui se sont comportés comme des enfants gâtés ?

François Bayrou : Bien sûr, parce que l'écran de télévision a fait que les hommes politiques sont allés pousser la chansonnette et qu'ils ont convoqué les médias dans tous les moments de leur vie privée. Alors les citoyens, naturellement, ont vu des hommes qui se présentaient comme quelconques, exposant naïvement des situations banales ! Ensuite, ils ont vérifié que ces hommes quelconques ne faisaient pas de miracles et qu'ils arrivaient même difficilement à faire face à la réalité malgré l'importance des engagements électoraux qu'ils avaient pris. Enfin, ils n'entendent d'eux qu'un langage gestionnaire. Alors comment voulez-vous qu'ils s'engagent ? C'est pourquoi, je pense, le général de Gaulle avait eu cette intuition d'une distance de respect entre l'homme public en responsabilité et l'homme privé qu'il est. L'homme privé, à mon avis, ne devrait nous intéresser que secondairement. Il faut qu'il y ait beaucoup de réserve entre l'homme public et l'homme privé. Parce que c'est une réserve de respect du citoyen aussi.


Télérama : 20 novembre 1996

Télérama : Pourquoi ce livre et pourquoi maintenant ?

François Bayrou : Parce que l'époque que nous vivons, en France et dans toutes les démocraties européennes, se caractérise par un inquiétant désarroi démocratique. La plupart des études et des débats sont devenus obsessionnellement économiques. Nos millions de paroles forment comme un magma. Elles se mêlent, s'annulent et ne franchissent plus le mur de l'attention de nos concitoyens. Cette angoisse générale menace la démocratie. Quand l'extrême droit ramasse 20 % des votes, quand le thème racial resurgit, il y a vraiment le feu dans la maison. Il est temps de reposer les questions fondamentales de notre engagement : Où allons-nous ? Que construisons-nous ? Cessons de nous présenter comme impuissants, condamnés à subir. Retrouvons la fierté de ceux qui se voient comme des fondateurs de société.

Télérama : Comment analysez-vous la crise persistante du système politique ?

François Bayrou : Nous avons changé d'époque. Les citoyens, en raison du très haut niveau d'information et de formation des sociétés modernes, n'acceptent plus de signer des chèques en blanc aux hommes politiques. Ils doutent de leurs représentants : ils les croient accaparés par des disputes internes. Ils les soupçonnent de poursuivre des stratégies personnelles, éloignées de l'intérêt général, et en viennent, tout naturellement, à suspecter leurs qualités. Nos concitoyens expriment une double exigence, en apparence contradictoire, mais à mes yeux, complémentaire : « Essayez de nous comprendre, de nous écouter davantage, de faire de nous de vrais acteurs du jeu démocratique » et, en même temps, ils réclament de la cohérence, qu'on leur montre clairement le chemin, et n'acceptent plus cette cacophonie suicidaire.

Télérama : Cela suffit-il à expliquer le discrédit et l'impopularité du gouvernement Juppé ?

François Bayrou : Je ne confonds pas impopularité et discrédit. L'impopularité est le lot de tous les gouvernements courageux sans exception. Je ne crois pas que ce gouvernement soit méprisé ou disqualifié, même si sa politique qui contraint chacun à des remises en cause difficiles entraîne, comme c'est normal, des réserves et des protestations.

Télérama : Pourtant, dans certaines pages de votre livre, le lecteur pourra reconnaître les griefs qu'il formule lui-même contre ce gouvernement auquel vous appartenez…

François Bayrou : Je décris ce qui me paraît indispensable à une nouvelle approche de la politique, mais je ne participe pas aux polémiques confuses qui obscurcissent notre travail. Nous avons un devoir de lucidité : je l'assume, en faisant les constats même les plus durs ou les plus dérangeants ; mais je suis solidaire.

Télérama : Vous dénoncez le tout-économique du discours politique, mais, quand le ministre de l'éducation nationale met à la rue des milliers de maîtres auxiliaires, qu'en pense François Bayrou ?

François Bayrou : Je n'ai jamais mis à la rue des milliers de maîtres auxiliaires ! Chaque année depuis dix ans, nous remplaçons les auxiliaires par les titulaires, ce qui n'est quand même pas un crime. Il faut bien laisser leur chance aux étudiants qui réussissent les concours. Mais ce qui est injuste, en effet, c'est de mettre au chômage des auxiliaires présents dans l'enseignement depuis plusieurs années. Ceux-là, nous allons les titulariser en priorité, comme je l'ai fait depuis trois ans. Plus de vingt mille ont déjà été repris.

Télérama : Pourquoi le discours politique est-il devenu ce morne ronronnement économiste, privé d'élan ?

François Bayrou : Il y a à la fois une raison mondiale – l'importance des marchés – et une raison nationale – l'importance de l'ENA. L'École nationale d'administration a figé la politique française dans des habitudes de pensée et de langage trop uniformes. Il est urgent de diversifier les voies d'accès au pouvoir politique et économique, de donner une place plus grande à ceux qui ont accompli un chemin original, qui ont acquis une autre expérience que celle des diplômes.

Télérama : Vous êtes étrangement silencieux sur « les affaires », alors que le déficit démocratique s'alimente de leur révélation. Pourquoi cette pudeur ?

François Bayrou : Être scrupuleusement honnête en politique, à mes yeux, c'est un minimum. Quand j'ai été élu président du conseil général des Pyrénées-Atlantiques, j'ai réuni l'ensemble des huit cents fonctionnaires pour leur dire : « J'ai une règle de conduite simple : pas un franc ne sera distrait de l'intérêt général. Si vous entendez dire quoi que ce soit, je ne peux pas tout savoir, je vous fais une obligation de me prévenir. » Les affaires empoisonnent la démocratie. Donc, il faut être sans faiblesse. Mais je pense que l'opinion reproche plus aux hommes politiques de ne pas savoir changer concrètement leurs conditions de vie que d'être impliqués dans des affaires.

Télérama : Vous êtes un Européen convaincu et fervent. Pourquoi cet idéal est-il perçu comme une machine technocratique aveugle ?

François Bayrou : Parce que les croyants de l'Europe n'ont pas fait leur travail ! Ils n'ont pas maintenu la flamme de cette espérance. Notre avenir national passe nécessairement par l'Europe. Bill Clinton a été réélu aux États-Unis. Pourquoi ? Parce que le chômage a considérablement diminué. Pourquoi ? Parce que les Américains jouent avec le dollar à leur profit et définissent les règles du jeu. Conséquence : il est non seulement utile, mais vital d'instaurer une monnaie unique européenne pour devenir aussi performant que les États-Unis sur la scène économique mondiale. N'en déplaise à ceux qui récusent par avance la monnaie unique, la France serait plus attaquée à l'extérieur du système européen qu'à l'intérieur du système européen qu'à l'intérieur. À l'ère des satellites, les frontières sont perméables. Si nous voulons défendre notre exception culturelle, nos valeurs de civilisation, nous devons intégrer le grand ensemble européen.

Télérama : Vous présentez la télévision comme un complément mais aussi comme un adversaire de l'école. Votre groupe politique est responsable, il y a dix ans, de la privatisation de TF1, entraînant les autres chaînes vers le fond. Il ne vous arrive jamais de vous interroger : « Qu'avons-nous fait » ?

François Bayrou : Connaissez-vous un pays qui ne possède que des chaînes publiques ? La question doit être posée différemment : que fait-on pour que les chaînes de service public se développent selon leur dynamique propre, sans être à tout coup prisonnières de l'impérialisme de l'Audimat ? Je crois qu'il existe une logique de développement différente, plus attentive à des exigences et à des besoins qui ne savent pas s'exprimer et qui ne peuvent pas trouver leur place si la règle est celle de la rentabilité immédiate. Nous manquons d'une présentation grand public de la vie intellectuelle ou culturelle, nous manquons de débats approfondis. On me dit que de telles chaînes seraient nombrilistes et élitistes. Je ne le crois pas. Vous le verrez, ce besoin est si fort, il a tant de sens qu'il trouvera nécessairement une réponse.

Télérama : Vous défendez la sanctuarisation de l'école. Peut-on imaginer une sanctuarisation, même partielle, de la télévision ?

François Bayrou : C'est ce que je plaide depuis des années. Pour exprimer mes réserves face au libéralisme débridé, je prends toujours l'exemple de la télévision. La loi du marché gouverne les programmes. Quand vous découvrez que le spectacle des transgressions augmente l'audience, vous basculez vers un jeu antisocial et dangereux. Je demande donc que s'installe une vraie logique parallèle.

Télérama : À l'UDF, certains réclament la suppression de la redevance…

François Bayrou : Je ne suis pas d'accord avec eux. En 1986, à la veille de la première cohabitation, certains, dans nos rangs, réclamaient la disparition de France Culture. Je me suis battu de toutes mes forces pour éviter cela.

Télérama : Vous déplorez aussi les urgences du temps médiatique, qui s'oppose au temps long de la politique. Comment vous y prenez-vous pour ne pas vous soumettre aux impératifs des médias ?

François Bayrou : « Ils sont comme ces enfants qui, pour faire pousser les arbres plus vie, leur tirent sur les branches », dit joliment Vaclav Havel. Je fabrique mon propre calendrier. Je prends mon temps. C'est indispensable si l'on veut introduire de la profondeur dans l'action.

Télérama : On vous prête une démarche de présidentiable. Vous confirmez ?

François Bayrou : J'ai une vraie ambition personnelle, c'est vrai, mais pas celle que vous imaginez. Je veux avec mes amis, avec l'engagement de citoyens jusqu'ici éloignés de la politique, créer un courant politique majeur en France, renouveler la vie démocratique dans notre pays. C'est beaucoup plus important d'influencer vraiment le cours des événements.

Télérama : Vous devez piaffer de dépendre de forces politiques qui ne partagent pas forcément votre désir de renouveler la politique.

François Bayrou : Je ne piaffe pas. Le temps est une donnée essentielle en politique. Le temps d'apprendre, de s'enrichir, de comprendre. Se forger une pensée et des convictions exige un lent mûrissement. On m'a donné l'image d'un homme pressé parce que j'aime agir et aller vite. On se trompe. J'agis vite mais je ne suis pas pressé.


Paris-Match : 21 novembre 1996

Paris-Match : Dans votre livre « Le droit au sens » (éd. Flammarion), vous comparez la crise profonde des valeurs que traverse la France à celle que connut Byzance assiégée, empêtrée dans un débat « hors de saison », avant de disparaître. En sommes-nous vraiment là ?

François Bayrou : Lorsque les citoyens ne peuvent plus dire à quoi sert leur effort, on est en situation de risque. C'est le cas depuis des décennies. Les hommes politiques ne sont pas les seuls responsables, mais ils ont une part de responsabilité : s'ils ne savent pas montrer le chemin, ils trahissent leur vocation. Nous ne pouvons pas laisser se construire, même malgré nous, une société anonyme dans laquelle les citoyens ont l'impression d'être des pions que l'on bouge au gré de décisions lointaines qu'on leur présente comme imposées par l'extérieur. Or, ils n'ont jamais eu autant qu'aujourd'hui besoin de reconnaissance, de chaleur, et qu'on donne un sens à leur effort.

Paris-Match : Diriez-vous, comme Pasqua, que nous sommes en 1788, à la veille d'une révolution ?

François Bayrou : Ce n'est pas la date que je choisirais. J'évoquerais plutôt la crise des années 30. Nous sommes à un moment où des démons peuvent de nouveau se réveiller, où l'affaiblissement du sens civique fait que toutes les aventures sont passibles.

Paris-Match : Trouvez-vous normales les critiques émanant du propre camp de la majorité, de Pasqua à Léotard ?

François Bayrou : À mon avis, c'est une erreur. Je comprends que des critiques s'expriment. Ce que je voudrais, c'est qu'elles s'expriment à l'intérieur de la majorité, qu'elles ne prennent pas ce côté public. Cela donne à l'opinion une impression de désarroi, et à la majorité un air affolé. Cette course à la petite phrase rend son action illisible.

Paris-Match : Ne regrettez-vous pas l'absence des intellectuels dans la crise ? On les entend peu…

François Bayrou : Mon message s'adresse aussi à eux. Les dangers sont tels qu'il me semble normal que les intellectuels aussi sortent du commentaire pour entrer dans l'engagement. Le « sens » ne se construira pas tout seul, mais avec eux.

Paris-Match : Le manque de spiritualité dans la société actuelle vous interpelle. Vous écrivez : « Le spirituel oublié, c'est l'intégrisme qui revient au galop, les sectes prolifèrent. « Et plus loin : « Nous risquons de voir revenir les utopies meurtrières. »

François Bayrou : Quand vous niez une part de l'être humain, cette part niée et oubliée se venge et revient sous forme de poison. Je crois que c'est l'oubli de la part spirituelle de l'être humain qui provoque la multiplication des sectes. C'est la même chose avec l'extrémisme. Lorsqu'une société ne se donne plus d'horizon moral, lorsqu'elle ne se présente plus comme construisant un monde plus juste, alors c'est la porte ouverte à la grande folie. Dans notre siècle, nous avons déjà vécu trois grandes folies : le fascisme, le nazisme, le communisme. Aujourd'hui, je pense que n'importe quelle nouvelle folie peut revenir, si vous ne savons pas dire à nos enfants quel monde nous construisons pour eux. Ils ont droit au sen : droit à la fois de comprendre et de savoir vers où ils vont.

Paris-Match : Ce « désarroi collectif » dont vous parlez ne contribue-t-il pas lui aussi à la chute vertigineuse de Chirac et Juppé dans tous les sondages ?

François Bayrou : Les gouvernants de presque tous les pays européens, comme Chirac et Juppé en France, sont pris pour cibles de ce désarroi collectif. C'est pourquoi il est tellement important d'essayer de regarder ce monde avec d'autres yeux.

Paris-Match : Encouragez-vous Juppé à persévérer à Matignon ?

François Bayrou : Je suis parmi les défenseurs de Juppé. Plus les temps sont difficiles, plus les gouvernements doivent être solides et compacts. Juppé a un mérite principal : il affronte tous les problèmes sans faux-fuyants. Cela lui sera nécessairement compté.

Paris-Match : Jacques Chirac s'exprimera bientôt devant les Français. Qu'attendez-vous de son intervention ?

François Bayrou : La mission du Président de la République est de tracer les perspectives de la France. Il sait que c'est sur ses épaules que pèse le devoir de sens.

Paris-Match : Y a-t-il une autre politique ?

François Bayrou : Il y a d'autres politiques. Mais elles sont si dangereuses que nous la paierions très cher. Ce que nous vivons aujourd'hui – la reconstruction de la cohésion sociale de la France, la remise en ordre de sa gestion et l'édification de la maison Europe –, c'est historique. Renoncer à l'une ou à l'autre, ce serait un drame pour notre génération. Tout peut toujours être adapté dans la manière, le temps, l'attention que l'on porte aux problèmes des gens, mais les directions sont bonnes, justes, et doivent être défendues.