Texte intégral
Valeurs Actuelles : Jacques Chirac recouvre son droit de dissolution en juin. A votre avis, va-t-il s’en servir ?
René Monory : C'est une décision qui appartient au chef de l'État. L'hypothèse me paraît prématurée pour l'instant. Le chef de l'État s’y résoudra peut-être un jour, mais à mon avis pas en 1998.
Valeurs Actuelles : Quel conseil lui donneriez-vous ?
René Monory : Je n’ai pas à lui donner de conseil, qu'il écouterait ou n’écouterait pas d'ailleurs. Le fond du problème aujourd'hui n'est pas de changer les hommes, mais que les Français comprennent ce qui se passe dans la société. Nous sommes en pleine mutation. On ne veut pas le dire ni d’expliquer, on continue de faire de la démagogie pour gagner les élections. C'est également l'attitude du gouvernement actuel, et il va se « planter », comme cela nous est arrivé, à nous aussi.
Je vais être cynique, mais tant pis. Je crois qu'il faudra que les Français soient encore un peu plus malheureux, et qu'on aille encore plus loin dans l'aberration, pour faire admettre à l'opinion avec les contraintes de l'Europe et de l'euro un pays développé ne peut plus être géré comme l’est aujourd'hui la France.
Valeurs Actuelles : Les assises du RPR ont de nouveau plébiscité Jacques Chirac comme un champion de l'opposition. L'UDF pourrait-elle se rallier à une deuxième candidature éventuelle du chef de l'État ?
René Monory : Là, encore, n’anticipons pas. L'élection présidentielle aura lieu théoriquement dans quatre ans et demi. Les deux familles qui l’ont gagné en 1995 seront encore là pour la prochaine. Je ne crois pas au parti unique. L'UDF s'est plus ou moins rassemblée. Que plusieurs voix s'expriment en son nom ne me paraît nullement choquant. Au contraire, c'est plutôt bon signe. Le RPR, qui a lui aussi des courants différents, repart de l’avant. J'en suis ravi pour le dynamisme de nos deux mouvements.
Valeurs actuelles : La cohabitation est de nouveau en débat. C'est à gauche maintenant que certains lui reprochent d'avantager un président oppositionnel au détriment d'un Premier ministre gestionnaire. Qu'en pensez-vous ?
René Monory : La cohabitation ne m'a jamais paru une bonne solution, qu’elle joue dans un sens ou dans l'autre. Cela dit, il faut bien la vivre. On ne va pas changer la Constitution. La cohabitation n'est pas bonne au moment où il faudrait mobiliser la France pour changer en profondeur la société. Les deux tendances au pouvoir doivent constamment chercher un accord sur les décisions à prendre, et les réformes avancent moins vite que dans les autres pays. Cependant, le président reste intouchable. Le gouvernement est plus vulnérable. Comme on l'a vu dans le passé, où François Mitterrand, de silences en petites phrases, le laissait s’user.
On le constate de nouveau aujourd’hui. Le chef de l'État a repris des couleurs et je m'en réjouis, sans pour autant qu'il puisse agir à sa guise. C'est pourquoi les Français ne croient plus guère à la politique, alors qu'il faudrait leur redonner confiance. Et pour leur redonner confiance, il faut d'abord que nous travaillions sérieusement pour les rassurer sur leur avenir.
C'est pourquoi, je le répète, une dissolution serait une mauvaise idée, car elle ne donnerait pas pour autant au gouvernement la marge de manœuvre nécessaire pour mettre en place les réformes qui s’imposent.
Valeurs Actuelles : Lionel Jospin a été désigné « homme politique de l’année » par un jury de journalistes. Approuvez-vous ce choix ?
René Monory : Je ne suis pas journaliste et je ne juge certainement pas comme eux. Si j'avais eu à voter, je ne suis pas sûr que j'aurais désigné Jospin…
Valeurs Actuelles : Et que pensez-vous de l’homme Jospin ?
René Monory : C'est un homme honnête, mais il a un défaut majeur. Il est trop idéologue. Quand il a une idée en tête, il veut l'imposer jusqu'au bout, alors que la responsabilité d'un Premier ministre, quand un projet ne rencontre pas l'adhésion, est de chercher d'autres voies pour agir.
Il faut changer la France. On la changera en procédant par petits pas pour obtenir à chaque progression un certain consensus. Je crains que la force de conviction idéaliste, ou idéologique, du Premier ministre ne l'emporte parfois sur le devoir d'État. Sur le projet des 35 heures par exemple, au lieu de risquer un combat frontal, il aurait dû chercher un compromis avec les chefs d’entreprise. Il n'a pas pris le bon sujet par le bon bout.
Si j'étais Monsieur Jospin, je me demanderai, avant toute autre question, comment on peut faire de la richesse en France. Peut-être en travaillant moins, mais pas en application d'une mesure générale. En rétablissant au contraire la confiance, la liberté d'entreprendre. Dans notre société politique, on fabrique des lois sans arrêt, on fait des contrôles sans arrêt, on prend sans arrêt de l'argent aux contribuables pour boucher des trous.
L’erreur des dirigeants est d'entraîner la France dans la surimposition. Chaque fois qu'il entre un sou dans les caisses de l'État, on ne pense pas aux économies qu'on va faire, on se demande où prendre un peu plus d'argent pour dépenser davantage. Les Français en ont marre et je les comprends. On tue le dynamisme de ce pays.
Valeurs actuelles : Quel va être l’apport du Sénat dans la discussion sur la loi des 35 heures qui vient d’être votée à l’unanimité de la gauche par l’Assemblée ?
René Monory : Le Sénat va présenter des contre-propositions intelligentes pour répondre aux attentes des chefs d'entreprise, qui demandent que tout l'argent dépensé serve à des allégements de charges plutôt qu'à financer des aides. Cette solution ne coûtera pas plus cher et créera davantage d'emplois. Nous y travaillerons avec l'espoir que le Premier ministre retiendra nos solutions.
Valeurs Actuelles : Le Sénat a profondément remanié le nouveau texte sur l'immigration. Que va-t-il rester de ses amendements ?
René Monory : Pas grand-chose, je le crains. Mais les discussions ne sont pas terminées…
Valeurs Actuelles : D’une façon générale comment estimez-vous que le gouvernement traite le Sénat ?
René Monory : Au début, le Premier ministre et son gouvernement donnaient l'impression de vouloir passer le Sénat par pertes et profits. Ils ont eu tort. Nous avons marqué le coup d'arrêt nécessaire. Les choses vont peut-être s'arranger. Déjà, les relations sont un peu plus conviviales. Le gouvernement n'a pas déclaré l'urgence pour la loi sur les 35 heures, ce qui nous permettra d'avoir des navettes avec l'Assemblée et de travailler sérieusement à l'amélioration du texte.
Le Parlement est constitué en France de deux assemblées. Les deux sont utiles. Ce n'est pas parce que l’une est dans l'opposition qu'il faut la supprimer. Les sénateurs apportent une réflexion, une sagesse dont le Premier ministre a grand intérêt à tenir compte, surtout s'il doit procéder à des réformes de la Constitution. Le Sénat a ses qualités et ses défauts - à mon avis plus de qualités que de défauts. Il n'est pas toujours d'accord avec le gouvernement. Il ne l'était pas non plus avec le précédent…
Valeurs Actuelles : Où en sont les négociations sur la suppression des cumuls de mandats ?
René Monory : Nous sommes dans ce débat tout à fait serein. Je l'ai dit personnellement à Lionel Jospin : je suis d'accord pour limiter les mandats et voter les réformes nécessaires de la Constitution. Un ministre ne doit pas exercer d'autres activités. Un député français ne peut pas être en même temps député européen, un conseiller général ne peut siéger en même temps à la région, car il y a confusion des pouvoirs. Je ne suis plus d'accord, en revanche s’il s'agit d'empêcher un parlementaire d'exercer une fonction exécutive locale.
Valeurs Actuelles : Même pour les grandes villes, dont l'administration est souvent considérée par les maires comme un travail à plein temps ?
René Monory : Pourquoi pas ? Si vous n'apprenez pas votre métier sur le terrain, vous n'êtes bon à rien à Paris. Le fait que je sois président du Sénat ne m'a jamais empêché de présider le conseil général de la Vienne - pas trop mal si vous me permettez de le dire… C'est une question d'organisation. Pourquoi les sénateurs posent-t-ils généralement les bonnes questions ? Parce qu'ils les ont apprises de leurs électeurs et savent de quoi ils parlent. Le jour où vous n'aurez plus que la proportionnelle pour scrutin et des apparatchiks de partis pour élus, vous n'aurez plus de législateurs qualifiés pour voter les lois qui rendent service à la France.
Ce que nous accepterons au minimum c'est un mandat parlementaire et une fonction exécutive, une seule. C'est tout, point à la ligne.
Valeurs Actuelles : Mais c'est justement ce que refuse le Premier ministre !
René Monory : Il a tort. Les Français veulent être gouvernés par des élus proches du terrain. Une Assemblée nationale composée, j’insiste, d’hommes de partis ou de fonctionnaires aggraverait situation du pays. Monsieur Jospin croit être populaire en faisant des annonces spectaculaires. Il se trompe, car nos compatriotes sont attachés à leurs parlementaires qui occupent des fonctions exécutives locales. Les élus ne doivent pas être déconnectés de la réalité de la vie des Français.
Nous étions prêts à faire des concessions sur le reste. Mais je l’ai dit dès le premier jour : une loi organique qui n’obtiendrait pas notre accord n’aurait aucune chance de passer. Donc on trouvera un accord.
Valeurs Actuelles : Sinon, auriez-vous à craindre des rétorsions, sur le mode d’élection des sénateurs par exemple ?
René Monory : Cela ne veut rien dire du tout. On ne menace pas le Sénat impunément.
Valeurs Actuelles : Quelle importance accordez-vous aux manifestations de chômeurs ?
René Monory : On ne peut pas condamner celui qui n’a pas d’emploi depuis longtemps et descend dans la rue parce qu’il est désespéré. Encore faut-il apporter à son angoisse des réponses appropriées. On a du mal à le comprendre dans le monde politique : cette société va malheureusement rejeter de plus en plus de gens sur le côté de la route. En même temps, elle aura besoin d’en former de plus en plus d’autres aux métiers de demain.
Nous devons nous adapter à ces nouvelles nécessités tout en nous occupant de ceux qui ont perdu leur emploi. Certains d'entre eux peuvent être reconvertis. D'autres sont très près de la retraite pour qu'on est le temps de les recycler. Peut-être faudra-t-il leur trouver des emplois publics afin qu'ils ne restent pas inactifs. La société doit assurer à tous, humainement et individuellement, une égalité de traitement.
Je l'ai fait dans la Vienne, un département où le nombre des RMIstes n'a pas augmenté depuis deux ans. J'ai mis en place une cellule d'une douzaine de personnes qui ne s'occupent que de les reclasser. En moins de deux ans, nous avons réussi à conclure environ 4 000 contrats: CDI, CDD ou contrats formation.
Mais la vraie solution pour demain est de préparer tous nos jeunes aux nouvelles activités qui vont se créer, on ne s'en rend pas compte encore, par centaines de milliers, par millions dans les technologies de la communication, où chaque emploi en suscitera trois ou quatre autres.
Valeurs Actuelles : La France n’a-t-elle pas un retard qui la handicape par rapport à ses voisins ?
René Monory : Pas tellement ! Je ne suis pas inquiet de l'avenir, à condition, j'insiste, de régler enfin l'immense problème de la formation des jeunes. On nous dit qu'il y a aujourd'hui cent mille Français, qui travaillent en Angleterre. D'autres se sont installés aux États-Unis. Cela signifie qu'ils sont bons et qu'ils n'ont pas peur de prendre des risques. Je regrette simplement qu'on n’ait pas su les garder en France.
On m’assure qu'en Grande-Bretagne, vous arrivez le matin, vous êtes sûr d'être embauché le soir sans être obligé de remplir tout une paperasserie. Nous sommes un pays qui aimons les papiers, les règlements, les contrôles. À chaque problème il y a toujours un ministre, un député, un sénateur qui se demande quelle loi on va pouvoir inventer pour y remédier.
Croyez en le président d'une assemblée législative. Nous faisons trop de lois. Nous ferions mieux de décider un moratoire de six mois pendant lesquels non seulement on n'en voterait plus de nouvelles, mais on recenserait toutes celles qu’on peut supprimer. Ce serait nouveau…
Valeurs Actuelles : Pour justifier la limitation des aides aux chômeurs, Lionel Jospin et Martine Aubry ont expliqué qu'ils refusaient d’« entrer dans la société d’assistance ». La question n’est-elle pas plutôt d'en sortir ?
René Monory : Il n'y a qu'une façon d'en sortir, c'est la liberté. Je ne suis pas un libéral forcené. Mais je crois que c'est le libéralisme qui fait de la richesse. Je l'ai démontré dans mon département. J'ai réduit les dépenses de fonctionnement, j'ai baissé les impôts de 5 % l'année dernière, la vignette de 7 % en deux ans. Je n'ai pas emprunté. J'ai investi 5 milliards de francs en 10 ans. Et j'ai créé beaucoup d'emplois. Qu'est-ce que cela veut dire : « entrer dans la société d'assistance ? » Plus vous faites de textes et de vérifications, plus vous distribuez de l'argent aux uns et aux autres, plus vous vous y enfoncez. Arrive le moment où le contribuable n'a plus envie de travailler. Il est possible d'en sortir. C'est une question de choix. Il ne faut pas non plus courir toujours derrière l'opinion publique, sinon elle vous dit : «Ne touchez à rien. » Il ne faut pas hésiter à la violer un peu de temps en temps. Je l'ai fait toute ma vie. Cela n'a pas trop mal marché.
Valeurs Actuelles : Valérie Giscard d'Estaing s’inquiète du « déclin français ». Raymond Barre voit la France « glisser sur une mauvaise pente ». Et vous ?
René Monory : Je ne tiendrai pas ce langage. C'est décourageant de parler du déclin français. La France est un pays formidable qui a encore beaucoup de chances et d'atouts. Les Français ne sont ni plus bêtes ni moins courageux que les autres. Nous avons de bonnes structures, de vastes espaces, des villes en général bien gérées, des campagnes qui se transforment. Je suis sûr que si nous avions l'intelligence de faire confiance aux Français et d'ouvrir largement l'initiative dans tous les domaines, en trois ans la barre serait redressée.