Interviews de M. Valéry Giscard d'Estaing, membre du bureau politique de l'UDF, président du conseil régional d'Auvergne et ancien Président de la République, à RMC le 4 février 1998 et RTL le 20, sur les élections régionales, le souhait d'une "majorité plus large autour du centre" et le projet Vulcania pour l'Auvergne, et sur la recherche d'une solution diplomatique en Irak pour l'inspection des "sites présidentiels" .

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Média : Emission Forum RMC FR3 - RMC

Texte intégral

RMC : mercredi 4 février 1998

P. Lapousterle : J’ai encore en mémoire les mots et les lignes fortes que vous avez écrit, relatant la nuit qui fût la vôtre lors d’une exécution capitale en France. Vous étiez alors président de la République ; vous n’aviez pas exercé votre droit de grâce. Quel est votre sentiment ce matin lors de l’exécution de K. Tucker ?

V. Giscard d’Estaing : J’ai ressenti une profonde émotion hier soir. J’avais regardé sa photo qui avait été publiée dans la presse américaine, qui est la photo d’une jeune femme au visage ouvert et sensible. Elle a été condamnée, elle avait commis, avec son ami d’ailleurs un crime horrible en tuant un couple cambriolé dans des conditions très cruelles, il y a 14 ans. Tous les recours avait été épuisés. Et à l’heure à laquelle on annonçait qu’elle entrait dans le quartier des condamnés à mort, j’ai essayé d’imaginer ce qu’elle ressentait.

P. Lapousterle : Je m’adresse à l’ancien président de la République. Une crise internationale menace, aujourd’hui l’Irak/les États-Unis ou l’Irak/les Nations unies. Pensez-vous – à l’époque, en 1990, on avait parlé de logique de guerre – que nous sommes rentrés dans une logique d’affrontement ?

V. Giscard d’Estaing : La démarche américaine, c’est actuellement la préparation d’une intervention. Et manifestement, le voyage actuel du secrétaire d’État a pour objet de réunir des concours en but de cette intervention. Donc on est bien dans une situation où l’on s’achemine en direction d’une intervention. Je crois que l’on n’en mesure sans doute pas les conséquences. Et notamment les conséquences considérables sur l’opinion publique des pays musulmans voisins ou dans le reste du monde. Cette opération, si elle a lieu, se fera sous forme de bombardements. Il est vraisemblable qu’il y aura plusieurs phases de bombardements successifs, que ceci sera naturellement couvert par les médias, qu’il y aura de nombreuses victimes, et donc des réactions très fortes dans l’opinion publique musulmane. C’est la raison pour laquelle je pense pour ma part qu’il faut tout faire pour aboutir à une solution politique, c’est-à-dire une solution dans laquelle effectivement les inspections sur place puissent se réaliser, y compris dans les sites sensibles, c’est-à-dire les palais présidentiels ou les résidences présidentielles de l’Irak… Tenir compte naturellement du fait qu’il y a là des formes à respecter ou des garanties politiques à proposer, ce que d’ailleurs certains pays envisagent ; je crois qu’il faut agir dans ce sens, car pour ma part, les inconvénients d’une intervention militaire et d’un bombardement seraient dans l’opinion publique internationale probablement considérables et sont actuellement sous-estimés.

P. Lapousterle : L’attitude de la France vous paraît être ce qu’il faut faire ?

V. Giscard d’Estaing : De la France et de la plupart de ses partenaires européens. Parce que d’autres pays européens ont la même ligne que nous. Je rentre d’Italie, et j’ai vu le ministre des Affaires étrangères : la position est absolument parallèle à la nôtre, et donc la position des continentaux me paraît à l’heure actuelle tout à fait juste.

P. Lapousterle : Vous avez, j’imagine comme fondateur de l’UDF, écouté avec attention les assises du RPR qui se sont tenues samedi et dimanche derniers, où le RPR a adopté un programme beaucoup plus libéral et plus pro-européen que les textes habituels adoptés par le parti néo-gaulliste. Est-ce que cette évolution ouvre la voie à un rapprochement que certains souhaitent entre les formations de l’opposition, pour fonder un grand parti de l’opposition en France ?

V. Giscard d’Estaing : Le fait que le programme politique du RPR se soit rapproché de celui de l’UDF – et de celui d’ailleurs, disons-le franchement, que j’avais proposé à l’UDF voici quelques années – est en soi une bonne chose. Et donc cela crée les conditions d’un travail commun, plus facile, plus confiant. Donc, c’est positif. La question de savoir comment doit être organisée la vie politique française est une autre question. Le grand problème français, c’est la division, la coupure du pays en deux, qui est plus forte en France qu’ailleurs. Et qui fait que nous regardons notre vie politique comme un combat entre deux blocs antagonistes. Je suis partisan d’une autre conception, vous le savez, c’est-à-dire d’une sorte de recherche autour du centre de majorité plus large en France. Depuis que le centre a perdu le pouvoir en France, c’est-à-dire 1981, nous n’avons jamais retrouvé les conditions d’une véritable stabilité politique. Et d’ailleurs, regardez ce qui se passe : à chaque élection, les majorités sont renversées. Donc le problème pour la France, c’est beaucoup plus de s’acheminer vers une organisation politique favorisant la stabilisation au centre, c’est-à-dire soit une formation du centre-droit et une formation du centre-gauche, soit, lorsque la coupure restera profonde, le maintien d’une famille politique du centre.

P. Lapousterle : Vous êtes président sortant de la région Auvergne. Vous êtes confiant pour le scrutin du 15 mars prochain ?

V. Giscard d’Estaing : Il ne faut jamais être confiant dans les scrutins. D’abord, cela ne sert à rien, et puis on se trompe souvent, y compris moi-même. Il faut lutter pour le succès de ses idées ou de ses projets. Et je crois que nous avons en Auvergne de grands projets pour l’Auvergne. De grands, cela veut dire grands et petits, ce n’est pas… Quelle est l’idée ? C’est de donner à l’Auvergne et aux Auvergnats des chances de réussite dans le siècle qui vient ; que l’Auvergne apparaisse comme une des régions françaises et peut-être européennes, d’ailleurs, les plus dynamiques, avec les meilleures chances de progrès. Et pour cela, nous avons un ensemble de projets sur lesquels nous avons travaillé, et que nous sommes décidés à continuer.

P. Lapousterle : Il y a un projet-phare, il s’appelle Vulcania. Tout le monde le connaît avant qu’il ne soit mis en place. Avez-vous l’impression sur ce projet-là, que le Gouvernement vous met des bâtons dans les roues, le gouvernement de M. Jospin ?

V. Giscard d’Estaing : Si le Gouvernement, c’est-à-dire le ministère de l’Environnement, avait pu l’empêcher, il l’aurait empêché. Au moment de l’arrivée au pouvoir, c’est-à-dire en juin dernier, l’idée était d’arrêter le projet. Mais on a oublié que c’était un projet régional – ce n’est pas un projet d’État –, qu’il y a en France une régionalisation, il y a donc des droits des collectivités locales – nous avons le droit de décider, dans le cadre bien sûr de la loi – et on ne pouvait pas empêcher ce projet. C’est pourquoi nous avons gagné un certain nombre de procédures ou de démarches. Nous allons continuer à le faire et l’Auvergne en tant que région est décidée à réaliser ce projet.

P. Lapousterle : Madame Voynet a dit dimanche dernier qu’elle estimait que le projet était surdimensionné et surtout que toute la facture n’était pas établie. C’est-à-dire qu’au fur et à mesure que les mois passaient, la facture grossissait.

V. Giscard d’Estaing : Deux choses d’abord. Vous faites un tour de France actuellement. Donc vous êtes pour la régionalisation, vous n’êtes pas pour la centralisation. Cela n’est pas l’Auvergne qui décide les grands projets qui se passent à Paris. Pourquoi Paris déciderait-il les grands projets qui se passent en Auvergne ? C’est un projet régional à compétences régionales. On dit qu’il est surdimensionné : nous prévoyons la venue de 500 000 visiteurs par an en Auvergne, c’est un minimum. Je suis convaincu que l’intérêt du projet est tel, sa qualité est telle, que nous aurons au contraire une fréquentation nettement supérieure. Le problème, pour nos successeurs, ce sera plus – j’espère – de gérer le succès de Vulcania que de considérer que le projet était trop ambitieux. Quant au coût, le problème est que nous avons commencé il y a quelques années, et on ne peut pas à la fois le ralentir, c’est-à-dire augmenter les coûts, c’est ce que l’on fait à l’heure actuelle, et ensuite s’étonner en effet que l’on ne puisse pas fixer les coûts, alors qu’à l’heure actuelle, on nous a condamné, en fait, à interrompre provisoirement le chantier. C’est un projet qui coûtera trois fois moins cher que le Futuroscope de Poitiers. Il est tout à fait dans la limite des capacités financières de l’Auvergne.

P. Lapousterle : Imaginez-vous que des problèmes juridiques, techniques, écologiques ou politiques entravent le projet si vous êtes réélu président de région ?

V. Giscard d’Estaing : Non. Nous attendons un dernier jugement de la Haute Cour de justice administrative, qui est le Conseil d’État - qui est une assemblée tout à fait respectable et qui traite les sujets dans leur substance juridique, et non pas par opportunité politique. Nous sommes convaincus que le Conseil d’État prendra une décision de sagesse et, après cela, la voie sera ouverte. Alors un mot, parce que vous ne m’avez pas parlé de l’emploi. Moi, je voulais vous parler de l’emploi. On annonce dans la presse que les emplois-jeunes qui ont été créés par le Gouvernement depuis le mois d’octobre ont permis la création de 40 000 emplois. Tant mieux. D’ailleurs, nous y participons en Auvergne puisque nous avons notre part dans ces créations. Mais ça, ce sont des emplois publics, ou associatifs, collectivités locales. Nous avons créé en Auvergne un programme original d’aide à la création d’emplois productifs, c’est-à-dire d’emplois dans les entreprises. Nous avons créé ce programme au mois d’octobre, et hier, nous avions créé 1 210 emplois en Auvergne – donc en trois mois, productifs. Avec un coût unitaire faible, je veux dire le coût pour la collectivité. Si ce chiffre était transposé sur le plan national…

P. Lapousterle : Multiplié par le nombre de régions.

V. Giscard d’Estaing : Non, par le nombre de population. Cela ferait 51 600 emplois. Donc nous avons créé en Auvergne, comme emplois productifs, plus d’emplois que l’on en a créés en France dans le cadre des emplois-jeunes.

RTL : Vendredi 20 février 1998

RTL : La tension avec l’Irak est différente de celle de 1991. Néanmoins, S. Hussein s’enferme dans une logique conflictuelle. Comment expliquez-vous cette attitude ?

V. Giscard d’Estaing : Je voudrais dire deux choses sur cette affaire. D’abord, par rapport à ce que vous avez dit concernant le fait qu’une partie de l’opinion américaine souhaiterait au fond reprendre la conclusion de la guerre du Golfe. Le regret de ne pas avoir conclu de manière satisfaisante la guerre du Golfe ne peut pas servir de justification à une opération militaire internationale. On peut en avoir le regret rétrospectif, mais ce n’est pas une justification pour une opération militaire engagée sous les auspices des Nations unies. Le deuxième point qui est important, c’est que l’écart entre les demandes américaines et ce qu’accepte aujourd’hui l’Irak est à mon avis suffisamment réduit pour pouvoir être comblé par des moyens diplomatiques. Quelle est en effet la différence ? Les Américains, et avec eux d’ailleurs la commission de contrôle, demandaient depuis plusieurs mois de pouvoir visiter les palais présidentiels irakiens où ils soupçonnaient et pensaient qu’il pouvait y avoir dissimulé des armes de destruction massive, chimiques ou biologiques. Or les Irakiens acceptent que cette visite ait lieu. Il y a une discussion sur la composition de la délégation qui doit conduire cette visite…

RTL : Et sur son libellé également.

V. Giscard d’Estaing : C’est entendu. Mais enfin, ceci est du domaine diplomatique. Le point qui est important et qui reste en discussion, c’est ce qui se passera après. Les Américains et les Britanniques disent qu’il faut pouvoir continuer ces vérifications de manière périodique et régulière ; les Irakiens disent qu’une fois que cela aura eu lieu, cela aura lieu une fois pour toutes et on s’arrête. Là, le point qui me paraît central, c’est de savoir ce que cette visite fera apparaître. Si elle fait apparaître effectivement qu’il y a des infractions ou des soupçons d’infraction à l’intérieur de ces palais présidentiels, il est évident que les visites devront être répétées. Si au contraire il apparaît que finalement cette crainte n’était pas justifiée après vérification, il faudra savoir comment les choses devront se passer dans l’avenir. Ce sont des points précis ; ce sont des points sur lesquels le secrétaire général des Nations unies est qualifié pour faire une recommandation, et non pas conduire une négociation. Je vous rappelle l’article 99 de la charte qui est très précis : le secrétaire général peut attirer l’attention du Conseil de sécurité sur toute affaire qui, à mon avis, pourrait mettre en danger le maintien de la paix et de la sécurité internationale.

RTL : Mais en l’état, ce sont les visites qui sont impossibles ?

V. Giscard d’Estaing : Non, les visites sont acceptées. À l’heure actuelle, les visites des sites présidentiels sont acceptées. La composition de la délégation donne lieu à une discussion. Il y a une solution possible et cette solution peut être trouvée. Le problème, c’est : fera-t-on ensuite d’autres visites sur ces sites ? Alors, les Irakiens disent : on ne peut pas occuper en permanence les palais présidentiels ; une fois que vous les aurez visités, ce sera pour solde de tout compte. Et les Américains disent, non, il faut que nous puissions constater qu’effectivement il n’y a pas d’infraction durable. Mais ça, c’est à mon avis du domaine de la recommandation du secrétaire général des Nations unies, Monsieur K. Annan, qui peut parfaitement dire : nous allons procéder à ces vérifications dans les semaines prochaines suivant des modalités que j’indique. Selon les constatations qui seront faites, j’indiquerai moi-même la manière dont ces vérifications devront ensuite se poursuivre.

RTL : Mais si la mission de K. Annan devait échouer, c’est-à-dire que la solution diplomatique n’était pas retenue, la France doit-elle revoir sa position, se ranger aux côtés des États-Unis, participer à une opération militaire, ou apporter un soutien logistique ?

V. Giscard d’Estaing : Alors, tout dépend de la manière dont se déroule la visite de K. Annan. Ce n’est pas à mes yeux une négociation, cela doit se terminer par une recommandation. C’est-à-dire que Monsieur K. Annan ayant entendu les parties, la demande des Américains d’une part, la position des Irakiens de l’autre, doit faire une recommandation. Et les Irakiens doivent indiquer clairement qu’ils appliqueront cette recommandation. S’ils donnent cette indication, il n’y a pas lieu de procéder à une opération militaire.

RTL : Et quant à la position de la France ?

V. Giscard d’Estaing : La position de la France, à l’heure actuelle est parfaitement justifiée. Si les Irakiens refusaient la recommandation de K. Annan, la France pourra à ce moment-là se poser des questions. Je ne crois pas que la France ait un motif quelconque de participer en tout cas à des opérations militaires.