Texte intégral
Le Républicain Lorrain : La dégradation des relations avec l'UDF à la suite du débat budgétaire est-elle de nature à gêner l'action du gouvernement dans la perspective des législatives ?
Jacques Toubon : Votre question repose sur deux postulats : un, il y a une dégradation des relations avec l’UDF, deux, la perspective des législatives sous-tend l'action du gouvernement. Sincèrement, je ne crois pas que cette manière de présenter les choses corresponde à la réalité. Le seul objectif du gouvernement, c'est l'amélioration réelle, en profondeur, de la situation de la France, et donc des Français. Cette politique de l'indispensable redressement, condition sine qua non du changement, est donc tout sauf électoraliste. Il faut savoir, à un moment donné, cesser de vivre à crédit, cesser de se bercer d'illusions. En France, on a trop tardé à le faire ! Le gouvernement a dû en conséquence, dans un premier temps, augmenter les recettes, puis, dans un second temps, plafonner les dépenses – c'est la situation que nous connaissons actuellement avant, et c'est son prochain objectif, de réduire les déficits et les prélèvements. Le gouvernement inscrit son action au service des Français dans les perspectives suivantes : les réformes de fond (sécurité sociale, défense, justice…), la création d’emplois, en priorité pour les jeunes, la cohésion sociale et l’accomplissement de la monnaie européenne.
Faire de la politique, c’est avant tout avoir des convictions, défendre des valeurs au service de nos concitoyens, mais c’est aussi se donner les moyens de son action, fût-ce au prix d’une certaine impopularité sur le moment. Mais vous savez, lorsque l'on est gaulliste, et que l'on a, comme c'est mon cas, plus de vingt ans de vie politique derrière soi, on garde, en toutes circonstances, bonnes comme difficiles, une certaine idée de son rôle et de l’intérêt général. J’observe d’ailleurs que ceux qui, ici ou là, par frilosité ou pour toute autre raison, adoptent une attitude critique sur l’action du gouvernement le font d’une manière purement négative, sans proposer réellement une autre voie. Cette politique, qui est celle du courage, est la seule possible.
Pour la majorité, il n’y a pas d’ambiguïté, et il y en aura de moins en moins à l’approche de 1998 : il y a une seule majorité présidentielle et, il y a, par ailleurs, une opposition. Je reste convaincu qu’entre le retour à une politique de gauche – alors que les stigmates d’une décennie de socialisme sont présents partout ! –, le miroir aux alouettes, démagogique et extrémiste, du Front national, et la coalition républicaine qu’incarne le RPR et l’UDF, soudée autour du président de la République et des objectifs du septennat, les électeurs sauront choisir. Là aussi, il n’y a pas d’alternative à l’union de la majorité.
Le Républicain Lorrain : Sur quel front la majorité peut-elle combattre le plus efficacement la montée du Front national ?
Jacques Toubon : Sur tous les fronts. D’abord, sur les principes qui constituent les fondements de notre République. Cet attachement profond à notre tradition républicaine est évidemment essentiel, et sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, le discours développé par le Front national est sciemment erroné. Il n’y a pas d’établissement, d’intelligentsia, d’élite, ou je ne sais quoi encore, coupée des réalités et sourde aux aspirations des Français, et le Front national ! L'immense majorité de Français, l'immense majorité de la classe politique, au-delà des différences de sensibilité, se retrouve derrière les valeurs républicaines. À côté, il y a, isolés, un petit carré d'hommes et de femmes qui ne se reconnaissent pas, c'est vrai, dans ces valeurs, et qui exploitent les difficultés de l’heure, le désarroi dont souffre une partie de la population en raison des difficultés économiques qui frappent notre société. Eh bien je crois tout simplement qu'il ne faut pas avoir peur de tenir ce discours de vérité à chaque fois que l'occasion s'en présente.
Je suis de ceux qui pensent que les Français, y compris ceux qui votent pour le Front national, ne sont pas indifférents à ce qui, encore une fois, est le ciment de notre unité nationale, un humanisme républicain. Il faut donc répondre à chaque fois aux interrogations et aux défis qui nous sont lancés : je l’ai fait dans mon domaine en proposant par exemple une meilleure répression des propos portant atteinte à l’égale dignité de l’Homme.
Le Républicain Lorrain : Quand pensez-vous présenter devant l’Assemblée votre projet de loi « renforçant la répression de la diffusion des messages racistes et xénophobes » ?
Jacques Toubon : J’ai présenté ce projet de loi au Conseil des ministres du 16 octobre dernier, après qu’il ait reçu un avis favorable de la Commission nationale consultative des droits de l’homme et du Conseil d’État. Il a été déposé le même jour sur le bureau de l’Assemblée nationale, qui en est donc saisi, et qui devrait en débattre au début de l’année 1997, après une large concertation préalable avec les groupes parlementaires.
Le Républicain Lorrain : Ce texte, qui de fait, regroupe 3 infractions prises en compte par la loi de 1881, est-il amendable ?
Jacques Toubon : Il est nécessaire de rendre plus efficace la législation qui réprime la diffusion de messages racistes, compte tenu de l’inefficacité de la loi actuelle (de 1972), telle qu’elle est appliquée par la jurisprudence. Ce constat, que tout le monde peut faire, m'a conduit à proposer ce projet de loi. Il est simple, il respecte la liberté d'expression et le droit d'informer. Pour autant, il faut bien le faire comprendre dans une époque où beaucoup de notions sont troublées et où la détresse économique et sociale pèse lourdement sur les sentiments et les comportements. C'est pourquoi, j'ai proposé, dans cet esprit, devant la Commission des lois, de constituer des groupes de travail afin que les véritables enjeux de ce texte, en opportunité comme du point de vue du droit, soient clairement dégagés. Il faut que la discussion soit aussi positive que possible et qu'elle ne s'enlise pas sur des considérations juridiquement fallacieuses.
Le Républicain Lorrain : Ce projet de loi vise M. Le Pen. Il vous est reproché de vouloir régler un problème de société par un texte juridique. Aussi légitime que puisse être votre action, ne craignez-vous pas que des dérives dans l'application de ce texte aboutissent en effet à limiter la liberté d'expression de la presse ?
Jacques Toubon : Absolument pas. C’est une erreur d’optique. Ce texte n’entraînera aucune restriction à la liberté d’informer des organes de presse et des journalistes, à laquelle j’attache une importance primordiale. Les règles relatives à la détermination de la personne responsable demeureront celles de la loi de 1881, que je n’entends, sur ce point, ni modifier, ni aménager. En outre, et contrairement à ce qui a été parfois dit ou écrit, la publication qui rapporterait des propos à caractère raciste ne pourra pas voir sa responsabilité pénale engagée, sauf s’il est établi qu’il existe une intention de porter atteinte à la dignité, à l’honneur ou à la considération des personnes protégées ; c’est ce que l’on appelle, en droit, le dol spécial.
Enfin, la situation du directeur de publication et du journaliste sera même améliorée dans la mesure où l’application des règles de droit commun conduira à mieux les protéger : il appartiendra en effet désormais à la partie poursuivante de prouver l’intention délictueuse de ces derniers, alors que la loi actuelle fait peser sur eux la charge de rapporter la preuve de leur bonne foi. Alors, sincèrement, ne disons pas que ce texte est attentatoire à la liberté de la presse, c’est très exactement le contraire.
Le Républicain Lorrain : La solution du problème corse ne passe-t-elle pas, malgré tout, par une forme de négociation avec le FLNC Canal historique ?
Jacques Toubon : Rien n’est possible en dehors du cadre républicain. Dès lors que l'on accepte les règles du jeu démocratique, et d'abord la loi, la discussion reste bien sûr ouverte, dans tous les sens de ce mot. Mais il n'est pas admissible de discuter le jour et de poser des pains d'explosif la nuit. Je l'ai clairement affirmé lors de ma visite à Bastia en février dernier : la justice doit s'exercer en Corse comme sur n'importe quelle autre partie du territoire national et la loi doit y être appliquée de la même manière. C'est ce que veulent nos concitoyens, qu'ils résident sur le continent ou dans l'île. C'est pour cette raison qu'un certain nombre de procédures judiciaires ont été confiées aux magistrats spécialisés en matière de terrorisme. Lorsque les investigations mettent en évidence la nature terroriste des infractions commises, il faut, dans l’intérêt de l'enquête, appliquer le code de procédure pénale qui prévoit la compétence de la juridiction parisienne.
En tout cas, vouloir l'application de la loi, ce n'est pas s'enfermer dans la répression. L'affrontement n'est pas notre fait.
Le Républicain Lorrain : Un rapport sur la réforme du code de procédure rédigé par Mme Rassat vous a été récemment remis. Parmi les propositions, on voit apparaître la création d’un véritable délit de publication. Quelles suites comptez-vous donner aux propositions contenues dans ce rapport ?
Jacques Toubon : J’ai confié à un professeur de droit, Mme Michèle-Laure Rassat, une mission de réflexion sur la procédure pénale. La première partie de ce rapport vient de m’être remise, la seconde, qui traitera de l’audience de jugement et de l’exécution des sentences pénales, sera achevée au début de l’année prochaine. Le débat public sur la réforme d’ensemble du code de procédure pénale pourra donc être ouvert, comme prévu, en 1997 et conformément au calendrier que j’avais fixé dès ma prise de fonction.
Après le dépôt du rapport, j’en proposerai, pour mon propre compte les grands axes. À partir de là, tous les éléments seront réunis pour une réflexion et un débat dont j’étudie actuellement les modalités d’organisation. La synthèse de ce débat donnera lieu à la mise au point d’un avant-projet de loi qui sera soumis au Parlement à partir de 1998. Pour l’instant, je regrette simplement que les réactions sur la première partie de ce document aient été excessivement polémiques et surtout très réductrices.
Je veux croire, pour ma part, que sur un projet essentiel pour la protection de nos libertés et l’ordre public, il est possible, au-delà des lignes de clivage partisanes de faire en quelque sorte une « trêve judiciaire » et de définir en ce domaine le code de l’an 2000.
La justice a besoin de consensus et de sérénité pour aller de l’avant. C’est mon rôle, et mon devoir, de m’y employer. Je continuerai dans cette voie qui m’apparaît plus que jamais, et vous savez que cela fait très longtemps que je m’intéresse aux questions de justice, comme la seule à suivre, au service de la justice de notre pays.