Interview de M. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, à Europe 1 le 19 novembre 1996, sur les élections municipales partielles à Dreux, le programme économique et social du PS et notamment la création d'emploi dans le cadre du "pacte national pour l'emploi".

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Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach : La mort dans l’âme, le candidat socialiste à Dreux est en train de se retirer. Une fois de plus. C’est probablement douloureux mais dimanche prochain, est-ce que les électeurs socialistes devront rester chez eux ou, par attachement républicain, voter contre le Front national ?

L. Jospin : Il est certain qu’il n’est pas agréable pour les socialistes, ou les gens qui se sentent proches d’eux, d’avoir à voter pour le candidat de la droite. D’autant que personne n’a oublié, tout de même, que cette situation à Dreux est née du fait qu’en 1983, le RPR s’était allié avec le Front national pour battre F. Gaspard dont l’élection avait été annulée alors qu’elle avait été élue à quelques voix. Et cela continue à peser dans nos mémoires. Mais puisque que c’est désagréable à faire, faisons-le vite, faisons-le bien et n’en parlons pas trop.

J.-P. Elkabbach : C’est-à-dire ?

L. Jospin : C’est-à-dire que nous appellerons, nous avons déjà appelé à voter contre le Front national et je pense que celui-ci sera battu.

J.-P. Elkabbach : Donc la gauche va arbitrer, va faire élire le RPR et disparaître. A quand la réciprocité, la contrepartie, le donnant-donnant ?

L. Jospin : Mme Stirbois a parlé de magouilles, c’est certainement peu adapté puisque, comme vous venez de le souligner, les socialistes vont être écartés du conseil municipal à cause de leur volonté de faire barrage à l’extrême droite. C’est tout ce qu’il y a à dire. Donc il n’y a pas de donnant-donnant. C’est tout ce qu’il y a à dire. Donc il n’y a pas de donnant-donnant. Nous n’attendons rien, nous faisons notre devoir et puis c’est tout.

J.-P. Elkabbach : Au-delà de ça, pour les législatives, pour plus tard ?

L. Jospin : En ce qui concerne les législatives aujourd’hui, elles sont en principe pour mars 1998 et dimanche, nous allons confirmer le nombre très important de circonscriptions que nous allons réserver à des femmes. Et nous serons le seul parti à le faire. C’est un point tout à fait positif.

J.-P. Elkabbach : Il y en aura combien ?

L. Jospin : J’espère que nous serons au chiffre que nous avions annoncé, c’est-à-dire 164.

J.-P. Elkabbach : A Dreux, qui est une ville symbole, le Front national stagne. Est-ce que cela signifie que, désormais, on peut vaincre électoralement le parti de J.-M. Le Pen dans des villes à forte densité d’immigrés et à quelles conditions ?

L. Jospin : D’abord, il faudrait quand même avoir à l’esprit qu’il y a un certain nombre de villes où il y a peu d’immigrés et où le Front national peut être fort parce qu’en réalité, cela peut être aussi des représentations et pas simplement la confrontation à une réalité. Ensuite, la règle est que le Front national soit battu dans notre pays et l’exception est qu’il remporte quelques cités. Donc ne fantasmons pas, soyons calmes. J’ai toujours pensé que le Front national, c’est extrême droite. Il ne faut pas l’appeler Front national, il faut l’appeler pour ce qu’ils sont : l’extrême droite. Cela doit rester aux marges, ne le mettons pas au centre. J’écoutais hier sur LCI des représentants de la politologie, des représentants d’instituts de sondages qui disaient que l’on avait tort de mettre le Front national au centre du débat politique et ils ont passé une heure à parler de ce parti ! Alors ne faisons pas pareil ce matin.

J.-P. Elkabbach : A propos de la sanction contre NTM : vous la qualifiez de « provocatrice », et d’injustes » les excès du groupe contre la police. Condamner tout le monde, n’est-ce pas condamner personne ?

L. Jospin : Non. Si on veut que les Français comprennent, se réfèrent à des valeurs, on doit pouvoir dire à la fois qu’une décision de justice qui condamne à la prison ferme des chanteurs pour des paroles – fussent-elles inacceptables, ce qui est mon point de vue – est une provocation stupide, et en même temps, ne pas approuver une certaine tonalité. J’ai dit très clairement devant 2 000 personnes, qui l’ont compris et qui ont applaudi, à Besançon samedi dernier que, dans une démocratie, la police n’a pas à être prise pour cible. Quand je vois qu’une jeune policière est agressée, violentée, abîmée au cutter par quelques voyous dans le RER, je m’émeus et je proteste, d’autant que la police est faite pour être républicaine. Si elle ne l’est pas assez, que les hommes politiques responsables, que l’encadrement de cette police y veillent ! Mais ce n’est pas elle qui est responsable du chômage, de la tension dans les banlieues ou de la drogue. Alors, on doit pouvoir dire une chose et une autre chose. Sinon, les Français n’y comprennent plus rien.

J.-P. Elkabbach : Avez-vous été surpris par l’accueil qui a été réservé au projet économique du PS ? C. Millon a dit « affligeant », Raoult « Raplapla », Balladur « C’est du social-corporatisme archaïque » ; l’ensemble trouve que c’est sans originalité et sans imagination et ce matin, dans un sondage BVA pour Libération, les Français disent « bravo », retrouvent une forme d’espoir et vous voient en Père Noël. Comment réagissez-vous ?

L. Jospin : Quand vous dites l’ensemble, c’est l’ensemble des personnalités de droite qui, apparemment, ont fait des figures imposées : c’était le Lalique autour des propositions du PS ! J’ai été heureux de voir que ces réactions étaient positives, et très nettement positives. Cela confirme ce que je pense, à savoir que les Français considèrent que la politique actuelle est une politique inefficace qui ne répond pas aux problèmes. Ils voient une approche différente et la reçoivent positivement. Je suis satisfait de cela, parce que nous allons pouvoir ouvrir un débat avec les Français sur ces propositions. Mais les orientations sont claires.

J.-P. Elkabbach : C’est un projet ou déjà un programme ? Comment le définissez-vous ?

L. Jospin : Je pense que, par différence avec 1981 – certains s’y sont référés – ce sont des propositions beaucoup moins idéologiques. En 1981, on parlait de nationalisations, de décentralisation, d’autogestion. On employait ces grands termes. Aujourd’hui, nous disons chômage, précarité, croissance insuffisante, trop d’impôts. On part des réalités, et on fait des propositions. On ne part pas des idées qui sont dans notre tête : on part du réel, et on essaie, à partir de ce réel, de dire : « Ca ne marche pas aujourd’hui avec ce Gouvernement et cette politique. Comment traiter ces problèmes avec nos propositions ? ».

J.-P. Elkabbach : Exemple : le programme prévoit de créer en deux ans 700 000 emplois pour les jeunes, la moitié par accord avec des entreprises du privé. Comment peut-on obliger les entreprises, alors qu’elles sont dans un univers de concurrence ouvert ?

L. Jospin : Il n’est pas question de les obliger mais en même temps, il faut prendre les choses différemment, par commencer par les emplois du privé mais par les emplois entre l’Etat, la puissance publique, et les collectivités locales.

J.-P. Elkabbach : Vous dites 350 000 emplois, c’est l’autre moitié.

L. Jospin : Oui et pourquoi ? Parce que l’Etat, les collectivités, au fond les autorités publiques à différents niveaux, nationales et locales, montrent qu’ils ont une volonté, qu’ils s’engagent, qu’ils mettent des moyens, que c’est une priorité, ils créent un effet d’impact. Ils créent une attente. Ils créent un début de satisfaction chez les jeunes et les familles qui, d’une certaine façon, engage, fait pression, mais au bon sens du terme, sur le monde des entreprises qui doit se dire : pour peu qu’on nous aide, nous sommes engagés dans l’idée de ce pacte national.

J.-P. Elkabbach : Ça n’a pas été réussi avant par les socialistes, ce n’est pas réussi par cette majorité qui consacre, avec l’Etat, beaucoup d’argent à la lutte contre le chômage, etc., il faut un magicien. Est-ce qu’on ordonne la création d’emplois ?

L. Jospin : Je n’ai jamais bien compris le raisonnement selon lequel puisque quelque chose n’a pas été fait, n’a pas réussi, il faut justement ne pas se fixer l’objectif d’essayer de réussir. Nous tirons les leçons. De toute façon, le pacte national pour l’emploi, c’est 700 000 emplois en deux ans, ce que j’appellerais l’action d’urgence. Mais il y a toute une série d’autres orientations, qui sont d’ailleurs là aussi sondées et qui reçoivent souvent des réponses favorables, qui sont pour une action plus régulière pendant la législature. Comme je l’ai dit, notre politique ne doit pas être celle d’un feu de paille de réformes mais une action régulière sur la durée de la législature de façon à ce qu’on n’ait pas à opérer des tournants pour finir dans l’immobilisme.

J.-P. Elkabbach : Vous avez commencé à chiffrer ce que ça allait coûter ?

L. Jospin : Oui, bien sûr, naturellement, nous avons regardé chacune des mesures et, ce qui est important, c’est justement la globalité de ces mesures. Tout ne sera pas fait en trois mois. Et c’est une partie de la réponse sur le réalisme des propositions.

J.-P. Elkabbach : Le Président Chirac vient d’affirmer à Tokyo qu’il n’y a pas d’autre voie que la lutte contre les déficits et qu’il ne faut pas craindre d’affronter une opinion publique qui préfère les réformes dans les discours que dans les réalités.

L. Jospin : Le problème de J. Chirac, c’est qu’il est en contradiction permanente avec les raisons pour lesquelles les Français l’ont élu, avec le discours qu’il leur a tenu. Et c’est une des explications de la crise du couple de l’exécutif aujourd’hui.

J.-P. Elkabbach : Et quand vous dites que le vrai responsable n’est pas A. Juppé mais le Président Chirac, faut-il, pour changer de politique, des législatives ou des présidentielles ?

L. Jospin : A. Juppé ne dépend que du Président de la République. Le Président de la République dépend du peuple qui l’a élu, c’est donc le peuple qui devra s’exprimer et il le fera notamment par les législatives. Mais il le fait dès maintenant par l’expression de son mécontentement. A nous de redonner de l’espoir, un espoir qui soit réaliste.

J.-P. Elkabbach : Sans créer des illusions ?

L. Jospin : Sans créer des illusions. C’est pourquoi nous ouvrons un débat et nous sommes ouverts à la contradiction, aux objections qui sont faites et nous avons un an pour affiner ces propositions. Qu’on ait senti, comme le disait A. Duhamel récemment, qu’il y a une approche différente, qu’il y a un débat possible, c’est déjà un motif d’espérance et ça peut être un élément de déblocage psychologique.

J.-P. Elkabbach : C’est la fin du mythe de la pensée unique, de la politique unique, c’est l’affrontement droite-gauche ?

L. Jospin : Comme il n’y a pas de réalité unique, comment voulez-vous qu’il y ait une pensée unique ?

J.-P. Elkabbach : Ce n’est pas Jospin Père Noël ?

L. Jospin : Non, c’est Jospin réaliste mais c’est Jospin espoir.