Interviews de M. Alain Deleu, Président de la CFTC, dans "Questions économiques et sociales" de novembre 1996 et "Ouest-France" le 22, sur l'avenir du droit du travail face à la précarité dans le contexte de la mondialisation de l'économie.

Prononcé le 1er novembre 1996

Intervenant(s) : 

Circonstance : 46ème congrès de la CFTC à Nantes du 20 au 23 novembre 1996, sur le thème "Travail, reprends ta place "

Média : Ouest France - Presse régionale - Questions économiques et sociales

Texte intégral

Questions économiques et sociales : novembre 1996

Questions économiques et sociales : À en croire nombre de gourous et de maîtres à penser de la sociologie « installée », nous vivrions, en cette fin de siècle, sans en avoir toujours une claire conscience, une révolution culturelle de très grande ampleur… marquée par une remise en cause fulgurante de la notion de travail. Dans le nouveau modèle productif qui s’ébauche, celui-ci perdrait, progressivement, son pouvoir traditionnel d’intégration, sa centralité dans le processus de socialisation des individus. Bref, il conviendrait de s’habituer, sans états d’âme particuliers, à cette idée – très dérangeante, psychologiquement s’entend – que le travail, déstabilisé par la mondialisation économique, risque de cesser d’être le cœur de la vie humaine. La CFTC, dont toute la démarche syndicale s’alimente aux sources de la pensée sociale chrétienne, se reconnaît-elle, de près ou de loin, dans cette vision quasi malthusienne… qui fait fi des aspirations les plus profondes des hommes ?

Alain Deleu : En écoutant attentivement les discours dominants, on a parfois l’impression - une impression qui, si j’ose dire, fait froid dans le dos - que le travail pour tous appartient désormais au passé, qu’il n’est qu’un concept totalement périmé.

Est-il besoin de dire que cette vision des choses - qui alimente l’évolution actuelle - heurte de plein fouet ce qui constitue le cœur même de la nature humaine : son désir de se réaliser, d’être utile et d’affirmer ainsi sa dignité... par le biais d’un travail au service de sa famille et de la collectivité ?

On comprend que, dans ces conditions, la crise actuelle - qui est caractérisée par une pénurie massive de travail... ne touchant pas uniquement, d’ailleurs, les salariés - suscite, chez ses principales victimes, un très grand trouble... mêlé d’interrogations anxieuses quant au proche avenir.

Disons-le tout net, au risque de faire grincer quelques dents : notre société, héritière du plein emploi, ne résistera pas éternellement au choc majeur que représente l’enracinement d’un chômage de masse.

Il reste que le désir – légitime – de renouer avec une stratégie offensive de création d’emplois ne doit pas occulter le fait majeur que la crise que nous vivons entraîne des comportements nouveaux. Il s’agit de provoquer une authentique et salutaire « révolution des mentalités ».

Chez les jeunes, notamment, le marasme actuel conduit, de plus en plus, à une sorte de relativisation du travail dans la construction d’un équilibre de vie. D’une certaine manière, l’on peut dire que ceux-ci, sous la pression des événements, sont amenés à reconsidérer la place du travail dans la conquête de leur épanouissement personnel... et donc à se tourner vers des activités multiples, moins « marchandes », plus en phase avec leurs désirs profonds.

Ceci étant dit, dans une société comme la nôtre, le travail salarié est le principal moyen de gagner sa vie, d’accéder aux biens élémentaires qui permettent d’échapper à la pauvreté et à la marginalisation sociale.

Questions économiques et sociales : Aujourd’hui, gagner sa vie, pour une fraction croissante du salariat, cela signifie, très prosaïquement, connaître la « galère » de la précarité. Une précarité protéiforme, cruellement déstabilisatrice, que l’on essaye, idéologiquement, de nous présenter comme un moyen banal d’accéder au lien social. L’irruption, dans la grammaire conceptuelle dominante, du néologisme douteux de « précariat » illustre, jusqu’à la caricature, ce souci de légitimer... Ce qui est totalement illégitime : le dépérissement accéléré de l’emploi stable, correctement rémunéré, protégé de l’arbitraire patronal. Comment faire pour enrayer ce cancer qui détruit, peu à peu, de l’intérieur notre cohésion sociale et désagrège les collectifs de travail.

Alain Deleu : S’affronter à la question de la précarité, c’est, tout simplement, qu’on le veuille ou non, s’interroger sur ce qui a toujours été au cœur de la condition humaine, a depuis toujours inspiré la démarche des hommes pour s’émanciper du joug de l’incertitude et des aléas de l’existence.

La précarité est, depuis la nuit des temps, inscrite, en quelque sorte, dans les gènes humains ; elle est le signe d’une grande fragilité de l’homme... face aux multiples agressions qui, à tout instant, le menacent.

Ce n’est que très récemment qu’a réussi à s’imposer – intellectuellement et matériellement – une conception « sécuritaire » de la vie... permettant aux sociétés humaines d’enclencher une véritable dynamique de progrès. Le surgissement de la « révolution industrielle » et le recul progressif des grandes épidémies n’ont pas été pour peu dans ce bond en avant, tant qualitatif que quantitatif, vers une histoire humaine enfin maîtrisée. Il est donc parfaitement logique, compréhensible, que le retour à la précarité sociale de masse soit perçu comme un retour en arrière inadmissible, un recul insupportable.

Questions économiques et sociales : Est-ce que cette émergence d’une précarisation de masse – que Robert Castel, dans son très beau livre sur la question sociale (1), définit comme la reviviscence « de la houle séculaire de la vulnérabilité » – ne signe pas, dans les faits, un véritable basculement de société ?

Alain Deleu : À l’évidence, le retour de la précarisation des conditions de vie des salariés traduit un certain épuisement de ce qu’il est convenu d’appeler le modèle fordien.

Ce qui est frappant, c’est que tous les enchaînements vertueux autour desquels il s’était bâti... entrent désormais en crise, en un crescendo qui va s’accélérant. Nous sommes donc confrontés à un véritable tournant historique... qui nécessite, de notre part, analyses et débats approfondis.

Questions économiques et sociales : L’effondrement des compromis sociaux élaborés au lendemain de la Seconde guerre mondiale est-il dû uniquement, ainsi que va le proclamant le courant néo-libéral, à l’internationalisation accélérée des activités économiques ? Pour parler clair, la transnationalisation du champ économique rime-t-elle, inéluctablement, avec déconstruction rampante des protections juridiques qui avaient, jusqu’à présent, permis au salariat de s’émanciper des contraintes antisociales de la logique marchande ?

Alain Deleu : On ne peut nier le fait que la mondialisation, par la mise en concurrence « sauvage » des salariés qu’elle a générée, ait contribué au recul des droits sociaux. Et ce, pour une raison bien simple, aisée à comprendre : avec l’ouverture – souvent incontrôlée – des frontières, le travail a de plus en plus tendance à être traité comme un marché, à devenir un marché comme les autres, et à évoluer comme tous les marchés où l’offre dépasse la demande.

Questions économiques et sociales : Y a-t-il moyen, d’une manière ou d’une autre, de contrer cette mondialisation... dans ce qu’elle a de socialement pervers ? Est-il possible d’imaginer que l’on puisse, à plus ou moins brève échéance, en endiguer les dérives les plus dommageables par le truchement de nouvelles réglementations supranationales, de nouvelles règles du jeu en phase avec les rapports de forces économiques actuels ?

Alain Deleu : Tout dépend, en fait, de l’analyse que l’on fait des changements en cours. En ce qui concerne la question de la mondialisation, deux thèses peuvent s’affronter.

Pour l’une – qui tient pour ce que j’appellerais l’hypothèse optimiste –, nous connaîtrions une phase de transition historique... qui voit des pays aux niveaux de productivité et aux systèmes de protection sociale très différents entrer, brutalement, en concurrence, avec, bien sûr, les déséquilibres patents que cela induit nécessairement, notamment au plan social. Au bout d’un certain temps – dix, vingt, trente ans ? –, ces déséquilibres, à condition que l’on sache reconstruire des espaces pertinents de régulation, devraient disparaître, cédant la place à un nouvel ordonnancement du champ économique mondial... où une « égalisation » par le haut des niveaux de vie l’emporterait sur les disparités scandaleuses d’aujourd’hui.

L’autre – qui s’alimente à un pessimisme latent, fondé sur des constats souvent accablants –, voit dans les évolutions actuelles les signes d’un véritable bouleversement de société, s’articulant autour d’un divorce de plus en plus prononcé entre richesse et emploi, activité économique et travail.

Questions économiques et sociales : Ce qui renvoie, immédiatement, à la question de savoir si la meilleure réponse à nos angoisses actuelles ne résiderait, en définitive, dans un authentique portage du travail, financé, en grande partie, par une redistribution plus « égalitaire » des richesses...

Alain Deleu : Tout à fait. Il n’est pas normal que, depuis la rupture historique des années 1980, les salariés aient été privés d’une grande partie des richesses... qu’ils ont pourtant contribué, par leur travail, à créer. L’appropriation, par le capital, d’une large part des gains de productivité dégagés depuis plus d’une dizaine d’années doit être dénoncée vigoureusement. L’heure semble venue de rendre enfin à chacun son dû, c’est-à-dire, en bon français, de mieux répartir les fruits du travail des hommes... qui ont été, ces derniers temps, trop souvent « confisqués » par les entreprises.

Questions économiques et sociales : Certains courants de pensée et groupes d’experts prônent, aujourd’hui, une profonde réforme du droit du travail... visant, ni plus, ni moins, à « désensauvager » la précarité, à l’encadrer intelligemment par le biais d’une formule juridique originale, baptisée « contrat d’activité ». Signé non plus entre un salarié et un employeur, mais entre une personne et une pluralité d’employeurs (entreprises, associations, organismes de formation), celui-ci devrait permettre, selon ses propres concepteurs, « de concilier souplesse productive, évolution du travail et continuité des parcours personnels, d’ouvrir de nouveaux espaces et de nouvelles périodes de mobilité et de responsabilité assortis de garanties en termes d’identité socio-professionnelle, de revenu et de statut « N’y a-t-il pas quelque risque que, sous le prétexte – louable – de rendre la précarité tolérable pour les personnes », l’on essaye, en fait, subtilement, de la légitimer, de la pérenniser définitivement ?

Alain Deleu : Comment pourrions-nous, au plan des principes, être opposés à ce que l’on s’attache à rechercher le meilleur moyen de protéger les salariés face à la montée angoissante de la précarité ? Que l’on s’efforce d’inventer un système original ouvrant la possibilité aux personnes de se construire des parcours de vie tout à la fois souples, discontinus... et néanmoins statutairement, juridiquement et socialement garantis, voilà qui rencontre une préoccupation forte de la CFTC.

Questions économiques et sociales : À condition, bien entendu, que les entreprises n’en profitent pas, une fois de plus, pour s’exonérer des responsabilités sociales, éthiques, qui sont, normalement, les leurs...

Alain Deleu : Cela va de soi. C’est aux entreprises – et à elles seules – de prendre en charge le coût, notamment financier, de la précarité... qu’elles multiplient par leurs stratégies de « moins disant social ».

Ce que nous proposons, très concrètement, pour permettre aux salariés de bénéficier de droits sociaux continus... alors même qu’ils sont de plus en plus soumis à des trajectoires professionnelles en ligne brisée, c’est que l’on redéfinisse le statut social du travailleur.

Il s’agit de travailler à un dispositif conventionnel nouveau, de progrès, constituant un cadre pour les conventions collectives de branches, afin de répondre aux problèmes des personnes de plus en plus nombreuses dont la vie professionnelle est précaire et se disperse entre de multiples professions.

Ce souci de remailler le champ social, de refaire du lien collectif... là où dominent trop souvent les incertitudes déstructurantes de la précarité sera l’un des thèmes forts, l’un des axes centraux de notre prochain congrès.

Questions économiques et sociales : Dans la précarisation massive, accélérée, des conditions de vie, la flexibilité temporelle – une flexibilité plurielle, sophistiquée, déclinée selon les techniques d’aménagement du temps de travail les plus perverses – joue un rôle stratégiquement central. Doit-on se fier aux seules vertus de la négociation – fût-elle des plus « performantes » – pour en gommer les aspects antihumanistes ? Sans remettre en cause, le moins du monde, la pertinence de la démarche contractuelle, le moment n’est-il pas venu de refaire de la loi le vecteur privilégié d’une reconstruction de temps collectifs et solidaires, émancipés de l’impérialisme de l’échange marchand ?

Alain Deleu : La précarité, c’est un lieu commun, est une des manifestations les plus contestables de la gestion patronale du temps des salariés.

Comment parvenir à inverser cette tendance lourde ? Toute la difficulté tient dans le fait – incontournable – que nous nous trouvons dans une situation de crise... où la négociation est déséquilibrée par la pression qu’exerce sur elle un chômage de masse et ne parvient plus à être suffisamment efficace.

L’urgence des urgences... pour relancer la dynamique contractuelle, c’est donc de faire en sorte que soient fixées, rapidement, quelques règles d’ordre public permettant aux différents partenaires sociaux de négocier, à nouveau, sur un pied d’égalité. C’est à ce prix que la négociation, qui est indispensable au bon fonctionnement de l’organisme social, pourra retrouver, demain, toute son efficacité « citoyenne ».

Questions économiques et sociales : Ce retour à un contractualisme rénové devrait permettre de débloquer certains grands dossiers sociaux en souffrance, comme, par exemple, le temps de travail...

Alain Deleu : La question du temps de travail est au cœur des débats de cette fin de siècle. Elle est, à n’en pas douter, l’un des enjeux-clés des prochaines années. Alors que l’économie s’affranchit progressivement de toute régulation... et soumet les activités humaines à ses rythmes, nous devons nous efforcer, avec pragmatisme, de défendre le temps de vie des salariés. C’est le but de notre action en faveur de négociations pour un « aménagement réciproque » du temps de travail.

Questions économiques et sociales : Pour faire surgir, selon le mot superbe d’Alain Supiot (3), une « nouvelle concordance des temps » ...

Alain Deleu : C’est exactement cela. Le temps de vivre – qui est, en fait la possibilité, pour les salariés, de maîtriser leur temps – doit reprendre toute sa place... afin que puisse émerger un « vouloir vivre ensemble » qui ne soit pas seulement une pure figure de rhétorique, un concept vide de sens.


1 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, collection « L’espace du politique », Fayard, 1995.
2 Rapport de la commission du plan présidée par Jean Boissonnat. Le travail dans vingt ans, éditions Odile Jacob, octobre 1995, page 286.
3 Alain Supiot, « Temps de travail : pour une concordance des temps », Droit social, décembre 1995.


Ouest France – 22 novembre 1996

Q - Trois ans est passé depuis le dernier congrès. Quel bilan ?

Le chômage devient préoccupant. On sent une tension plus forte chez les délégués. Tout n’est pas noir, mais nous avons l’impression d’un tunnel sans perspectives. Cela dit, un congrès permet de reprendre ses forces pour mieux agir ensemble.

Q - Quel remède contre le chômage ?

Beaucoup de choses ont été essayées par les gouvernements successifs et les partenaires sociaux pour sortir d’un cercle infernal ; le ralentissement économique et la chute de l’emploi. Il y a eu les stages jeunes, la préretraite, la formation, les baisses de charges et le financement des emplois qualifiés. Autant de mesures qui ont coûté cher sans vraiment aboutir. Il faut les évaluer précisément et en tirer les leçons. Non pour mettre moins d’argent pour l’aide à l’emploi mais le dépenser de manière plus efficace.

Q - Et la loi de Robien sur la réduction du temps de travail ?

La réduction du temps de travail est évidemment l’une des solutions. La loi de Robien coûte cher, mais elle est d’un bon rapport « qualité-prix » pour créer des emplois. Bien meilleure que la baisse des charges pour les bas salaires.

Q - Quel message comptez-vous faire passer au ministre du Travail présent aujourd’hui ?

Il faut redonner une meilleure santé aux relations sociales. Les pouvoirs publics ont parfois oublié de faire confiance à la négociation. Prenons l’exemple de la réforme de la protection sociale. Le rôle des confédérations syndicales dans la gestion des organismes de la sécurité sociale a été réduit. Un autre exemple : nous attendons depuis un mois l’ouverture de négociations sur les salaires dans la fonction publique.

Q - Votre point  de vue sur le conflit des salariés des transports ?

C’est un conflit hautement symbolique. L’apparente paix sociale repose sur des situations explosives. Les conditions de vie des routiers sont une parfaite illustration de la pression économique sur la vie des gens. Les routiers sont au centre du Juste-à-temps. Ils doivent livrer la marchandise à une heure précise mais vont attendre des heures devant un hangar. Bien souvent les horaires de travail prévus par les accords de 1994 ne sont pas respectés. Nous ne sommes pas des chauds partisans des actions qui conduisent à des blocages, mais la CFTC est dans ce mouvement. Il faut trouver des solutions rapidement. En premier lieu le renforcement des contrôles permettant l’application de la réglementation.