Interviews de M. Ernest-Antoine Seillière, président du CNPF, à RTL et France 2 le 16 décembre 1997 et à France-Inter le 17, sur l'opposition du patronat au projet de loi sur les 35 heures et sur les projets du CNPF de gestion du paritarisme et de la négociation sociale.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Réunion de l'Assemblée générale du CNPF à Paris le 16 décembre 1997 et élection de M.Ernest-Antoine Seillière désigné par le Conseil exécutif du CNPF le 1er décembre à la présidence du CNPF

Média : Emission L'Invité de RTL - France 2 - France Inter - RTL - Télévision

Texte intégral

RTL : mardi 16 décembre 1997

J.-P. Defrain : Y a-t-il désormais, à la tête du patronat français un tueur valant trois milliards, comme le titrait ce matin L’Humanité ?

E.-A. Seillière : C’est un raccourci que, je crois, il faut vraiment corriger. D’abord parce que je suis un tueur de chômage, d’illusions, de fausses idées ; mais c’est tout. Ce que je me reconnais, parce que le président du CNPF a une toute petite épée de bois, il n’a strictement aucun pouvoir, sauf un pouvoir d’expression. Et je crois que cela n’a jamais tué personne.

J.-P. Defrain : Et vous savez en user ?

E.-A. Seillière : Je sais en user parce qu’en effet cela fait partie de la mission que de dire les choses telles que les entrepreneurs les pensent. Quant aux trois milliards, eh bien, on met autour de mon nom la fortune de quelques milliers d’investisseurs et actionnaires. Ce qui n’est pas, en effet, très juste. Je suis un des 500 actionnaires et je dispose, pour ma part, d’une fortune modeste. Mais cela dit, cela me fait honneur que de penser que tout le monde me croit riche.

J.-P. Defrain : Est-ce que l’une de vos tâches prioritaires sera de tout faire pour que les 35 heures soient difficilement applicables ?

E.-A. Seillière : Tout faire : non, parce que c’est une décision politique d’un gouvernement qui applique une politique. Tout ce que nous pouvons faire, nous, pour essayer de faire en sorte qu’il renonce, c’est de faire comprendre à la représentation nationale qui va être saisie de ce projet, et bien entendu à l’opinion, toutes les difficultés réelles et pratiques que cette affaire représente pour les entrepreneurs. Et nous avons eu, aujourd’hui, les états généraux qui ont suivi mon élection, états généraux dans lesquels nous avons entendu des dizaines d’entrepreneurs de terrain – c’est-à-dire aussi bien provinciaux que parisiens ; dans l’ensemble d’ailleurs, de dimension très modeste, une cinquantaine ; c’est d’ailleurs eux que nous souhaitons vraiment représenter – et qui ont dit les intenses difficultés pratiques que cela représentait pour eux, et le pessimisme profond que cela inspirait sur le développement, voire quelquefois la survie, de leur entreprise. Et c’est donc pour nous une très mauvaise décision, dangereuse. Et nous allons essayer de faire comprendre cela.

J.-P. Defrain : Vous parlez de décision politique : la majorité, elle, vous concernant, parle de politisation, car vous vous opposez à une décision du Gouvernement ?

E.-A. Seillière : Écoutez, je crois qu’on ne peut pas dire que c’est politiser que de dire qu’on n’est pas d’accord avec ce que propose un gouvernement sous forme d’un projet de loi. Cela fait partie des droits fondamentaux de la démocratie qu’un groupe d’expression, que sont les entrepreneurs, manifeste clairement – parce que, lui, sait vraiment de quoi il parle, alors que très souvent le législateur, permettez-moi de le dire, ne le sait pas trop – et donc nous, les entrepreneurs nous devons vraiment faire prendre conscience au législateur en puissance, qui est un Parlement qui s’apprête à voter une loi, qu’il ne doit pas le faire parce qu’il va créer des difficultés insurmontables à ceux auxquels il tient le plus, c’est-à-dire aux entrepreneurs qui créent la richesse et qui créent l’emploi. Tout ceci n’a pas beaucoup de logique. Ce n’est pas faire de la politique que de le dire.

J.-P. Defrain : Comme vous n’aimez pas la langue de bois, est-ce que vous souhaitez, comme on l’a dit, déstabiliser le gouvernement Jospin ?

E.-A. Seillière : Nullement. C’est un bizutage médiatique dont j’ai été l’objet pendant ma campagne. J’ai pris une comparaison de judo pour parler, en effet, de la manière dont il fallait peut-être essayer de faire en sorte, qu’en soit très faible, on puisse s’opposer à quelqu’un d’aussi fort qu’un gouvernement. Le projet politique, derrière ça, était ridicule. Comment voulez-vous, Seigneur ! qu’un mince représentant des entrepreneurs à la tête d’un CNPF qui n’a pas plus de pouvoir que celui – encore une fois – d’expression puisse déstabiliser qui que ce soit et surtout un gouvernement ? De grâce, ne me faites plus de procès !

J.-P. Defrain : Lorsque vous allez vous retrouver face à votre camarade de promotion à l’ENA, L. Jospin, qu’allez-vous lui dire en premier ? Allez-vous continuer à le tutoyer ?

E.-A. Seillière : Je ne vais certainement pas continuer à le tutoyer parce que je serai dans la modeste position de représentant des entrepreneurs, lui dans la proposition éminente de Premier ministre. Donc je le vouvoierai et la première chose que je lui dirai : monsieur le Premier ministre, s’il vous plaît, renoncez à mettre en œuvre ce projet de loi qui va créer, dans notre pays et pour nos entreprises, des difficultés que vous ne souhaitez pas.

J.-P. Defrain : On a l’impression, chez vous, qu’euro et 35 heures sont un peu incompatibles ?

E.-A. Seillière : Tout à fait. C’est un projet stratégique que nous appuyons profondément et qui, par bonheur d’ailleurs, a la convergence cohabitationniste des deux tendances – l’une au pouvoir et l’autre dans l’opposition – d’aller vers cet euro qui va intégrer la France dans une économie-continent et lui donner vraiment de très grandes chances de développement. Mais faire en même temps les 35 heures, c’est-à-dire mettre sur les épaules de tous les entrepreneurs français une surcharge de 11,4 % du prix de la main-d’œuvre, c’est vraiment totalement contradictoire. Et je redouterai beaucoup que, si la loi des 35 heures est votée, comme il est prévu qu’elle le soit, et dans sa forme actuelle, nous avons en tant que France dans cette Europe de demain que nous mettons en place, des difficultés considérables.

J.-P. Defrain : Mais tenez-vous compte de l’opinion des Français, qui sont quand même favorables à cette application des 35 heures ?

E.-A. Seillière : On dit aux Français : vous allez travailler moins, on va vous payer la même chose. Tout ça c’est très bon dans la mesure où ils le croient. Et je crois qu’il y en a de plus en plus qui se doutent qu’il y a, dans cette affaire, un tour de passe-passe qui n’est pas très clair. Donc ils sont en effet pour. Mais nous, en tant que représentants des entrepreneurs, notre mission n’est pas d’aller dans le sens d’une opinion qui aimerait quelque chose ; elle est de dire à cette opinion, de façon à la convaincre, de façon pratique : que les entrepreneurs ne peuvent pas vivre avec la charge qu’on veut leur imposer. L’opinion appréciera ou n’appréciera pas, mais nous ne changerons pas de langage pour autant.

J.-P. Defrain : Quelle va être la position du nouveau président du CNPF sur la poursuite de la participation de votre organisation aux discussions paritaires ?

E.-A. Seillière : C’est un des quatre domaines de rénovation que j’ai annoncés comme étant, pour nous, fort importants dans les mois et les années qui viennent. Nous voudrions présenter un projet de rénovation entrepreneurial pour la France. Je veux dire par là : nos solutions d’entrepreneurs pour sortir de l’ornière le pays, notamment dans le domaine du chômage. Nous le ferons dans les quelques mois qui viennent de façon collective, et nous proposerons notre projet d’entrepreneurs, qui ne sera pas un projet politique mais une vision que nous espérons que les politiques reprendront. Nous proposerons un projet de rénovation dans le domaine de la négociation sociale, dans le domaine du paritarisme et, bien entendu, dans le domaine du CNPF lui-même, qui a besoin d’être rénové.

J.-P. Defrain : On sent chez vous quand même une volonté de discussion au niveau de l’entreprise : ce qui est mieux pour le patron quand il n’y a pas de syndicats ?

E.-A. Seillière : Ne croyez pas ça parce qu’au niveau de l’entreprise, là aussi on sait de quoi on parle. On sait ce que l’entrepreneur peut faire, ce qu’il ne peut pas faire ; on connaît bien l’entreprise. Donc le débat au niveau de l’entreprise est un débat dans la réalité, dans la vérité. Il est infiniment préférable au grand débat national où des personnalités très médiatisées se rencontrent sous le feu des caméras pour échanger des propos qui sont beaucoup plus politiques qu’ils ne sont en réalité proches des gens, proches de la réalité.

J.-P. Defrain : « Je sens un patronat très dérouté », disait ici-même N. Notat, celle que vous avez qualifiée de « patronne de la CFDT » chez O. Mazerolle.

E.-A. Seillière : Dérouté : madame Notat a toujours des expressions très bien choisies. Dans le cas qui nous occupe nous ne sommes non seulement pas déroutés, mais en train de prendre un tournant offensif pour rénover en effet un certain nombre de données dans lesquelles l’entrepreneur doit vivre. Et nous sommes décidés à tenir la route.

J.-P. Defrain : Faut-il tuer ce canard qui dit aujourd’hui qu’entre L. Jospin et vous, il y a une situation de crise ?

E.-A. Seillière : Je crois qu’il n’y a strictement aucune situation de crise. Elle me flatterait beaucoup, bien entendu, si elle existait. Il y a, en réalité, les entrepreneurs qui disent en effet très clairement – c’est peut-être un peu nouveau – et très fortement – c’est peut-être aussi un peu nouveau – à un Premier ministre : monsieur le Premier ministre, pour des raisons politiques qui sont les vôtres, de grâce ne portez pas un mauvais coup économique aux entreprises ! »


France 2 : mardi 16 décembre 1997

D. Bilalian : Maintenant que vous êtes élu : est-ce que vous êtes toujours le tueur annoncé par J. Gandois, ou est-ce qu’il s’agissait en fait de propos de campagne électorale ?

E.-A. Seillière : Je n’ai jamais été autre chose qu’un tueur de chômage si possible, tueur d’illusions, de fausses idées. Mais le président du CNPF n’a qu’une épée de bois : il n’est vraiment pas dangereux. Son seul pouvoir est un pouvoir d’expression.

D. Bilalian : Le Gouvernement fait actuellement des offres de discussion sur les 35 heures par semaine. Maintenant que vous êtes élu : est-ce que vous allez changer d’attitude par rapport à cette loi ou continuer la guérilla, voire plus ?

E.-A. Seillière : Non, je n’ai pas d’ailleurs entendu d’offres de discussion de la part du Gouvernement, et nous ne changeons pas.

D. Bilalian : Des discussions sur les conditions d’application, etc.

E.-A. Seillière : Nous considérons que cette loi est actuellement une erreur économique, qu’elle compromet le développement voire la survie de nombreuses entreprises. J’ai fait une campagne sur le terrain qui a été assez profonde : je me suis bien rendu compte, vous le savez, que pour des milliers et des milliers d’entreprises, notamment les petites et moyennes, cette affaire s’annonce comme une véritable catastrophe. Et donc nous allons le dire et essayer de faire témoigner les petites et moyennes entreprises de façon à ce que l’opinion se rende compte que c’est une très mauvaise affaire pour l’économie française.

D. Bilalian : Vous allez refuser toute discussion offerte par les pouvoirs publics ? Vous allez demander à vos adhérents de ne pas discuter, de ne pas participer ?

E.-A. Seillière : Nous allons voir d’abord si la loi va être votée : on peut toujours espérer. Peut-être que le Gouvernement va se rendre compte, en effet, que cette affaire qui a été lancée comme une affaire politique se heurte à de très grosses difficultés économiques pour les gens, c’est-à-dire pour les entreprises – tant que la loi n’est pas votée, on peut encore espérer. D’autre part, si elle l’était, certainement nous verrions à ce moment-là, en effet, comment les entreprises réagissent. Ce sera d’ailleurs aux entreprises à réagir. Ce n’est pas au CNPF à donner des mots d’ordre.

D. Bilalian : Est-ce que si le Gouvernement avait parlé d’incitation, cela aurait changé les choses ?

E.-A. Seillière : Je crois que si on avait parlé d’objectif, d’incitation…

D. Bilalian : Parce que certaines entreprises pratiquent déjà presque les 35 heures, voire moins ?

E.-A. Seillière : Bien sûr, c’est cela qu’il faut bien comprendre. Ce qui braque profondément les entrepreneurs c’est ce côté autoritaire : on pénètre dans la réalité de l’entreprise par la loi, on impose à tout le monde la même chose. Et vous savez que, pour l’entrepreneur, actuellement, tout ce qui n’est pas interdit, est en train de devenir obligatoire. Les gens en ont assez, ils le disent très fortement : il ne faut pas s’engager dans cette voie, et je le dis avec eux.

D. Bilalian : Lorsque vous avez déclaré – je ne sais si cela était imprudemment ou non – que vous vouliez déstabiliser L. Jospin, est-ce que ce n’était pas une façon de vous inscrire délibérément dans une opposition politique, finalement, au Gouvernement ?

E.-A. Seillière : Très honnêtement, vous savez je suis nouveau dans tout cela : j’ai été bizuté médiatiquement. J’ai pris une comparaison de judo, on en a fait toute une salade. J’aurais mieux fait de parler de tennis. Tout le monde aurait accepté à ce moment-là mon propos. Cela voulait dire : laissons, en effet, un peu au fond du court si possible par un jeu de balles longues, le Gouvernement. Empêchons-le de monter au filet. Voilà ce que je voulais dire. On a vu là un dessein politique. Je récuse absolument. Le président du CNPF, encore une fois, n’a qu’un pouvoir d’expression. Le gouvernement est solide. Ce n’est pas nous qui pouvons de près ou de loin lui faire peur.

D. Bilalian : Est-ce que vous avez l’intention peut-être – si les discussions ne s’engagent pas avec le Gouvernement sur ces 35 heures et le côté autoritaire – d’aller très loin, comme vous l’avez déjà laissé entendre ? À savoir quitter certains organismes paritaires comme les caisses d’assurance-maladie, chômage ?

E.-A. Seillière : Cela n’a rien à voir. Nous avons vraiment en vue une rénovation des règles du jeu social en France. Nous estimons que le jeu normal qui consiste, en effet, à parler au sommet entre les sommités sociales très loin du terrain ne donne pas de bons résultats. C’est trop politique, c’est trop médiatisé. Redescendons s’il vous plaît dans les entreprises où la vérité et la réalité se trouvent. Parlons là, parlons dans les métiers, et donc nous avons cette rénovation en vue, et également dans le paritarisme. Mais cela n’est pas, je dirais, des attitudes-sanctions. Ce sont des attitudes réfléchies, nous avons à mener, ensemble, maintenant avec les entrepreneurs, une action de rénovation sociale et de rénovation dans de nombreux domaines, et aussi rénovation du CNPF qui a besoin d’un coup de peinture.

D. Bilalian : Vous allez devoir discuter désormais avec les syndicats. Ce sont vos partenaires. Est-ce que vous avez une préférence ?

E.-A. Seillière : Aucune préférence : je ne les connais d’ailleurs pas, et je vais prendre contact avec eux. J’ai grand plaisir à faire connaissance d’acteurs importants de notre société française, et donc je vais les voir et bien entendu les rencontrer.

D. Bilalian : On a vu que vous aviez eu des relations amicales avec L. Jospin : vous avez commencé votre carrière ensemble dans la diplomatie. Est-ce que vous avez gardé des relations avec le Premier ministre ?

E.-A. Seillière : Nous sommes très camarades. Nous avons fait toutes nos études ensemble, nous avons, en effet, partagé un bureau pendant trois ans. Il est entré en politique, je suis entré en entreprise. Ce sont des orientations très différentes. Lorsque nous nous rencontrons l’un l’autre, il y a, je crois, une très grande sympathie.

D. Bilalian : Les 35 heures vont la gâter cette amitié ?

E.-A. Seillière : Non, pas du tout. Il est chef d’un gouvernement, je suis aujourd’hui représentant des entrepreneurs, nous avons tous l’avenir de la France à l’esprit : lui politiquement, moi économiquement et en tant qu’entrepreneur. Et tout ceci devrait pouvoir un jour ou l’autre déboucher sur l’avenir de notre pays, que l’un et l’autre, nous voulons certainement favoriser.

D. Bilalian : Est-ce que J. Chirac ou L. Jospin vous ont appelé aujourd’hui pour vous féliciter après votre élection ?

E.-A. Seillière : J’ai été trop pris. Je ne sais pas.

D. Bilalian : Ni l’un ni l’autre pour l’instant ? Vous n’en savez rien ?

E.-A. Seillière : Je ne sais pas. Je n’en ai pas été averti. S’ils l’on fait je serais ravi. S’ils ne l’on pas fait, je trouverais cela tout à fait normal.


France Inter : mercredi 17 décembre 1997

S. Paoli : Si, dans le face-à-face entre le patronat et le Gouvernement, sur la question des 35 heures, les deux se trompaient ? Cette question est le produit de l’enquête de l’Observatoire du monde du travail, et d’un sondage Ipsos pour Le Monde. Les Français interrogés s’y montrent dubitatifs, sans guère d’illusions, soulignant plus souvent les obstacles que les motifs de satisfaction à l’évocation des 35 heures. La majorité des personnes interrogées pense qu’elle travaillera plus en l’an 2000 qu’aujourd’hui. Elle préfère le salaire au temps de travail ; c’est peut-être la raison pour laquelle l’annualisation du temps de travail est plus favorable aux revenus à la préférence des salariés. Mais nulle part de préférence partisane, idéologique, ou de caractère revendicatif. Les Français ne croient pas aux 35 heures comme mesure de portée générale – discours du Gouvernement. De même l’opposition formelle, où le dogme l’emporte sur l’analyse, telle que leur apparaît la position du CNPF, est critiquée.

E.-A Seillière, maintenant que votre campagne fracassante est terminée, est-ce que, à l’inverse de James Bond, vous allez poser vos flingues et essayer de trouver un espace de discussion ?

E.-A. Seillière : Les entrepreneurs me mandatent pour que j’exprime, en leur lieu et place, les difficultés pratiques qu’ils rencontrent devant une loi générale, ringarde, archaïque, qui prétend en effet régenter l’organisation du travail dans les entreprises, de la plus petite – celle de 10 ou 12 – à celle de 2 000, 20 000. Donc tout ceci est considéré par eux comme une erreur économique. Ils me demandent de le dire, je le dis. Je ne vois pas du tout où est le fusil.

S. Paoli : Vous le savez bien, vous avez fait une campagne virulente, vous avez utilisé des mots très forts, vous avez parlé « déstabilisation », on ne va pas revenir sur tout ça. Maintenant que vous êtes élu, vous êtes largement élu, vous serez tout à l’heure à l’Assemblée, qu’est-ce que vous allez faire quand vous parlerez aux parlementaires ?

E.-A. Seillière : Je ferai exactement ce que je viens de vous dire, c’est-à-dire que je leur dirai, de façon bien entendu très calme et très posée – c’est vrai qu’il y a un peu d’excitation dans une campagne électorale –, exactement la même chose : « Les entrepreneurs considèrent que cette loi est une très mauvaise loi, une très mauvaise idée. Ils demandent, bien entendu, à ce qu’on y renonce." Après tout, ces 35 heures c’était une idée imaginative, hardie peut-être, mais elle est refusée par l’ensemble des gens auxquels on veut l’appliquer. On a vu d’ailleurs, dans d’autres cas, souvenez-vous, que ce soit l’enseignement libre ou la loi Falloux, le Gouvernement dire : « Finalement, en effet, tout ça me paraît trop tôt, trop fort. » Alors donc, écoutez-nous.

S. Paoli : Oui, bien sûr. Mais ce sondage, il est troublant. N’y a-t-il pas pour vous, pour le CNPF, pour le patronat aujourd’hui, le risque de se couper de ce que pensent les salariés ? De la façon dont ils perçoivent aujourd’hui la question des 35 heures ? Leur position est beaucoup plus nuancée que la vôtre. Est-ce que vous êtes au fond dogmatique et politique ?

E.-A. Seillière : Pas une seconde. Et d’ailleurs, les chefs d’entreprise vous le diront. De plus en plus, ils parlent, ils commencent à parler maintenant avec leurs salariés de l’affaire des 35 heures, puisque ça devient quelque chose de relativement imminent si la loi est votée. Et ils vous diront tout haut que les salariés sont, dans l’ensemble, très partagés. Bien entendu, il y en a auxquels on dit : « Vous allez travailler 35 heures et être payés 39 », pourquoi pas, c’est parfait. Si le patron peut faire ça, il n’y a pas de raison. Mais la plupart disent : il y a un truc là-dedans qu’on ne comprend pas ! Comment c’est possible, comme c’est possible que l’entreprise dans laquelle je suis, et dont on connaît bien en effet la plupart du temps la compétition sur les prix, la compétition sur l’investissement, c’est très difficile, c’est très dur tous les jours, c’est très compliqué ! Il va pouvoir tout d’un coup, comme ça, nous faire travailler quatre heures de moins ! Donc si vous voulez, en fait, les salariés sont très partagés sur cette affaire. Les sondages montrent qu’un salarié sur deux, pratiquement, dit : « C’est un truc auquel je ne crois pas. » Et également, pour le Gouvernement, une immense réalité.

S. Paoli : Jusqu’ici vous avez été un chef d’entreprise très performant, plus préoccupé par les dividendes que vous versiez à vos actionnaires, ce qui encore une fois est assez logique. Maintenant, vous avez une haute responsabilité. Est-ce que vous incluez une dimension morale dans cette responsabilité ? Je vous pose la question parce que je sais que vous avez fait partie du cabinet Chaban, c’était au début des années 1970. Et à cette époque-là, on parlait de « la nouvelle société ». Comment incluez-vous la dimension sociale dans votre fonction de président du patronat aujourd’hui ?

E.-A. Seillière : La dimension morale, elle est maniée par le Gouvernement pour indiquer que les entrepreneurs qui, face à leurs difficultés, refusent de faire ce qu’il veut, sont en quelque sorte immoraux. Alors il faut que nous combattions ça très fortement, parce que l’entrepreneur, qu’est-ce qu’il fait ? Eh bien il donne de l’emploi, en même temps, en effet, qu’il veut réussir lui-même bien sûr, et faire réussir la compagnie, la société de l’entreprise qu’il dirige. Donc, en fait, la moralité, dans cette affaire, n’a pas sa place. Mais le social, lui, a une immense place. Et nous sommes, nous, les entrepreneurs, absolument convaincus, mais dans l’intimité de l’entreprise, que s’il n’y a pas de dialogue social il n’y a pas de réussite de l’entreprise. Et ce sont des fadaises que de raconter qu’il y a, en France, un climat social qui n’est pas bon. Il n’est pas bon, en effet, dans les services publics. Voyez encore : on s’arrête dans les métros, six mois à l’avance, pour des histoires de football. Ça, ce n’est pas ce qu’on vit dans les entreprises. Le social était porté par Chaban qui, d’ailleurs, m’a téléphoné la veille de mon élection, ce qui m’a fait très plaisir. Il m’a dit : « Vous devez pouvoir essayer de faire quelque chose en effet, dans la ligne de ce que nous avions envisagé il y a maintenant 36 ans. » Parce que « la nouvelle société » c’était en 1969. Le social, le contractuel, qu’il a portés à l’époque et dont j’ai partagé totalement le projet. Il a, en France, en fait, installé des règles du jeu. Mais ce qui s’ouvre à nous, maintenant, ça n’est pas la même nature, c’est « l’entrepreneurial ». Le XXe siècle que nous abordons ne sera pas un siècle où le contractuel sera la clé de la réussite. C’est l’esprit d’entreprise. C’est « l’entrepreneurial » et au niveau de très petites structures. Nous sortons d’un monde de salariat, nous rentrons dans un monde beaucoup plus autonome, beaucoup plus imaginatif, beaucoup plus d’initiative, qu’est le monde l’entrepreneur et de l’entreprise.

S. Paoli : C’est troublant, à force, parce que vous dites tout le temps « entreprise », mais la place de ceux qui travaillent, comment vous la percevez ?

E.-A. Seillière : Je les perçois de plus en plus comme des partenaires au sein de l’entreprise. Il faut être un politicien et un fonctionnaire pour ne pas avoir compris que, dans l’entreprise, la notion de rivalité est en train de disparaître au profit de la notion de la réussite commune dans laquelle l’un – l’entrepreneur – a mis en risque un certain nombre de choses dont, la plupart du temps, son argent, et il veut un projet de réussite, et les autres sont les gens qui y participent. Et c’est une vue externe, c’est une vue politique que de considérer qu’il y a rivalité dans l’entreprise. Pas du tout. Dans la plupart des cas, vous auriez des millions de témoignages, surtout dans les petites et moyennes entreprises, de terrain, comme quoi il y a aujourd’hui une unité pour faire réussir la société, pour faire réussir son propre destin, tout ça est lié. C’est ce que nous voulons traduire. Le terme d’entrepreneur réhabilite une vision de l’entreprise qui n’est plus la vision d’hier.

S. Paoli : Ce n’est pas loin d’être un discours politique que vous développez ?

E.-A. Seillière : Je crois que si les politiques pouvaient reprendre quelque fois certaines des idées que nous exprimons en tant qu’entrepreneurs, nous en serions contents.

S. Paoli : Vous avez une ambition ?

E.-A. Seillière : Aucune. Il n’y a aucune sorte de dimension politique. Nous ferons un projet pour vous montrer comment nous croyons…

S. Paoli : On le verra quand le projet ?

E.-A. Seillière : D’ici quelques mois, nous allons nous mettre au travail.

S. Paoli : Mais vous ne l’aviez pas avant ?

E.-A. Seillière : Je crois que le CNPF, et je le lui ai beaucoup reproché, n’a pas exprimé avec suffisamment de force la manière dont les entrepreneurs voient la société dans laquelle ils voudraient réussir. Après tout, si l’opinion ne la veut pas, si le politique, par des élections, ne le retient pas, tant pis. La France n’est pas gouvernée par les entrepreneurs. Mais au moins, que les entrepreneurs puissent proposer leurs projets. Mais, encore une fois, si la gauche s’ouvre comme l’a fait en Angleterre T. Blair, de façon à reprendre un projet qui est pratiquement un projet entrepreneurial, tant mieux, on le souhaiterait beaucoup. Si c’est la droite qui, évoluant et sortant de son étatisme veut bien, un jour, en effet, prendre un projet d’entrepreneurs, tant mieux. Mais ça n’est pas un projet politique. Nous exprimons le point de vue des entrepreneurs.

S. Paoli : C’est l’État qui est venu au secours des de Wendel quand la sidérurgie a traversé la crise que l’on connaît. Donc l’État comme régulateur, qu’est-ce que vous en dites ?

E.-A. Seillière : D’un mot : l’État a régulé l’acier en bloquant ses prix pendant six ans. Ce faisant, il a réduit à la faillite le groupe sidérurgique français. À partir du moment où il a été à la faillite, il n’a pas voulu qu’il se casse la figure pour des raisons sociales. Il l’a nationalisé, il y a mis, pendant 20 ans, 200 milliards, et il l’a réintroduit en Bourse, privatisé, pour 20 milliards. Voilà la réalité des chiffres. Et la famille Wendel, dans cette affaire, a eu tout pris pour zéro et les 200 milliards ont été mis par l’État nationalisateur dans une affaire publique. Ceci, c’est la vérité. Je suis très habitué à cet argumentaire et j’y réponds avec une certaine verdeur parce que les légendes ne me concernent plus.

S. Paoli : Le choix entre plusieurs surnoms qu’on vous donne : Nenesse le tueur ?

E.-A. Seillière : Ça, ça me fait franchement marrer.

S. Paoli : Tony ?

E.-A. Seillière : Tony, c’est comme ça qu’on m’appelle en Angleterre et comme j’ai un grand nez, quelque fois, on m’appelle Tony blair.