Texte intégral
La Dépêche du Midi : Au-delà d’une solidarité de principe bien naturelle, on sait que vous êtes loin de vous aligner sur toutes les orientations du gouvernement Juppé. Pouvez-vous nous dire à cet égard vos différences ?
Édouard Balladur : J’appartiens à la majorité et je ne suis pas à la recherche systématique de différences. J’approuve de nombreuses orientations de la politique que mène le gouvernement : retrouver la croissance, lutter contre le chômage, réduire les déficits publics, préparer la monnaie européenne, lutter contre l’immigration clandestines.
J’ai pris depuis un an un certain nombre de positions qui ont été finalement suivies par l’ensemble de la majorité : je pense à la baisse des impôts, je pense à l’assouplissement du droit du travail, je pense aussi à ce que j’ai dit depuis bien longtemps sur le niveau du dollar par rapport au franc et au mark. Je considère que l’action, en matière de réformes, doit être poursuivie avec vigueur, notamment dans le domaine de la baisse des impôts et des dépenses publiques, de la décentralisation, du freinage de l’augmentation des dépenses sociales, de l’adaptation de notre système de formation. C’est ce que j’ai appelé la voie nouvelle.
La Dépêche du Midi : On a évoqué, et on continue de le faire, l’entrée d’un ou plusieurs balladuriens dans un prochain gouvernement remanié. Que faut-il en penser ? Et surtout, en quoi cet apport serait-il de nature à infléchir la politique de M. Juppé, ou plutôt de la rendre plus efficace ?
Édouard Balladur : C’est une question qui intéresse beaucoup le milieu politique et aussi beaucoup les journalistes. E ne suis pas persuadé qu’elle intéresse passionnément les Français. Ce qui compte, me semble-t-il, c’est que la politique suivie réponde à un certain nombre d’orientations nouvelles, par exemple celles que j’ai développées à l’instant : cela compte bien davantage que de faire appel à telle ou telle personnalité.
La Dépêche du Midi : Le chômage, celui des jeunes en particulier, reste l’un des soucis les plus préoccupants pour notre société. Aucun des gouvernements qui se sont succédé dans ces dix dernières années, et qui ont appliqué des remèdes simplement palliatifs, n’est vraiment parvenu à réduire structurellement le phénomène. Pourquoi, selon vous ?
Édouard Balladur : J’ai fait faire une étude comparant entre divers grands pays le taux de chômage, le taux des prélèvements publics, l’âge de la retraite, la durée du temps de travail, le pourcentage de l’emploi public dans la production nationale. Le résultat en est frappant : la France est l’un des pays qui a le taux de chômage le plus important et en même temps le taux des impôts et prélèvements le plus lourd, la durée annuelle du travail l’une des plus brèves, l’âge de la retraite le plus bas. Cela doit nous faire réfléchir. Pouvons-nous résister à la concurrence du reste du monde – nous ne pouvons pas nous isoler – sans réformer profondément notre société et sans appeler les Français à l’effort et au travail ?
Il faut prendre acte du fait que, dans les conditions actuelles de l’économie française, de la société française, on ne trouve pas suffisamment de travail. Si nous n’y portons pas remède, cela s’aggravera. Il nous faut donc faire en sorte que la France retrouve le dynamisme et la voie du progrès. Je vous rappelle qu’à deux reprises, depuis dix ans, la France a connu une croissance de l’activité et un recul du chômage : c’est lorsqu’elle a appliqué les solutions qui permettent de libérer les forces de la société : moins de réglementation, moins de contraintes et d’impôts, plus de dynamisme et de liberté. La voie est donc tracée.
Quant au chômage des jeunes, beaucoup plus important chez nous que dans d’autres pays, il est la marque d’une société dans laquelle la formation n’est pas suffisamment adaptée aux besoins, dans laquelle le coût du travail encore peu qualifié est trop lourd, dans laquelle l’apprentissage n’est pas assez développé. Si nous voulons que les jeunes trouvent davantage de travail, il faut adapter les structures de notre société, les rendre moins lourdes, plus simples, favorisant davantage l’émulation et l’esprit d’initiative. Ma conviction reste la même : mieux vaut un jeune percevant un salaire qui ne corresponde pas encore, pour quelque temps, à ses aspirations qu’un jeune au chômage.
La Dépêche du Midi : L’élection municipale de Vitrolles et les sondages qui ont fleuri à cette occasion font redouter une sorte de banalisation des idées et des comportements d’extrême droite. « Le Pen s’installe dans les têtes », a pu même titrer un journal parisien bien connu. Qu’en pensez-vous, et comment convient-il d’enrayer, à court terme, cette perverse et dangereuse dérive ?
Édouard Balladur : À court terme ? Certainement pas. C’est un travail de longue haleine. Voilà une quinzaine d’années que le Front national est installé dans notre paysage politique, à un niveau qui varie aujourd’hui entre 12 et 15 % des voix ; ce mouvement a été concomitant avec l’arrivée des socialistes au pouvoir.
Que faut-il faire ? Bien entendu, lutter contre les causes de sa progression : le chômage, l’insécurité, le sentiment que la France n’est plus maîtresse de son destin.
Mais, de façon plus fondamentale, je crois que ce qui alimente les votes en sa faveur, c’est qu’on ne perçoit plus de différence importante entre la droite et la gauche. Tout ce qui contribue à faire perdre à la droite son identité la fragilise et affaiblit son message.
Or, aujourd’hui dans le monde, ce sont les idées libérales qui réussissent, ce sont les pays qui les adoptent qui ont plus de croissance et le moins de chômage, et ce sont en même temps les pays où il n’y a pas d’extrême droite, où en tout cas elle n’est pas forte ; tout ce qui contribue à faire perdre à la majorité actuelle son identité va dans la mauvaise direction. C’est pourquoi je suis hostile à ce qu’on appelle le front républicain, l’alliance systématique au second tour entre le droite et la gauche, comme si nous étions tous confondus, tous les mêmes. Elle donne aux citoyens le sentiment d’une ressemblance tellement grande entre la majorité et les socialistes qu’on ne sait plus qui est qui, qui fait quoi, qui propose quoi.
Une identité forte de la majorité autour des idées de patrie, de liberté, de responsabilité est le meilleur moyen pour elle de s’affirmer face au Front national comme face aux socialistes. C’est également le moyen le plus démocratique. La démocratie consiste à offrir un choix aux citoyens. Quel choix, si la majorité et l’opposition se ressemblent au point de s’allier ? Le meilleur moyen de s’opposer au Front national, c’est de rester soi-même, pas de s’allier systématiquement à la gauche.
La Dépêche du Midi : L’immigration clandestine est à l’ordre du jour, mais constitue-t-elle véritablement un problème national ? En soulevant cette question, le gouvernement n’a-t-il pas été imprudent, à l’heure où une France désenchantée et victime du chômage s’abandonne à la tentation de désigner des boucs émissaires ?
Édouard Balladur : Il ne s’agit pas de désigner du doigt un bouc émissaire. Comparons la législation française à celle d’un certain nombre de pays européens ou à celle des Etats-Unis, et vous verrez bien que ce n’est pas en France que les lois sont le plus restrictives. Nous avons un problème, qui est celui de l’immigration clandestine. Il faut traiter et régler ce problème.
Le gouvernement et la majorité se sont mis d’accord pour que ce qui pouvait choquer dans le projet soit remplacé par d’autres dispositions qui confient le contrôle des sorties du territoire aux représentants de l’Etat. Je crois que cela va dans la bonne direction.
La Dépêche du Midi : M. Chirac a lancé l’idée de la réforme de la justice, qu’il a comparée à un chantier. Qu’en pensez-vous ?
Édouard Balladur : Il a eu raison. La démocratie, c’est le respect du droit – je le dis, en passant, en faisant allusion à un certain nombre de déclarations selon lesquelles la désobéissance à la loi serait un devoir – et c’est la confiance dans les juges. Voilà la République !
Il faut que la justice cesse d’être dans notre pays, comme elle l’est depuis quelques années, un sujet perpétuel de débats, de remises en cause, de contestations permanentes. Pour cela, le statut des magistrats doit être précisé en tant que de besoin, leur indépendance affirmée, tout en maintenant le principe républicain : l’autorité judiciaire ne saurait sans danger se transformer en pouvoir judiciaire.
Il faut aussi veiller à mieux assurer la défense de la liberté des citoyens (je pense à la détention provisoire). C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de réunir un colloque dans quinze jours sur le thème : « L’Etat, le citoyen et la justice ». Un certain nombre de personnalités de tous bords s’y exprimeront. S’il en était besoin, l’horrible drame de Boulogne-sur-Mer montre que notre système de répression est loin d’offrir toutes les garanties de sécurité dont la société a besoin.