Article de M. Claude Bartolone, ministre délégué à la ville, dans "Le Nouvel Observateur" le 9 avril 1998 et interview dans "Le Parisien" le 14, sur son enfance de fils d'immigrés, son entrée en politique, son action de maire adjoint PS au Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis) et son souhait d'être "le ministre des mécanos de la Ville".

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Circonstance : Nomination de M. Claude Bartolone, ministre délégué à la ville, le 31 mars 1998

Média : Le Nouvel Observateur - Le Parisien

Texte intégral

Le Nouvel Observateur, 9 avril 1998

Venu de Tunisie à 9 ans, Claude Bartolone a découvert le Pré-Saint-Gervais comme des milliers de fils d’immigrés. C’était une banlieue pauvre, mais la violence n’y faisait pas la loi. Il a vécu ce qu’il nomme le « découturage » du tissu social, et l’impuissance des politiques. Voici son récit.


J’avais 9 ans quand je suis arrivé en Seine-Saint-Denis. En quarante-huit heures, j’étais passé de l’odeur des orangers, des couleurs blanches et bleues de la Tunisie, de la Méditerranée, à la banlieue de Paris. Le bateau, le train à Marseille, Paris-Gare de Lyon, une nuit à l’hôtel avec mes parents, mon frère et ma sœur. Mon père était arrivé quinze jours plus tôt. Bourguiba avait lancé la réforme agraire, et ma famille, qui faisait du vin, avait préféré partir. Mon père était entré dans une agence immobilière et on lui avait trouvé un deux-pièces au Pré-Saint-Gervais : 32, rue d’Estienne-d’Orves, cité Jean-Jaurès. J’ai su tout récemment que l’appartement était en vente. J’ai téléphoné à l’agence pour aller le revoir. C’était encore plus petit que dans mon souvenir. Comment avait-on pu vivre dans un appartement si petit, à cinq ? Mais voilà, on est restés.

Et puis, je suis entré à l’école. Les trois derniers arrivés, c’était un Valera qui était espagnol, un Ziliox qui était grec. Et moi, Bartolone, de mère maltaise et de père italien, venu de Tunisie. Avec mon accent prononcé, on m’a regardé un peu de travers, mais au fond, il n’y avait pas de vrais problèmes. On avait le sentiment de pouvoir tous s’en sortir un jour, en bossant à l’école. Aujourd’hui, quand je retourne dans ce collège Anatole-France, j’aimerais que les gamins qui ont 9 ans – comme moi en 1960 – puissent à leur tour réussir. Il n’est pas possible qu’il y ait une génération perdue…

En ce temps-là, la Seine-Saint-Denis faisait partie du département de la Seine. C’était le 75. Le 93 n’existait pas encore : on appartenait au « paquet des parigots ». Le périph n’avait pas encore mangé les fortifications, qui étaient notre terrain de jeu. Il n’y avait pas cette rupture symbolique qui nous a rejetés « de l’autre côté ». C’était avant que la droite ne s’approprie Paris et le vide de sa substance ouvrière et populaire. On ne se sentait pas différent des autres, pas aussi « ailleurs » qu’aujourd’hui. On baignait dans un ensemble homogène, en termes sociaux. Même si, chaque fois que ma mère allait à la mairie réclamer un logement plus grand, elle entendait le maire SFIO l’interpeller : « Qu’est-ce que vous êtes venus faire ici, pourquoi vous n’êtes pas restés chez vous ? » Elle revenait évidemment décomposée…

On n’avait pas peur de l’échec scolaire. À partir de la quatrième, certains étaient happés par d’autres structures de formation, l’école de la RATP, les assurances, les banques. On n’était que quelques « fêlés » comme moi à aller au lycée et à passer le bac. Mais les autres s’intégraient par le travail. Bien sûr, il y avait des bagarres entre bandes des cités : « Jean Jau » contre la bande de la place Séverine, ou celle de la mairie, les mômes de l’école publique qui se castagnaient avec ceux de l’école privée. Les blousons noirs faisaient le coup de poing au bal de la salle des fêtes. Mais on savait bien que c’était l’affaire d’un moment. Et qu’après le service militaire viendrait le mariage. Tout le monde allait se ranger. Il n’y avait pas ce sentiment de la menace de la délinquance sur la société.

Je me souviens très bien d’une de mes profs de troisième, Madame Toullieu (elle habite toujours dans le coin) qui a dit en me désignant : « Allez, ce petit-là, on en fera quelque chose ! » On était trente par classe, mais les profs ne manquaient pas d’enthousiasme. S’ils décidaient de donner un coup de pouce à un gamin, ils n’en délaissaient pas pour autant les autres. Ils avaient la possibilité de faire du sur mesure.

À la fin des années 70, j’ai senti que les choses commençaient vraiment à changer. Le choc pétrolier, le poids de la crise, le chômage qui a commencé à augmenter fortement… Et alors là, tout est allé très vite. J’ai été élu adjoint au maire du Pré-Saint-Gervais en 1977. Je me souviens des débats que nous avons eus au bureau national du PS. Nous étions un certain nombre d’élus de banlieue qui disions : « Attention, ça dévisse ! » Je sentais le repli sur soi, je voyais les gens déserter le tissu associatif. Et d’un seul coup, le lien s’est fait entre la crise et la montée du racisme. Le 1 % patronal a eu un effet pervers : celui de donner aux habitants déjà installés dans une banlieue le sentiment d’avoir été moins bien logés que les derniers arrivants, venus d’ailleurs. Ils me disaient : « On habite le Pré depuis longtemps, pourquoi ont-ils, eux, un logement, et pas moi ? » J’ai senti comme un « découturage » de la banlieue. La mixité sociale a été peu à peu mise à mal. Les cités se mettaient à déraper. Le taux de chômage grimpait, et la misère s’accumulait à la misère. Les gamins des cités, entassés dans les écoles de proximité, avaient de plus en plus de difficultés. L’été, pendant les vacances, ils n’avaient que les squares, et l’hiver, on les retrouvait dans les halls d’immeubles. Les familles en difficulté ont commencé à se multiplier dans les cages d’escalier. Un certain nombre d’habitants qui vivaient là en ont eu assez et ont eu envie de partir. C’étaient les 10 % de gens qui structuraient la vie associative et servaient d’intermédiaires dans les quartiers. Ils ne supportaient plus les boîtes aux lettres arrachées, les mômes qui buvaient de la bière dans les escaliers et à qui il fallait demander de se pousser pour pouvoir entrer chez soi. La drogue est arrivée. Au début les gamins sniffaient du trichlo.

Quand on parlait de ça, au PS, c’est tout juste si on ne se faisait pas traiter de réactionnaire. Du fait de la montée de Jean-Marie Le Pen, on avait l’air de traîner sur un terrain interdit. Quand on disait : « Attention, l’immigration clandestine, surtout quand elle est accumulée sur les mêmes cités, sur les mêmes villes, pose un problème… ». Quand on disait : « L’intégration par l’école marche de moins en moins. » Quand on disait que « de plus en plus de dépenses sociales pesaient sur un certain nombre de villes, alors que les recettes de taxes professionnelles allaient ailleurs ». Quand on disait : « Attention, on va dans le mur… » Eh bien, on y a été. Mais pour un certain nombre d’entre nous, on y a été en klaxonnant.

Je me souviens des élections de 1986, comme d’une terrible souffrance. Après le bonheur et l’heureuse victoire de 1981… J’ai bien cru que c’était cuit, que la société française nous filait entre les doigts et qu’on ne s’en remettrait jamais. Dans mes réunions publiques, j’étais pour la première fois confronté à de la haine à l’état pur. Et ce n’était pas cantonné au Front national. Les types étaient capables de nous dire : « Quand votre fille se fera attaquer dans la rue, ne comptez pas sur nous pour venir pleurer. » C’était leur manière de nous dire que nous ne savions pas nous occuper d’eux. On a vu la société changer, sans savoir ce qu’il fallait faire pour la rattraper. On n’a pas vu arriver la multiplication des familles monoparentales, la progression de la toxicomanie. On a balbutié. C’était l’année du paroxysme du rejet de l’autre, les lendemains de Dreux. La droite était tellement convaincue de ne vivre qu’une parenthèse socialiste, elle était tellement persuadée de notre illégitimité, qu’elle était prête à jouer avec le feu. Aux cantonales, je me suis pris un tract du FN qui disait : « Renvoyons cet immigré de fraîche date, ce mafioso, en Sicile… » Ce jour-là, j’ai vu mes parents en larmes. Eux qui avaient dû faire le long travail du deuil de leurs origines et de leur culture, ils se prenaient ça dans la figure. Vingt-six ans après s’être installée !

On a cru que l’on tenait des solutions. On espérait que la crise ne durerait pas. C’était la grande époque où l’on croyait voir « le bout du tunnel ». On a pensé macroéconomie : juguler l’inflation, moderniser l’appareil de production. Il fallait le faire, évidemment. Mais cette politique mettait toujours un peu plus les mêmes sur la paille. L’aménagement des villes avait été conçu dans l’idée d’un développement continuel. On avait tué la rue et créé des tours comme des donjons, pour dire la puissance des élus. On faisait des dalles : les voitures d’un côté, les piétons de l’autre. Il y avait les villes pour travailler et les villes pour dormir.

Peu à peu, on était arrivé à la concentration dans les mêmes lieux de la population qui subissait toutes les angoisses et qui ne pouvait plus compter sur des services publics de qualité et de proximité qui contribuent si fortement à l’égalité. Un exemple : quand les dealers se sont installés dans les quartiers, les mêmes vieilles dames qui nous avaient tellement demandé de rétablir l’ordre, au bout de quelque temps ne s’en sont pas trouvées si mal. Les gamins de 12 ans transportaient la came de la cave à la voiture des trafiquants. Les grands frères surveillaient et les petites mémés étaient tranquilles parce que, pour éviter les rondes de police, les dealers déglinguaient le premier qui tirait un sac à main. Ils avaient pris en main les cités.

C’est ce sentiment d’abandon que nous renvoient aujourd’hui les enseignants de Seine-Saint-Denis. Ils ont l’impression que leur travail de résistance n’est même plus reconnu. Quand on met sur pied un plan de rattrapage, ils n’ont plus le temps d’attendre. Puisqu’il y a un peu plus d’oxygène, ils veulent pouvoir respirer, avoir plus de chances pour s’en sortir. Je vois toute une partie de la population, les électeurs, mes amis militants, qui disent : « Nous, tous les soirs, à la télé, on voit monter le CAC 40, les entreprises qui font des profits record. Il n’y a jamais eu autant d’argent. » Ils ne veulent pas avoir le sentiment que ça va bien quand pour eux, ça va encore plus mal.

Depuis le mois de juin, beaucoup de mesures ont été prise en faveur des villes et des quartiers par le gouvernement Jospin : emplois-jeunes, contrats locaux de sécurité, relance des zones d’éducation prioritaire. Mais dispersées, sectorisées, elles ont manqué de lisibilité pour les acteurs de terrain. Notre pari, c’est d’être le chainon entre l’État, les collectivités locales et les milliers de personnes – souvent bénévoles – qui travaillent chaque jour à améliorer la vie en ville. Je ne peux pas être le ministre des audits, des rapports et des procédures. Je voudrais être le ministre des mécanos de la ville tout en redonnant un sens politique à l’ambition urbaine. On a l’ensemble des pièces à notre disposition. Maintenant, il faut les emboîter et les visser pour réconcilier nos concitoyens avec la ville.

Le Parisien, 14 avril 1998

 

Le Parisien : Pourquoi êtes-vous ministre de la ville et pas ministre de la banlieue ?

 

Claude Bartolone : Parce que la banlieue est une partie de la politique de la ville. Si on ne s’intéresse qu’aux quartiers, sans s’intéresser à la ville et même, au-delà de la ville, à l’agglomération, on ne règle pas les problèmes. Il faut faire revivre la mixité sociale.

Le Parisien : Avez-vous déjà arrêté les grandes lignes de votre action ?

Claude Bartolone : Oui. D’abord, on ne peut pas simplement raisonner par quartier. Ensuite, il faut s’appuyer sur le réseau des professionnels. Il y a des femmes et des hommes qui ont une vraie culture de la ville. Il faut aussi s’appuyer sur les élus.

Le Parisien : Et les habitants ?

Claude Bartolone : Bien sûr, il faut accroître leur rôle. Parce qu’il n’y a une vraie adhésion aux actions entreprises dans les villes que lorsque les habitants se les approprient. Une rénovation urbaine, une restructuration des transports sont respectées lorsqu’elles sont faites en relation avec les habitants. Donner la parole aux citoyens sera en outre, à mon avis, un élément pour lutter contre l’individualisme et même contre les extrémismes. Il faut envisager un prolongement démocratique des lois de décentralisation.

Le Parisien : Selon vous, qu’attendent les gens en priorité ?

Claude Bartolone : Que l’État favorise réellement l’égalité républicaine.

Le Parisien : Cela veut dire quoi pour un parent d’élève de la Seine-Saint-Denis ?

Claude Bartolone : La situation du 93 est révélatrice : pour la première fois, le Gouvernement a admis qu’un département a été maltraité. Claude Allègre et Ségolène Royal décident un plan de rattrapage et ils tombent sur la révolte de couches populaires et des classes moyennes. Elles nous disent, dans trois ou cinq ans, nos gamins seront sortis du système scolaire, il sera trop tard.
Nos concitoyens admettent aujourd’hui l’idée de compétition, mais ce qui leur est insupportable, c’est qu’au moment où on est sur la ligne de départ, il y en a qui ont des semelles plombées tandis que d’autres ont la dernière paire de baskets.

Le Parisien : Les tarifs des transports en commun ne sont-ils pas aussi facteurs d’exclusion ?

Claude Bartolone : Si. Quand on sait qu’aujourd’hui la carte des transports cinq zones revient à 544 francs, on voit la charge pour une famille qui habite en lointaine banlieue ! Comment imposer cela à une famille modeste ? De fait, on encourage un certain nombre de mômes à ne pas payer les transports en commun.

Le Parisien : Faut-il un nouveau plan pour la ville ?

Claude Bartolone : Non. Ce serait trop éloigné des préoccupations de nos concitoyens. Les réponses doivent être au cas par cas, qu’elles relèvent du domaine de la sécurité, de l’emploi, de l’éducation nationale, ou des transports. On peut envisager, par exemple, un nouveau régime de tarif pour les jeunes. Il s’agit de faire du sur-mesure.

Le Parisien : Vous êtes un ministre sans budget. Ne craignez-vous pas de n’être qu’un ministre de la parole ?

Claude Bartolone : Non. D’abord j’interviens sur l’équivalent de 30 milliards de francs qui représentent un volume plus important encore. Car, en agissant sur ce budget, on peut mobiliser les crédits de la Caisse des dépôts et consignations, de la région, des départements et des villes qu’il faudra rendre solidaires par un fonds de péréquation entre villes riches et villes pauvres.
Je me suis posé la question quand Lionel Jospin m’a proposé ce challenge. Je pense que j’ai une chance exceptionnelle : Lionel Jospin n’est pas là pour faire trois petits tours et puis s’en va. Il fait de la ville une vraie priorité.

Le Parisien : Allez-vous vous inspirer de l’action de Monsieur Raoult, comme vous un élu de la banlieue ?

Claude Bartolone : Vous ne m’entendrez pas jeter l’anathème sur les politiques menées par les uns et les autres. Mais je vais essayer de corriger le tir lorsque des mesures prises par le passé ont provoqué des effets négatifs. Sur les zones franches urbaines, il semblerait qu’il y ait eu un effet d’aubaine entraînant des délocalisations d’entreprises sans création nette d’emplois. Néanmoins, cela a permis d’intégrer la dimension économique dans la politique de la ville.

Le Parisien : Comment comptez-vous enrayer l’engrenage de la violence en banlieue ?

Claude Bartolone : S’il y avait un remède miracle, cela se saurait. Néanmoins, la sécurité est une des valeurs qui sous-tendent la République. Un certain nombre de choses doivent donc être entreprises. Avec Jean-Pierre Chevènement, je vais voir comment on peut articuler les contrats locaux de sécurité avec les contrats communaux de prévention de la délinquance, en y associant la population, en faisant que chaque délit ait une réponse et en n’oubliant jamais les victimes.

Le Parisien : Faut-il responsabiliser davantage les parents ?

Claude Bartolone : Il y a un certain nombre de parents, notamment ceux en situation de famille monoparentale, qui ont besoin d’être soutenus autant que les enfants. Notre système d’intervention sociale doit revenir sur le terrain.

Le Parisien : La sécurité n’est-elle pas aussi une affaire d’animation dans les quartiers ?

Claude Bartolone : Pas seulement. Dans les années soixante, les quartiers n’étaient guère animés. L’intégration se faisait par le travail. Notre première préoccupation c’est donc l’emploi et la formation professionnelle. Regardez le succès obtenu par les maires quand ils ont organisé des réunions pour présenter les emplois-jeunes proposés par Martine Aubry. Ça casse complètement le mythe de cette jeunesse qui ne veut pas travailler.

Le Parisien : Comment améliorer l’image de la banlieue ?

Claude Bartolone : C’est primordial. C’est pour cela que j’espère que, très vite, on arrivera à avoir une équipe de foot résidant au grand stade de Saint-Denis. Cela servirait énormément en termes d’identification.

Le Parisien : Croyez-vous à l’avenir de la banlieue ?

Claude Bartolone : Je crois à l’avenir de la ville. Parce que les centres-villes vivent avec l’ensemble de l’agglomération. Paris qui se vide doit réagir. Le jour où l’on constatera que le monsieur qui vous sert le petit noir au bar à 5 heures du matin ne peut pas venir parce qu’il habite à 50 kilomètres, il sera trop tard. Si demain il devait y avoir des centres-villes musées, uniquement occupés de bureaux et peuplés par gens les plus riches, ça ne pourra pas fonctionner.