Texte intégral
M. Tronchot : Vous avez entendu que les Américains se disent déterminés à frapper l’Irak. Ils font démonstration de leur force. Que vous inspirent ces préparatifs de guerre ?
E. Balladur : Il y a huit ans bientôt, lors de la préparation de la guerre du Golfe, j’avais été le porte-parole de l’opposition pour soutenir l’action du gouvernement de l’époque qui s’était joint à ceci opération. L’Irak, en effet, avait envahi le Koweït. De quoi s’agit-il aujourd’hui ? On est dans une situation différente. Il s’agit d’une part de faire respecter des résolutions du Conseil de sécurité. Mais jusqu’à présent, on ne nous a pas démontré en quoi elles étaient violées. Qu’est-ce que l’Irak cache ? Quels types d’armes ? Sont-elles aussi dangereuses qu’on le dit ? En second lieu, est-ce que la précision des frappes a fait de progrès depuis la guerre du Golfe où elle a démontré qu’elle n’était pas toujours efficace. Alors en attendant qu’on réponde à ces deux questions, je ne discute pas un instant le caractère dangereux de la situation et je dirais même le caractère dangereux d’un gouvernement comme le gouvernement irakien. En attendant qu’on réponde à ces questions, je crois qu’il faut mieux poursuivre les discussions avant d’en arriver à la force.
M. Tronchot : La France ne fait pas partie des va-t’en guerre ? Elle a raison, M. Chirac a raison de dire ce qu’il a dit, hier, en Autriche ?
E. Balladur : La France a raison de demander des précisions supplémentaires.
M. Tronchot : Et le manque de cohésion au niveau européen, ce n’est pas dommageable pour l’Union, pour la politique étrangère commune ?
E. Balladur : Sans doute, mais l’union n’est pas nécessairement en toutes circonstances et sur tous les sujets une fin en soi. Si l’Union devait nous conduire à abandonner nos positions, ce ne serai peut-être pas une bonne chose. Mais je répète : je n’ai pas dit que j’étais hostile aux frappes éventuelles, j’ai dit que je voulais savoir à quoi cela servait et si ce serait efficace.
M. Tronchot : Donc encore une place pour la diplomatie ?
E. Balladur : Je le pense.
M. Tronchot : Revenons à l’intervention de L. Jospin, hier, sur cette antenne. D’abord sur la forme : le Premier ministre se veut un politique modeste. Il fait la politique de son électorat – c’est ce qu’il dit en tous les cas. Il se dit parfois même de passage à Matignon. Comment est-ce que vous appréciez cette méthode ou ce naturel ?
E. Balladur : Ce sont des propos qui sont assez classiques, qui n’ont rien de tellement inattendus. Ce qu’il me semble, c’est qu’au-delà des propos, il y a des réalités. Et la réalité me paraît être la suivante – je ne sais pas si vous allez me parler du cumul des mandats ?
M. Tronchot : Oui, un petit peu après.
E. Balladur : Donc je voulais dire – mais je le dirais un peu après mais je le dis maintenant.
M. Tronchot : Vous le répéterez.
E. Balladur : Non, je dirais autre chose. Le choix du moment n’est pas le meilleur possible. En effet, proposer aux Français une modification des lois sur le cumul des mandats un mois avant une élection qui va se dérouler dans la France entière et en disant que cela ne va pas s’appliquer à cette élection mais six ans plus tard, c’est véritablement jeter un pavé dans la mare dont on ne peut pas croire que ce ne soit pas fait de façon intentionnelle.
M. Tronchot : Vous êtes en train de nous dire qu’il se veut, L. Jospin, politique et vertueux et qu’en fait il est parfois politicien ?
E. Balladur : Oui, vous avez à peu près compris ce que je voulais dire.
M. Tronchot : Le Premier ministre disait, hier, suivant une formule d’ailleurs consacrée, que son bilan pour le moment était globalement positif. Vous trouvez que l’économie de la France marche mieux ?
E. Balladur : L’économie de la France marche mieux qu’on ne pouvait le craindre il y a quelques mois. Ce qui prouve entre parenthèses que nous n’avions pas si mal géré le pays. Je le dis en passant. Mais moi, mon souci n’est pas celui-là. Laissons de côté le passé. Si vraiment l’économie de la France va mieux, comme celle de l’ensemble de l’Europe occidentale, s’il y a plus de croissance, est-ce qu’on va faire en France toutes les réformes nécessaires pour résoudre nos problèmes ? C’est-à-dire avoir moins de chômage, moins de déficits, moins d’impôts et de charges pour libérer la société française ? On a déjà fait cette expérience une fois, je vous le signale, en 1988 – dans les années 1988-1990 – et il y a eu une très embellie, si j’ose dire cette répétition. En fait, le gouvernement de l’époque qui était également un gouvernement socialiste a gaspillé les chances de la France en ne faisant pas les réformes nécessaires. On a même entendu le Premier ministre de l’époque – c’était M. Rocard – dire : il faut réhabiliter la dépense publique. Le résultat : c’est qu’en 1993 on a trouvé près de 500 milliards de déficit public. Je ne souhaiterais pas pour l’intérêt de notre pays que cela recommence. Si la France va mieux je m’en réjouis profondément mais je demande qu’on en profite de toute urgence pour faire les réformes nécessaires.
M. Tronchot : La Corse, avec l’arrivée ce matin du nouveau préfet. Est-ce que vous êtes de ceux qui considèrent que les responsabilités dans la dérive progressive de l’île sont à chercher à droite et à gauche dans le passé ?
E. Balladur : Je crois qu’il y a un problème en Corse : c’est un problème d’autorité de l’État d’abord et avant tout.
M. Tronchot : Quelles sont les erreurs qu’on paye aujourd’hui ?
E. Balladur : Par exemple, l’erreur qui consiste à avoir passé à la télévision des hommes encagoulés avec des kalachnikovs qui ont convoqué les journalistes et la presse, qu’on a filmés. On sait parfaitement donc où cela se passe et qui le fait. Rien ne se passe ! Et la police et les forces de l’ordre n’interviennent même pas pour désarmer ces hommes. C’est la définition même de l’absence d’autorité de l’État. C’est une première cause. La seconde, c’est que je crois qu’on a raison de dire que les lois n’étant pas respectées comme elles le devraient, il s’est développé en Corse un climat mafieux qui explique beaucoup de choses. Alors quelles sont les responsabilités ? J’ai trouvé – je le dis comme je le pense – que l’allusion un peu implicite de M. Jospin au fait que l’opposition aurait plus de responsabilités dans cette situation que les socialistes, était quelque peu déplacée. Que je sache : il y a aussi des élus socialistes en Corse, il y a même des ministres du gouvernement de M. Jospin qui sont des élus corses. Alors par pitié, ne faisons pas de politique pour le coup politicienne à ce propos-là. Nous avons un défi devant nous : la Corse, c’est la France, elle est dans la République, elle doit rester dans la République –, l’immense majorité des Corses le souhaitent. Rétablissons l’autorité de l’État et dissipons tous ces désordres et ces phénomènes mafieux qui se développent.
M. Tronchot : M. Jospin disait hier qu’il aurait besoin du Président Chirac pour que soit établie, je le cite, « l’unité absolue de l’État en Corse. » C’est de la cohabitation appliquée ? De la demande d’aide ?
E. Balladur : Il est évident qu’il faut que dans des dossiers aussi importants, le président de la République, le Premier ministre et le Gouvernement soient d’accord. D’ailleurs ce qui s’est cassé à l’Assemblée cette semaine, montre qu’il y avait vraiment un climat d’unité nationale sur cette affaire. Cela va de soi. Mais dans le même temps, M. Jospin par le propos que je viens de relater a manifesté son désir de faire de la politique à propos de l’affaire Corse. Et si je me permettais de lui donner un conseil, c’est de laisser vraiment la politique de côté dans cette affaire.
M. Tronchot : Ses propositions ont été faites – on l’a déjà évoqué, il y a un instant – pour limiter ou faire disparaître le cumul. Est-ce que c’est un mauvais coup à la morale publique, comme dit P. Séguin, ce que propose L. Jospin, ou bien un projet qu’on peut envisager de voter comme dit F. Léotard ?
E. Balladur : Je vais vous donner mon sentiment. Premièrement la date est mal choisie – je viens de vous le dire tout à l’heure, et je ne le répéterais pas. Deuxièmement, il est tout à fait normal qu’on ne cumule pas deux responsabilités exécutives. Que l’on ne soit pas à la fois maire, ministre, président du Conseil général, régional, etc. C’est normal. Troisièmement, il est normal qu’on ne soit pas à la fois député européen et député à l’Assemblée. C’est parfait. Reste un problème : peut-on être parlementaire et être le chef d’un exécutif régional ? Je pense que la tradition française étant ce qu’elle est, c’est préférable pour l’enracinement des élus, pour la démocratie et pour éviter que les élus nationaux ne soient totalement dans la main des partis politiques.
M. Tronchot : Cela veut dire que s’il y a toujours cette disposition-là, vous ne votez pas ?
E. Balladur : Je ne la voterai pas.
M. Tronchot : L’Assemblée a voté en première lecture le projet sur les 35 heures. Il y a une question que j’ai envie de vous poser : il y a quelques années, le patronat vous irritait parfois. Aujourd’hui quel jugement vous porter sur le patronat sur la manière dont il a, disons, géré cette question des 35 heures ?
E. Balladur : Je préfère ne pas porter de jugement sur qui que ce soit. Je dirais la chose suivante : je suis partisan de la réduction de la durée du travail, je le suis depuis longtemps mais je l’ai manifesté. Mais de façon contractuelle, libre, j’allais dire naturelle. Le système de la carte forcée ne marchera pas. Il ne marchera pas. Quelle est la situation de la France : nous n’avons pas assez d’emplois en France et trop de chômeurs. On veut renchérir encore le coût de l’emploi. Eh bien, cela ne se terminera pas bien du tout. Alors le résultat est que la loi va être votée – sans doute – en raison de l’obstination socialiste, car véritablement c’est une originalité française qui fait que nos partenaires européens nous regardent un peu éberlués avec nos affaires de 35 heures pour lutter contre le chômage. Partout ailleurs on fait le contraire. Je pense que maintenant la réflexion doit être : comment essayer de sortir de la difficulté dans laquelle nous plongera le vote de cette loi. Comment faire pour créer des emplois et lutter contre le chômage.