Interviews de M. Jack Lang, membre du bureau national du PS et ancien ministre de la culture, à Europe 1 le 17 décembre 1996 et dans "Le Figaro" du 19, sur l'historique et les objectifs de la Bibliothèque François Mitterrand et sur la politique culturelle du gouvernement.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Inauguration par le président Chirac de la Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque François Mitterrand, le 16 décembre 1996

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Europe 1 - Le Figaro

Texte intégral

Europe 1 : 17 décembre 1996

Jean-Pierre Elkabbach : Bonjour, Jack Lang.

Jack Lang : Bonjour.

Jean-Pierre Elkabbach : Le président Jacques Chirac a donc inauguré la très grande bibliothèque hier, aux côtés de Danièle Mitterrand, vous y étiez ? Monsieur Chirac fait ce qu'il faut faire, c'est un acte courtois, élégant ou vous y avez vu autre chose, vous ?

Jack Lang : C'est l'acte d'un président de la République qui inaugure une belle réalisation qui a été conçue par son prédécesseur François Mitterrand. Mais je crois que lui-même à travers les réactions qui furent les siennes lors de la visite a été assez impressionné par la beauté des lieux, par l'harmonie, l'organisation intérieure…

Jean-Pierre Elkabbach : Il ne pouvait pas dire le contraire, entre nous ?

Jack Lang : Qui, Jacques Chirac ? Non, il avait l'air très sincèrement intéressé et même passionné par toute une série d'éléments qui constituent l'originalité de la bibliothèque.

Jean-Pierre Elkabbach : Il estime que c'est une réussite ?

Jack Lang : Il m'a dit cela en tout cas, à la sortie, en me disant : grand défi, grande réussite. Mais, peut-être vous pourriez un jour prochain l'interroger sur ses sentiments profonds, je crois qu'ils sont sincères et engagés à l'égard de cette bibliothèque.

Jean-Pierre Elkabbach : Alors François Mitterrand plaçait au-dessus et au-delà de la politique, il le disait quelques fois, la création littéraire. Mais, est-ce qu'il fallait pour autant, Jack Lang, ériger ces 4 tours gigantesques qui tournent le dos à la Seine avec une fausse forêt pour, 9 milliards, 200 millions de dépenses de fonctionnement par an, est-ce qu'on n'a pas asphyxié les bibliothèques des villes et des régions avec la très grande bibliothèque Mitterrand ?

Jack Lang : Mais c'est exactement le contraire, si vous me le permettez, exactement le contraire. Tout à l'heure j'ai entendu la délicieuse Catherine Nay qui, lorsqu'elle invoque le nom de François Mitterrand ne manque pas de tremper sa plume dans le vinaigre, elle est décidément récidiviste et incorrigible, mais cela fait en même temps son charme. Et puis, cela montre que François Mitterrand est toujours vivant et cela me réjouit aussi. Et c'est exactement le contraire Jean-Pierre Elkabbach, la bibliothèque nationale, la nouvelle bibliothèque nationale a été la consécration d'une politique nationale d'ensemble que nous avons inauguré en 1981 par la loi sur le livre pour assurer la préservation des librairies à travers l'ensemble du pays, par la construction de 1 500 bibliothèques publiques dans les villes, dans les départements qui fait que la France qui était la locomotive des bibliothèques poussiéreuses, inhospitalière est devenue aujourd'hui, pardon était le wagon de queue, excusez-moi, je suis encore endormi, est devenue la locomotive et la bibliothèque nationale a été la consécration de cet effort national pour le livre et la lecture publique,

Jean-Pierre Elkabbach : Cela ne mange pas une bonne partie des budgets de la Culture ?

Jack Lang : Mais, …

Jean-Pierre Elkabbach : Cela et les grands travaux ?

Jack Lang : J'ai entendu là, les chiffres donnés par Catherine Nay…

Jean-Pierre Elkabbach : Encore !

Jack Lang : 5 %, 10 %, qu'est-ce que cela veut dire ?

Jean-Pierre Elkabbach : Je dis qu'elle a un bon effet, puisqu'elle vous a dopé.

Jack Lang : Elle me stimule, merci, elle contribue à me réveiller, merci. Qu'est-ce que veut dire 10 % d'une bouteille pleine quand le budget est un bon budget pour la culture ou d'une bouteille à moitié vide comme c'est le cas aujourd'hui et qu'elle s'attaque plutôt à la diminution drastique des crédits de la culture. Je l'ai entendu tout à l'heure verser des larmes de crocodile sur les monuments français, sait-elle que 33 % des crédits des monuments historiques viennent d'être amputés, c'est une véritable hémorragie qui va mettre à la rue des jeunes qui se sont préparés pour faire le métier de tailleur de pierres, des petites entreprises et vous verrez dans quelques mois les chantiers de cathédrales, d'églises s'arrêter. Alors, qu'elle consacre une chronique à la restauration des monuments…

Jean-Pierre Elkabbach : Non, mais ce n'est pas à elle qu'il faut le dire, il faut le dire à Philippe Douste-Blazy et a vous-même…

Jack Lang : Si, si c'est votre devoir aussi de radio d'informer les électeurs, les auditeurs.

Jean-Pierre Elkabbach : Alors, la bibliothèque François Mitterrand va fonctionner totalement dans deux ou trois ans, la partie tous publics…

Jack Lang : Un mot puisqu'on parle de chiffres, il faut comparer ce qui est comparable, la British Library à Londres a coûté 20 % de plus, la bibliothèque du Congrès coûtera 1/3 de plus que le fonctionnement de la bibliothèque de France, François Mitterrand.

Jean-Pierre Elkabbach : Alors, la partie tous publics va être ouverte dans quelques jours, est-ce que vous lui prévoyez un succès populaire ?

Jack Lang : Je le pense, je crois que l'expérience le montre, à chaque fois qu'un beau lieu est proposé, un rendez-vous de l'intelligence, le public vient nombreux, les jeunes, les étudiants et je peux même pressentir qu'on s'y pressera tant que parfois on devra faire un peu la queue pour y trouver place. Ce qui veut dire, ce qui veut dire, qu'il faudra bien un jour réaliser le projet, que j'avais moi-même décidé comme ministre de l'Éducation nationale, de construire une véritable bibliothèque universitaire…

Jean-Pierre Elkabbach : Encore…

Jack Lang : On dira une de plus, mais comme vous le savez que notre pays est encore sous équipé malgré les efforts en matière de bibliothèques universitaires à la différence des Allemands ou des Anglais et des Américains. Et je souhaite que le projet qui avait conçu à Jussieu, conçu par Coulasse et Nouvel se réalise enfin et, ainsi, on disposera dans la région parisienne d'un ensemble de bibliothèques convenable et normal.

Jean-Pierre Elkabbach : Vous ne l'avez pas chuchoté hier, au président de la République ?

Jack Lang : Je le lui ai dit, et de même je me suis permis de le lui rappeler qu'un autre projet est en cours mais pour l'instant traîne un peu trop, qui consiste dans l'ancienne bibliothèque nationale, à Richelieu, à réaliser une bibliothèque des arts dont nous avons besoin pour que notre pays, face à la concurrence internationale puisse disposer d'un pôle de rayonnement international pour l'histoire des arts.

Jean-Pierre Elkabbach : Au passage, je dis qu'il reste à Richelieu la bibliothèque effectivement des arts, on en parle. Est-ce que Danièle Mitterrand et vous-même vous avez été sensible au geste de Jacques Chirac d'appeler la bibliothèque François Mitterrand malgré les polémiques et les protestations, alors que cela ne se fait pas tellement dans la plupart des pays ? Très vite, très vite…

Jack Lang : Oui, très vite. Je crois que nous avons été touchés que le président de la République prenne cette décision, c'était une manière pour lui de reconnaître l'oeuvre qui a été accomplie et cette décision a été prise par lui, voici quelques semaines et nous l'en remercions.

Jean-Pierre Elkabbach : Alors, la gauche et la droite sont, sur le plan politique, on va en parler un peu, sont parties en guerre juste avant la trêve de Noël et le parti socialiste avec son projet économique. Est-ce que c'est aussi le projet Jack Lang ?

Jack Lang : C'est un projet qui, dont la démarche doit être, je crois, surtout soulignée indépendamment de telle ou telle disposition technique, c'est une dynamique qui est proposée qui consiste à relancer la croissance, à redonner une plus grande place à la satisfaction des besoins…

Jean-Pierre Elkabbach : Vous y croyez ?

Jack Lang : Ah, je crois à la dynamique, à la démarche. Sur l'étalement dans le temps, le calendrier, le chiffrage, il a été clairement indiqué qu'il s'agissait de propositions et que le jour venu le programme électoral, le programme législatif tiendra compte de la conjoncture économique, de l'héritage qui nous serait éventuellement laissé…

Jean-Pierre Elkabbach : Mais le programme vous le ferez avant les élections ?

Jack Lang : Bien entendu, bien entendu, il sera élaboré à l'automne prochain au moment de notre congrès.

Jean-Pierre Elkabbach : Et ce projet, vous le trouvez, Jack Lang, trop à gauche ou pas assez à gauche ?

Jack Lang : Je ne sais pas très bien ce que cela veut dire : trop pas assez, ce qui est important c'est qu'il y ait une volonté politique d'action, de transformation, de réforme. Les techniques pour parvenir à tel ou tel résultat peuvent être adaptées, infléchies ou transformées. Ce qui compte c'est la vision ou la démarche.

Jean-Pierre Elkabbach : Vous devez être satisfait de voir dans le sondage, le tableau de bord BVA/Paris Match, ou vous avez encore regrimpé, gagné deux points et vous devancez Lionel Jospin, cela doit vous chagriner ?

Jack Lang : Oh, les sondages ça va, ça vient, vous savez. Il faut ni s'en enivrer quand ils sont bons, ni s'en alarmer quand ils sont mauvais.

Jean-Pierre Elkabbach : On vous a vu, Jack Lang, défiler tout récemment dans les rues de Belgrade, c'était sans doute important pour les Yougoslaves, pour vous aussi et pour une poignée d'Européens. Est-ce que c'est important de se montrer comme cela, quelques heures, gratuitement, dans un mouvement de masse, est-ce que ce n'est pas un peu dérisoire ? Ou vous estimez qu'il faut aller à Belgrade ?

Jack Lang : Non, ce qui est très frappant et ce qui m'attriste c'est le silence et la passivité des États européens. Dans le même temps ou les États-Unis, le gouvernement des États-Unis, indiquent bien qu'ils souhaitent clairement le pluralisme dans les médias en Serbie, qu'ils souhaitent clairement que les élections locales soient pleinement reconnues. C'est quand même un peu énorme que d'un côté les Européens dont la construction est fondée sur les droits de l'homme se taisent, soient cachés sous la table, dans le même temps ou Bill Clinton dit à Milosevic : vous devez changer, vous devez accepter un changement démocratique, alors on a envie de dire aux Européens : réveillez-vous, remuez-vous et je dis spécialement à la France et à nous, aux Français : quand j'étais là-bas tous les amis que j'ai rencontré, la foule me disait : on attend la France à Belgrade, aidez-nous, soutenez-nous, cela suffit la real politique en plus la real politique, elle n'est pas si réaliste que cela parce que, croyez-moi, te futur n'est pas du côté de Milosevic en Serbie, mais du côté des démocrates.

Jean-Pierre Elkabbach : Mais, vous voulez le mettre dehors Milosevic, enfin pas vous, mais vous estimez que les démocrates, qui comptent aussi beaucoup d'ultra nationalistes là-bas, doivent le mettre dehors ?

Jack Lang : Tout cela est leur affaire à eux. Notre devoir à nous c'est d'apporter notre présence, notre amitié, notre affection, notre soutien et ils l'attendent. Je crois pouvoir vous dire, sans citer aucun nom, qu'un certain nombre de personnalités françaises vont se rendre prochainement à Belgrade pour apporter ce soutien. Mais je souhaiterais que notre gouvernement et le président de la République puissent faire entendre la voix de la France qui est nécessairement à mes yeux une voix de la liberté.

Jean-Pierre Elkabbach : Au passage, si l'on ménage Milosevic, c'est peut-être aussi qu'il a servi de médiateur pendant la guerre avec les Serbes de Bosnie pendant la tragédie yougoslave dont Hubert Védrine parle très bien dans son livre. Et puis convertir un dictateur en démocrate défenseur des libertés, cela ne marche pas toujours.

Jack Lang : Oui, mais ce n'est pas tout le projet. Le projet c'est que la démocratie s'installe en Serbie et cela favorisera la paix en Serbie. Moi, je suis pour une Serbie pluraliste, pacifique et amicale et c'est aujourd'hui possible pour peu que les Européens se remuent un peu, je ne sais pas quoi, mais se remuent.

 

Le Figaro : 19 décembre 1996

Le Figaro : Quand avez-vous eu l'idée de cette nouvelle bibliothèque nationale ?

Jack Lang : Dès notre arrivée au pouvoir, en 1981, j'avais réussi, avec l'appui de François Mitterrand, à sortir la Bibliothèque nationale de la tutelle de l'Éducation nationale et à la transférer au ministère de la Culture. Dans un premier temps, nous avons simplement voulu rénover la Bibliothèque nationale. Cela a duré cinq ans, non sans difficultés. Jusqu'au moment où nous nous sommes heurtés à l'exiguïté des lieux. Ainsi s'est trouvée posée la question d'une extension nécessaire.

Le Figaro : Qui l'a décidé ?

Jack Lang : J'en ai d'abord parlé à mon directeur de cabinet, Francis Beck. Quand j'ai quitté le ministère, en 1986, François Léotard lui a confié une mission de réflexion sur ce sujet. Cette mission a été menée en liaison avec Emmanuel Le Roy Ladurie. Finalement, un rapport a évoqué deux possibilités : soit une extension sur place, soit la construction d'une autre bibliothèque. Après la réélection de François Mitterrand, en 1988, Jacques Attali de son côté, moi du mien, avons suggéré une série de propositions pour le septennat à venir, dont la création d'une bibliothèque. François Mitterrand a adopté l'idée, et l'a rendue publique le 14 juillet 1988.

Le Figaro : Avec ce postulat : la nouvelle bibliothèque devait être grande et révolutionnaire…

Jack Lang : Oui. Ajoutons que dans son esprit et celui de Jacques Attali, elle devait être autant matérielle qu'immatérielle. Elle le sera sans doute un jour, avec le développement des communications.

Le Figaro : La première controverse a porté sur le site…

Jack Lang : Oui. Je n'étais pas d'accord avec le choix de Bercy. J'étais favorable au bois de Vincennes, à la place d'une caserne qui jouxte le château. Je me méfiais beaucoup de Bercy, enfin de Tolbiac, parce que je redoutais – malheureusement, la crainte n'était pas totalement infondée – que ne s'érigent autour du site des bâtiments médiocres. Finalement, François Mitterrand s'est décidé pour Tolbiac.

Le Figaro : Au-delà du site, il y a le monument lui-même. La concentration et le gigantisme ne constituent-ils pas une erreur fondamentale d'appréciation ?

Jack Lang : Non, je ne le pense pas. Ceci dit, l'autre point sur lequel je n'ai pas été entièrement en accord avec les choix arrêtés était la création de la bibliothèque « tous publics ». J'aurais préféré que l'on s'attache à la seule bibliothèque de recherche. À mon sens, les bibliothèques généralistes sont de la compétence des villes, en tout cas des collectivités territoriales. La bibliothèque du Centre Pompidou, ouverte à tous les publics, existait déjà. À l'époque, ce choix de Georges Pompidou pouvait se comprendre, car la France était si mal équipée en bibliothèque qu'il fallait donner l'exemple. Mais entre 1981 et 1988, nous avions mené une politique ambitieuse en faveur des bibliothèques publiques des villes et des départements. Ces crédits publics – État plus collectivités locales – représentaient trois fois l'investissement dans la Bibliothèque nationale actuelle ! À mon avis, la bibliothèque tous publics, ce n'était pas à l'État de la financer, mais la ville de Paris, à la région ou aux départements de la région parisienne. Il manque à la capitale une véritable bibliothèque universitaire. C'est un problème qu'il faudra résoudre, car la nouvelle bibliothèque ne suffira pas.

Le Figaro : Pourquoi votre avis sur cette question n'a-t-il pas été suivi ?

Jack Lang : Le chef de l'État a voulu que cette bibliothèque ne soit pas réservée aux seuls chercheurs, mais ouverte à tous. C'était un message moral et politique, au sens le plus noble.

Le Figaro : Comment a été choisi le projet architectural ?

Jack Lang : Il y a eu une trentaine de concurrents, car c'était, à l'inverse d'autres grands projets, un concours restreint. Le jury était présidé par Pei ; il a sélectionné cinq projets, avec un ordre de préférence. François Mitterrand a choisi le premier d'entre eux, en disant : « Je ne suis pas un architecte… Il faut faire confiance aux spécialistes. » Le chef de l'État était extrêmement légaliste.

Le Figaro : Vos successeurs rue de Valois ont-ils correctement fait avancer le projet ?

Jack Lang : Ils s'en sont occupé personnellement. J'espère aujourd'hui que le coeur même de cette bibliothèque, c'est-à-dire l'espace réservé aux chercheurs, ne tardera pas à ouvrir ses portes. On s'apercevra bientôt que cette bibliothèque est belle, accueillante, hospitalière, confortable. Mais qu'elle ne pourra pas répondre à toutes les sollicitations. La construction d'une véritable bibliothèque universitaire à Paris que j'avais décidé en 1992 reste plus que jamais nécessaire.