Texte intégral
LE POINT : Premier ministre, vous aviez conclu en 1993 les discussions de l'Uruguay Round dans le cadre du GATT, après d'âpres négociations. Est-on aujourd'hui mieux parti avec I'OMC ?
Edouard BALLADUR : Pour plusieurs raisons, oui. Tout d'abord, à Seattle, la semaine prochaine, il ne s'agira que de recenser les secteurs qui seront l'objet de discussions pendant trois ans. On ne peut donc pas comparer la fin d'un cycle de négociations - 1993 - et le début d'un nouveau - 1999. Ensuite, l'OMC a fonctionné de façon satisfaisante depuis les accords de Marrakech. L'idée qu'il existe une autorité mondiale chargée de régler les conflits est entrée dans les mœurs. Enfin, je n'ai pas observé qu'à ce stade des opérations du moins l'Union européenne aborde ces négociations en ordre dispersé. D'une manière générale, le monde a intérêt à la libération des échanges. La vraie question est de savoir si cette liberté doit être organisée ou pas. Moi je considère que oui. Il lui faut de l'ordre, comme je le dis depuis des années : aujourd'hui on dirait de la régulation, mais c'est la même chose. Comment peut-on ordonner le commerce international autrement que par une organisation mondiale qui prévoie des règles, des méthodes pour résoudre les conflits ? C'est ce qu’est l'OMC.
LE POINT : Et pourtant I'OMC a très mauvaise presse…
E. BALLADUR : Qu'a-t-elle de contraire à l’intérêt de l'ensemble des peuples du monde ? Oui ou non, ceux-ci ont-ils intérêt à la libération du commerce international ? Certes, certains pays qui émergent de la pauvreté doivent pour s’adapter voir leur production protégée à titre transitoire, mais les règles de l’OMC le permettent. Mieux, cela évite que chacun ne se fasse justice soi-même. Je voudrais rappeler que les Américains étaient hostiles - ils le sont toujours plus ou moins - aux procédures de règlement des conflits de l'OMC, procédures qui ont quand même permis de diminuer les protections fiscales et autres dont bénéficient le quart des productions américaines. Et, si l'OMC constitue un tel danger pour l'intérêt général du monde, pourquoi la Chine (un cinquième de l'humanité) tient-elle tellement à y entrer, sans parler de la cinquantaine de pays qui n'en sont pas encore membres ? Connaissez-vous un pays qui proclame : « À aucun prix je ne veux adhérer à l'OMC » ?
LE POINT : Comment expliquez-vous le phénomène José Bové ?
E. BALLADUR : Sa réaction était assez légitime. Je dis sa réaction, pas la conclusion qu'il en a tirée, ni les moyens pour défendre son point de vue. Peut-être n'a-t-on pas suffisamment expliqué tout ce que je viens de vous dire. Et puis, il faut ajouter que la libération du commerce mondial, cela ne signifie pas que tous les produits doivent être vendus au même prix. Il est évident que la qualité compte, que certains types de productions animales ou autres nécessitent des coûts plus importants. Comment cela peut-il se concilier avec une libération des normes internationales et une parfaite égalité dans la concurrence, sans parler des normes sanitaires qu'il faudra bien peu à peu unifier de par le monde ? Qui, sinon I'OMC, pourrait y contribuer le mieux ?
LE POINT : Mais peut-être que ce qui fait si peur, c'est que les acquis agricole, culture... que vous aviez réussi à sauvegarder lors de l’Uruguay Round soient remis en question à Seattle.
E. BALLADUR : Qui nous interdit de défendre nos positions ? Prenons l’exemple culturel. Dieu sait que cela a été une affaire difficile, il y a quelques années, et qui a nécessité plusieurs entretiens téléphoniques entre M. Clinton et moi. Cela étant, l’exception culturelle, quel doit être son sens dans l’avenir alors que, d’ici peu, tous les programmes seront accessibles sur l’Internet, hors de tout contrôle ? Mais alors, quel doit être notre effort pour préserver notre identité culturelle et devons-nous nous contenter de fixer des quotas pour les films diffusés dans les salles ou sur les chaînes de télévision, et d’aides à la production ? C'est la vraie question d'avenir. Et I'OMC peut nous aider à la résoudre, car c'est elle qui permettra de déterminer des principes. II sera d'ailleurs très difficile de réglementer l'usage de l'Internet, mais ne serait-ce pas indispensable ? Ces problèmes culturels ne sont pas les seuls. Il y a aussi les droits sociaux. II y a deux types de conflit qui opposent les pays de l'OMC : le conflit États-Unis/Europe sur l'agriculture, les services, le droit de se faire justice soi-même, et le conflit Nord/Sud. C'est celui-là qui constitue la vraie difficulté de l'avenir : comment conduire des pays émergents à obéir à des contraintes sociales telles que l'interdiction du travail des enfants, ou environnementales ? Comment pourrons-nous obtenir des pays du Sud de respecter nos normes sociales, sanitaires... alors que le seul moyen pour eux de produire à des prix compétitifs, c'est de ne pas les respecter ? Comment pouvons-nous faire pour qu’ils ne voient pas dans notre souci de faire respecter ces normes le désir d'affaiblir ce qui est pour eux une sorte d'avantage comparatif par rapport à nous ? Nous devons les aider à changer. Faire de l'OMC le moyen de renforcer la puissance des plus puissants est un contresens. Elle doit viser au contraire à organiser la protection des plus faibles face aux plus puissants, à obliger les plus puissants respecter un certain nombre de règles.
LE POINT : La cohabitation affaiblit-elle la France dans ce genre de négociations ?
E. BALLADUR : Cela dépend de la position des uns et des autres. Si je me réfère à 1993, au début, François Mitterrand a fait preuve d'une certaine inquiétude : il se demandait si je n'avais pas dans l'esprit, pour rassurer ma majorité, de ne pas ratifier le GATT. Il a commencé de se rassurer quand j'ai expliqué à nos partenaires européens que nous posions un certain nombre de conditions, mais que nous ne voulions pas entraver les négociations. Ensuite, au fil des mois, il a joint ses efforts aux miens. Peut-être parfois avec moins de pugnacité, mais grosso modo, devant nos partenaires, nous avons eu la même position. Donc cela n’as pas été une gêne, mais, en plusieurs circonstances, une aide, même s'il était agacé qu'on critique faction des précédents gouvernements socialistes. Aujourd'hui, je n'ai pas observé que sur le fond il y ait un désaccord entre les deux responsables de l'exécutif, mais nous ne sommes qu'au début des négociations.
LE POINT : Faites-vous confiance au gouvernement Jospin ?
E. BALLADUR : Les intentions affichés paraissent aller dans la bonne direction, mais attendons pour juger le déroulement des négociations. Avant 1993, nos prédécesseurs socialistes avaient clairement sous-estimé la difficulté du problème.
LE POINT : Que répondez-vous à ceux qui, comme Charles Pasqua demandent à la France de se retirer des négociations ?
E. BALLADUR : Le temps passe... Et puis, surtout, j'ai un peu de peine à comprendre la passion, le psychodrame qui entourent ce débat. Finalement, de quoi s'agit-il ? Considère-t-on que le commerce international est moins favorable à la croissance et à l’emploi que le fait de s'enfermer chacun chez soi, de maintenir toutes les protections tarifaires, sanitaires, techniques et autres ? Alors ces négociations internationales sont dépourvues d'intérêt. Je crois le contraire. J'en veux une seule preuve. Depuis 1993, la France a une balance commerciale excédentaire d'au moins 100 milliards de francs chaque année. Donc elle a intérêt à la libération du commerce international. La France est le quatrième exportateur du monde, le deuxième exportateur agricole, elle possède, après le Japon, l'excédent de la balance des paiements courants le plus important. L'étranger nous observe et ne comprend pas comment un tel pays peut nourrir un début public aussi véhément. Mais je voudrais surtout dire à ceux qui critiquent I'OMC qu'il y a un phénomène nouveau. Jusqu'à il y a quelques dizaines d'années, un pays pouvait se refermer sur lui-même, se protéger s'isoler, ce n'était pas souhaitable, mais c'était possible. Aujourd'hui, cela ne l'est plus avec les techniques modernes de communication. À partir de là, une bonne partie des débats théoriques sur l’OMC n'ont plus de sens. On pouvait décider au XIXe siècle d'être une France repliée sur elle-même, face à une Angleterre plus ouverte sur l'extérieur. Ces deux pays étaient des grandes puissances. Alors qu'en serait-il aujourd'hui d'un petit pays d'Afrique ou d'Asie émergent ? On a vu le résultat de l'isolement à l’œuvre dans l'Europe de l'Est. L'échange, pas seulement commercial, mais aussi celui des idées, celui qui favorise les comparaisons, l’émulation, est le propre de la civilisation. À condition que cet échange soit organisé, et qu’il s'inspire du même principe : ne pas abuser de la loi du plus fort. C'est un débat fondamental, l’un des plus importants avec celui sur le respect des droits de l’homme dans le monde, l'un des trois ou quatre grands débats de l'avenir.