Texte intégral
LE FIGARO. – Après l’abandon du canal Rhin-Rhône et la fermeture de Superphénix, quelles décisions importantes vous reste-t-il à prendre ?
Dominique VOYNET. – Ces deux actions étaient les plus spectaculaires, et aussi les plus symboliques, de celles prévues par l’accord pré-électoral entre les Verts et le PS. Le reste de nos accords porte sur des domaines de plus longue haleine ; dans le cadre de mon ministère, je compte désormais accorder la priorité à six grands dossiers : la loi d’orientation et d’aménagement du Territoire, la pollution des sols, la relance de la protection des espaces naturels, la reconquête de la qualité de la vie dans les villes, la mise en œuvre de la loi sur l’air et la police de l’eau.
Q. – Sur ce dernier domaine, que pensez-vous de l’autorisation accordée dans l’Essonne à IBM de pomper de l’eau directement dans une nappe phréatique extrêmement pure et jusqu’à présent préservée ?
R. – L’autorisation avait été accordée au niveau préfectoral et a été annulée par le tribunal administratif. J’ai commandité un rapport pour examiner la pertinence de la demande d’IBM avant toute décision. Il semble que cette société ait fait, en quelque sorte, un chantage à l’emploi : on nous laisse pomper ou nos fermons le site. Il faut notamment s’assurer qu’un filtrage classique de l’eau courante n’est pas, en l’occurrence, une solution adéquate.
Q. – Pensez-vous parvenir à imposer à chaque fois le point de vue des Verts ?
R. – Je ne fonctionne pas dans une logique du donnant-donnant qui conduirait au blocage. Au quotidien, faire partie de ce « gouvernement pluriel » passe par un dialogue qui permet de rapprocher des points de vue parfois très divergents. Chacun connaît les limites de ce que ses interlocuteurs sont prêts à concéder.
Q. – Des exemples concrets ?
R. – L’évolution de la taxation des carburants : il faut bien arriver à un compromis pour tenir compte de cultures et de responsabilités différentes entre le ministre des Transports, Jean-Claude Gayssot, et moi-même. Idem sur le nucléaire : avec le secrétaire d’État à l’Industrie, Christian Pierret, qui est pourtant notoirement pro-nucléaire, nous avons trouvé des terrains d’accord sur la maîtrise de l’énergie, le développement des énergies renouvelables et l’indépendance du contrôle du nucléaire.
Q. – On vous a connue plus combative : neuf mois de gouvernement vous ont-ils assagie ?
R. – Vous êtes drôles, vous les journalistes ! Ou vous m’accusez de « casser la baraque », ou vous trouvez que je suis trop sage en avalant toutes les couleuvres. Je pense, au contraire, maintenir un juste équilibre entre ces deux extrêmes, ce qui n’est pas toujours facile.
Q. – N’êtes-vous pas gênée d’avoir imposé la fermeture de Superphénix sans débat national ? N’avez-vous pas d’autre part mésestimé l’attachement des salariés à leur outil de travail ?
R. – La fermeture de Superphénix faisait partie, clairement, de notre projet de gouvernement ; Soit dit en passant, on ne peut pas prétendre que la création du surgénérateur de Creys-Malville ait été décidée dans la transparence… Certes, je comprends la fierté de ceux qui travaillent sur ce site. Leur colère est à la hauteur de leur attachement au réacteur, et de leur surprise : ils ne semblent toujours pas vouloir croire à la fermeture, pourtant définitivement confirmée à plusieurs reprises par Lionel Jospin.
Certains chiffres avancés au sujet des emplois sont exagérés. Avec Superphénix, environ 1 200 emplois directs sont concernés. S’il doit y avoir des difficultés, ce sera plutôt au niveau des sous-traitants. Le problème n’est pas insurmontable. Nous mettons en place un plan de reconversion. C’est simplement une question de temps et d’organisation, car l’arrêt et le démantèlement du réacteur n’avaient pas été prévus par les pouvoirs publics.
Q. – Engager un débat global sur l’énergie ne serait-il pas un moyen d’amorcer l’abandon du nucléaire ?
R. – Actuellement, nous fonctionnons avec un modèle énergétique lancé au début des années 70. Le contexte a évolué, notamment concernant les besoins énergétiques. Je crois fondamentale la participation des citoyens à des choix qui nous engagent pour des générations. À l’aube du XXIe siècle, il faut engager un débat global sur l’énergie, en ouvrant les choix et sans préjuger de son résultat. Pour ma part, je crois qu’il faut favoriser la maîtrise de l’énergie et développer les énergies renouvelables. Les politiques énergétiques ne doivent pas se limiter à l’électricité. On doit aussi intégrer les problèmes liés à l’urbanisme et aux transports.
Q. – Vous-même, roulez-vous dans une voiture « propre » ?
R. – J’emprunte une voiture électrique du ministère pour sortir le soir dans Paris. Autrement, j’utilise une Safrane qui, je l’admets, n’est pas équipée au GPL. Mais pour les longs trajets, je prends généralement le train.
Q. – Comment pouvez-vous résister aux pressions des multiples lobbies ?
R. – La France est le pays des lobbies. Leur pression est terrible. On subit celui de l’amiante, une substance qu’on laisse dans des milliers de bâtiments alors qu’on connaît sa nocivité ; celui du gazole, très polluant mais toujours privilégié ; ou encore celui du phytosanitaire, qui met sans cesse de nouveaux pesticides agricoles sur le marché.
Q. – Votre action est donc constamment contrariée…
R. – Oui, mais pas tellement en raison de ce genre de pression. Si mon travail est difficile, c’est plutôt en raison du petit budget dont je dispose. Je souffre en matière d’Aménagement du territoire, et je me sens en-dessous de la ligne de flottaison pour l’Environnement : avec 0,14 % du budget de l’État, j’ai moins, en proportion, que mon homologue du Portugal. La somme de 1,6 milliard de francs allouée dans le budget 1998 pouvait suffire autrefois, lorsque ce ministère faisait travailler beaucoup d’autres administrations à l’application de ses décisions. Aujourd’hui, le processus s’est inversé : nous sommes devenus un recours, c’est-à-dire un ministère de contrôle qui doit faire appliquer lui-même un nombre sans cesse croissant de règlementations établies à Paris ou à Bruxelles. Je remarque d’ailleurs que les citoyens sont de plus en plus nombreux à nous écrire pour nous saisir de problèmes de nuisances sonores, de pollution, etc., les concernant. Nous ne pouvons plus faire face.
Q. – Quelles solutions préconisez-vous ?
R. – J’ai demandé à Lionel Jospin d’augmenter mon budget d’au moins 50 %. J’ai aussi souligné au Premier ministre le risque d’accidents graves lié à ce manque de moyens : des dizaines d’installations à risque ne sont pas contrôlées comme elles le devraient. Des catastrophes peuvent s’y produire, dont nous serions pénalement responsables. Je pense également qu’il faut par exemple rapprocher les politiques des ministères de l’Environnement et de la Santé, de manière à ne pas avoir systématiquement à réparer les dégâts causés par la pollution. Cela coûte moins cher de lutter contre l’amiante que de soigner les cancers qu’il provoque.
Q. – Ne risquez-vous pas ainsi de vous attirer des inimitiés pénalisantes ?
R. – Le ministère de l’environnement a toujours dû traiter des problèmes très « transversaux ». Le principe de la majorité plurielle est de permettre à chacun de faire valoir des points de vue parfois très différents. Je ne suis pas majoritaire au gouvernement, mais en matière de protection de l’environnement, je crois que je le suis aux yeux de la population. Les réactions très positives à la mise en place de la circulation alternée en cas de pic de pollution sont, de ce point de vue, révélatrices. Les attentes des Français ont monté en puissance d’une manière phénoménale dans le domaine de la protection de l’environnement.
Q. – Pour en revenir aux lobbies, celui des chasseurs s’est montré particulièrement hostile à votre égard : comprenez-vous ces revendications ?
R. – Certes, 1,5 million de chasseurs – sur 61 millions de Français – représentent un lobby dont il faut tenir compte. Mais je pense qu’il y a des terrains d’entente à trouver, car beaucoup comprennent mes soucis. Aux autres, je ne peux que répéter qu’il n’est pas question pour moi de réformer la chasse, même si certains aménagements doivent avoir lieu. Ceux qui ont peur de se faire exclure des zones retenues dans le cadre du programme européen Natura 2000 se trompent. La protection de ces sites se fera avec ceux qui y vivent, en y maintenant au maximum les activités traditionnelles. De même, si la loi Verdeille doit mieux prendre en compte le droit des non-chasseurs, il n’est pas question de l’abolir. Enfin, si j’estime que le tir des oiseaux migrateurs doit lui aussi être réglementé, je ne soutiens pas du tout l’idée européenne de fermer cette chasse partout en même temps, le 31 janvier. Je vais militer en faveur d’une réglementation modulée en fonction des espèces, et de la variation des conditions climatiques d’une année sur l’autre. Je n’accuse pars les chasseurs de gibier d’eau de tous les maux : si les oiseaux sont moins nombreux aujourd’hui qu’autrefois, c’est aussi parce que les zones humides où ils se reposent et se reproduisent se raréfient, et parce qu’on multiplie les pesticides qui les empoisonnent.
Q. – Un mot, pour finir, sur la drogue. Cent-onze personnalités ont signé récemment une pétition en faveur de la dépénalisation de certaines substances. Vous avez-vous-même reconnu, il y a peu avoir fumé de ma marijuana : vous a-t-on proposé de signer ce nouveau texte ? Et si c’est le cas, pourquoi avez-vous refusé ?
R. – Oui, on m’a proposé de le signer. Je ne l’ai pas fait d’abord parce que cette pétition intervenait dans le cadre d’une procédure judiciaire. Ensuite, parce que ce document ne me paraît pas forcément de nature à faire avancer les choses dans ce domaine. Il y a actuellement en France une espèce d’hystérie qui empêche de poser sereinement le débat sur la drogue : il faudrait enfin admettre qu’il existe des drogues légales, d’autres qui ne le sont pas, puis définir celles qui sont dangereuses par rapport à d’autres. Je ne trouve, par exemple, pas admissible de distribuer des tracts faisant l’apologie de l’ecstasy, dont les études médicales montrent la dangerosité.
Mais la France est aussi le pays où l’on consomme le plus de tranquillisants. L’alcool y est bon marché. Je sais, en tant que médecin, combien ces deux drogues peuvent ruiner la santé de deux qui en abusent. Dans le même temps, fumer une cigarette de marijuana est présenté comme un crime aux adolescents, d’une manière caricaturale. La mère que je suis sait que cela fait rigoler les jeunes et décrédibilise tous les efforts d’information. Continuer dans ce sens constitue le meilleur moyen de laisser se développer le trafic et la violence dans les banlieues.