Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie, de l'industrie et des finances, à RTL le 4 février 1998, sur la dénonciation par l'association française des banques de la convention collective du secteur bancaire, la négociation des modalités du passage aux 35 heures, la notion de flexibilité du travail, la diffusion des nouvelles technologies en France et l'arrêt de Superphénix.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

O. Mazerolle : L’association française des banques a dénoncé la convention collective de la profession, celle-ci prévoit une revalorisation automatique des salaires. Incompatible avec la réduction du temps de travail et les 35 heures répondent les patrons. Que dit le ministre ?

D. Strauss-Kahn : Ce n’est pas ce que j’ai regardé en premier lorsque j’ai ouvert mon journal, ce matin. Ce que j’ai regardé, c’est ce qui était arrivé à K. Tucker. Hier soir, comme beaucoup d’autres, j’espérais que peut-être dans ce grand pays américain qui se veut un pays de liberté, les choses bougeraient. Je suis très choqué qu’à l’époque à laquelle on vit aujourd’hui, dans les pays développés, culturellement avancés, on puisse continuer d’utiliser la peine de mort.

O. Mazerolle : Mais les Français ont aussi leurs préoccupations.

D. Strauss-Kahn : J’en viens à votre question. La loi sur les 35 heures est une loi qui doit permettre de réorganiser le travail. C’est l’aménagement et la réduction du temps de travail. Dans la banque comme ailleurs, les 35 heures doivent pouvoir être appliquées, doivent permettre de fournir aux usagers de meilleurs services, par exemple, parce qu’on ouvrira les agences plus longtemps en ayant deux équipes qui se succéderont. C’est très compliqué pour beaucoup de gens d’aller à leur agence bancaire quand elle est ouverte aux mêmes heures auxquelles, eux, ils travaillent. Il faut prendre une demi-journée de congés pour aller voir son banquier. Ce n’est pas possible. Il faut que les banques puissent être ouvertes plus longtemps, par exemple. Pour cela, il faut une négociation. Ce que je regrette, c’est que la voie a été choisie par l’association française des banques, aujourd’hui, est une voie un peu conflictuelle puisqu’ils dénoncent la convention précédente. J’aurais espéré que la négociation puisse se conduire directement et qu’ils arrivent à des accords tout seuls. Maintenant, ce regret une fois exprimé, ce qu’il faut espérer, c’est que dans cette négociation va pouvoir s’enclencher, que les syndicats et le patronat bancaires vont tomber d’accord. C’est l’intérêt et de la banque et des usagers.

O. Mazerolle : Mais les patrons disent attendez, la loi ne peut s’appliquer par branches professionnelles, elle ne peut s’appliquer qu’entreprise par entreprise parce que les situations ne sont pas les mêmes.

D. Strauss-Kahn : La loi, elle peut s’appliquer comme on veut. On a toujours dit que la négociation devait être souple et décentralisée. Donc, elle peut se faire entreprise par entreprise – bien sûr, les situations sont différentes – mais elle peut aussi se faire par branches quand il y a des situations qui se ressemblent et honnêtement, il y a beaucoup de banques qui se ressemblent. Maintenant, de dire qu’à telle petite entreprise au fin fond du Périgord et à telle grande entreprise parisienne, la loi ne peut pas s’appliquer de la même manière et qu’il faut donc des négociations entreprise par entreprise, c’est vrai. Quand il s’agit de grandes banques à réseau installé sur tout le territoire, la négociation peut se dérouler peut-être plus collectivement. Encore une fois, moi, je ne demande pas mieux que de constater que dans le secteur bancaire, la négociation entreprise par entreprise fait avancer les choses. Fallait-il pour cela dénoncer l’accord précédent ? Je ne suis pas sûr que c’était utile. Ce que je veux voir maintenant et ce que j’attends avec sérénité, c’est justement ces accords. Si le patronat de l’AFB, comme dans d’autres secteurs d’ailleurs, dit OK, on n’est pas pour la négociation par branches pour les raisons que vous venez de dire mais la négociation entreprise par entreprise, cela on en veut. Alors qu’ils y aillent et puis on verra.

O. Mazerolle : Quand E. A. Seillière, le président du CNPF, dit que ce n’est qu’une première réaction à la loi sur les 35 heures, vous attendez une guerre de tranchées maintenant ?

D. Strauss-Kahn : Il faut savoir si dans notre pays, le patronat considère qu’il est uniquement là pour créer des richesses pour certains où s’il est là pour contribuer, comme nous tous, à faire reculer le chômage et avancer l’emploi. Si comme je le pense et comme le pensent malgré tout, beaucoup de chefs d’entreprise, leur objectif est de participer à une sorte de développement national de tous les Français, de tous ceux qui sont sur notre territoire, dont l’emploi aujourd’hui est la principale préoccupation, alors ils viendront négocier avec les syndicats. Vous savez, le Gouvernement là-dedans ne s’en même pas au-delà de la loi. Il définit l’idée qu’il faut aller vers les 35 heures. Ensuite, il dit aux partenaires sociaux : négociez, négociez !

O. Mazerolle : Alors précisément, à l’inverse, est-ce que ceux qui vous appuient dans cette quête des 35 heures, les syndicats, par exemple la CGT, vous paraissent suffisamment convaincus qu’il y a des contreparties dans l’aménagement du temps de travail, dans la modération salariale.

D. Strauss-Kahn : C’est bien l’objet de la négociation. Moi, j’ai visité, il y a quelque temps, deux entreprises en province qui avaient mis en œuvre la réduction du temps de travail. Cela s’est fait d’un côté, réduction du temps de travail et embauche et d’un autre côté, modération salariale pendant quelques années pour que l’ensemble du plan s’équilibre et tout le monde dans l’entreprise étaient tellement content que finalement, il y a eu un référendum qui a été voté à plus de 90%. Les salariés se rendent bien compte qu’eux-aussi, ils doivent, dans cette réduction du temps de travail, favoriser la création d’emplois et que cela peut vouloir dire que pendant quelques années, les salaires continuent à augmenter mais ils augmentent moins vite qu’ils auraient augmenté sinon.

O. Mazerolle : Est-ce que vous-même, vous n’avez pas la tentation de jouer sur les mots de temps en temps ? Quand vous êtes à Davos, au milieu des grands financiers internationaux vous dites en anglais « flexibility » et quand vous rentrez en France, vous dites que la vraie traduction, ce n’est pas flexibilité mais souplesse ! Franchement !

D. Strauss-Kahn : Il n’y a pas de jeu sur les mots. « Flexibility » en anglais se traduit par souplesse mais peu importe.

O. Mazerolle : Entre autres. J’ai regardé dans le dictionnaire, ce matin, et la première traduction est quand même flexibilité.

D. Strauss-Kahn : Le problème est que dans notre pays, le mot flexibilité a été utilisé par le patronat et surtout, disons-le, par la droite politique pour exprimer quelque chose dont nous ne voulons pas et qui est la baisse des conditions de protection des salariés, la destruction d’une partie du code du travail, la fragilisation des salariés.

O. Mazerolle : Ne jouons pas sur les mots.

D. Strauss-Kahn : On ne veut pas de cela. Si, en France, flexibilité, cela veut dire ça, alors on n’en veut pas et on prend un autre mot. On veut bien de la souplesse, il faut que les entreprises s’aménagent, il faut qu’elles s’adaptent. Tout le monde est d’accord avec cela mais il ne faut pas la flexibilité au sens français qui est de diminuer les garanties des salariés. Il n’y a pas de jeu sur les mots. Simplement, en France, flexibilité, cela a pris ce sens-là et ce sens-là moi, je n’en veux pas.

O. Mazerolle : Hier, vous avez rencontré B. Gates qui est le patron de Microsoft B. Gates dit, regardez, une chose, les produits que je vends aujourd’hui, ils ne vaudront plus rien et il faudra que je vende d’autres produits. Cela suppose une mobilité, un dynamisme, une remise en cause permanente. Vous n’avez pas l’impression de rencontrer deux mondes. B. Gates d’un côté et un pays qui a du mal à se secouer ?

D. Strauss-Kahn : Vous savez mon ministère, c’est le ministère de la production. C’est là où on organise la production de demain. La production de demain, c’est beaucoup ces nouvelles technologies. C’est pour cela qu’on a discuté longuement avec B. Gates, hier. C’est pour cela que l’on va passer des accords de coopération entre les laboratoires français et Microsoft : c’est pour cela, comme l’a dit L. Jospin hier à ce forum sur l’informatique, la France va entrer de plain-pied dans la société dans l’information et ne pas être simplement un consommateur de technologies nouvelles mais un acteur, un producteur. Cela va toucher notre vie de tous les jours.

O. Mazerolle : Les esprits sont prêts en France pour cela ?

D. Strauss-Kahn : Les esprits évoluent à formidablement grande vitesse. Regardez, il y a 10% d’utilisateurs d’Internet de plus en France tous les mois. On est à 1,8 million. Depuis six mois, la situation explose. Le Gouvernement veut absolument soutenir très massivement l’entrée dans cette société-là. On le fait avec des fonds de capital-risque, avec des réseaux de recherche que l’on organise. L. Jospin s’y est engagé totalement et je pense qu’en effet, la société internationale qui travaille sur ces questions – B. Gates en est un bon représentant mais ce n’est évidemment pas le seul – s’aperçoit que cela bouge en France.

O. Mazerolle : Mais dans les relations sociales, la France est prête à s’adapter à ce que cette modernité suppose ?

D. Strauss-Kahn : Je vais vous répondre à cette question parce qu’elle a été aussi posée, hier, à B. Gates quand je tenais une conférence de presse avec lui. On lui a dit : mais si vous deviez refaire votre entreprise, est-ce que vous viendriez en France avec les relations sociales, les impôts, tout cela. Il a dit : mais attendez, je suis un créateur d’entreprise ! Les impôts, cela ne m’intéresse pas. Si c’était à refaire, je le ferais exactement de la même manière. Ce qui m’intéresse, c’est de créer de la richesse, de faire avancer les choses et bien sûr que je pourrais venir en France. J’ai même demandé que l’on transmette sa réponse au CNPF.

O. Mazerolle : Sur le nucléaire, est-ce que vous allez suivre les Verts jusqu’au bout ? Ils vous disent Superphénix, c’est une première étape mais maintenant, il faut abandonner le nucléaire. Il faut programmer cela. Hier matin, M. C. Blandin, présidente de la région Nord-Pas-de-Calais parlait de la centrale de Gravelines qui est dans sa région en la qualifiant de « verrue ».

D. Strauss-Kahn : Le Gouvernement est très clair là-dessus. Le nucléaire a beaucoup apporté à la France depuis trente ans qu’il a été mis en place et il continuera. C’est un bon choix d’avoir fait le choix du nucléaire. Cela nous donne de l’indépendance énergétique et puis cela nous permet de moins polluer parce que l’électricité nucléaire, cela ne pollue pas. On est l’un des pays qui pollue le moins. Maintenant, il faut adapter notre nucléaire et par exemple, Superphénix qui était devenu un outil obsolète, très coûteux, ni adapté à la production, ni adapté à la recherche, on l’arrête. Très bien. Mais le nucléaire reste aujourd’hui la base de notre production électrique et n’y a pas de raison que cela change.

O. Mazerolle : Dernier mot. Il y a une grève dans les services des impôts, une grève d’un mois. On reçoit nos feuilles de déclarations avec retard. Est-ce que les contribuables auront un délai de grâce pour renvoyer leur feuille de déclaration ?

D. Strauss-Kahn : Il y a une grève de plus d’un mois dans les services informatiques des impôts et en effet, j’ai décidé que l’on allait décaler d’un mois aussi la remise des déclarations d’impôts car sinon, les contribuables auraient été dans une situation beaucoup trop serrée puisqu’ils ne seront pas en situation de les recevoir à temps. Un mois de décalage au départ, cela fait un mois de décalage à l’arrivée. Au lieu du 28 février, cela sera fin mars.