Interviews de M. Michel Barnier, ministre délégué aux affaires européennes, accordées aux quotidiens "Milliyet" "Turkish daily news" et au groupe de presse "Sabah" le 18 octobre 1996, sur les relations franco-turques, sur l'approfondissement des liens entre la Turquie et l'Union européenne.

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Circonstance : Voyage en Turquie le 21 octobre 1996 à l'occasion du 75ème anniversaire des accords d'Ankara entre la France et la Turquie

Média : Milliyet - Presse étrangère - Turkish daily news

Texte intégral

Entretien au quotidien « Milliyet » (Paris, 18 octobre 1996)

Q. : Monsieur le ministre, quels sont les sujets que vous aborderez lors de votre visite en Turquie avec vos homologues ?

R. : Vous savez que si j’ai choisi de venir en Turquie le 21 octobre c’est parce que cela me permettait de participer à la commémoration du 75e anniversaire des Accords franklin Bouillon-Atatürk qui marquent une étape essentielle dans l’histoire de nos relations bilatérales, traditionnellement bonnes, puisqu’ils consacrent l’avènement de la Turquie moderne.

Cette visite s’inscrit dans le cadre du dialogue politique étroit que nous poursuivons avec la Turquie, pays ami et allié. C’est la première visite depuis l’investiture du nouveau gouvernement turc, le 8 juillet. Elle nous offre l’occasion de faire un tour d’horizon de nos préoccupations mutuelles dans une actualité internationale chargée.

Nous évoquerons bien sûr notre volonté commune d’avancer sur le chemin de la construction européenne et ferons le point sur nos objectifs et nos attentes respectives.

La Turquie, au carrefour d’une zone de conflits (Balkans, Proche-Orient, Caucase), est une puissance régionale qui peut et doit jouer un rôle stabilisateur dans la zone. C’est pourquoi nous aborderons aussi les questions internationales d’intérêt commun.

Q. : Est-ce qu’il y a un message particulier que vous voudriez donner à Ankara, à propos de l’intégration de la Turquie à l’Union européenne et quels sont les points sensibles de l’Union douanière en cours ?

R. : L’ancrage européen de la Turquie reste pur  nous une priorité. Il est gage de stabilité et de prospérité pour le pays et toute la région. À cette fin, nous souhaitons que l’Union douanière en vigueur depuis le 1er janvier 1996 soit réussie et que l’ensemble du « paquet du 6 mars 1995 » puisse être mis en œuvre, notamment dans ses aspects financiers. C’est dans cette optique que nous appelons à la reprise du dialogue entre Ankara et Athènes en vue d’établir des relations de bon voisinage. Ce rapprochement avec l’Europe implique aussi la poursuite du processus de démocratisation et d’amélioration de la situation des Droits de l’Homme entamé en 1995. La Turquie peut compter sur notre soutien dans cette entreprise.

Q. : L’état du gouvernement en Turquie constitue-t-il un embarras pour ses partenaires européens ?

R. : En Turquie comme ailleurs, la constitution du gouvernement est une affaire intérieure, dès lors qu’elle s’inscrit dans un cadre démocratique et pluraliste. Nous souhaitons pour votre pays un gouvernement fort et stable qui puisse faire passer les réformes structurelles nécessaires, notamment, l’assainissement durable de l’économie turque et la démocratisation, réformes qui doivent contribuer à la réussite du rapprochement souhaité de la Turquie avec l’Europe.

Q. : Est-ce que la France suite de près l’évolution de la mise en cause de la laïcité en Turquie ?

R. : Il appartient au peuple turc de définir ce que doit être l’avenir de la Turquie. Naturellement, si je prends l’exemple que je connais le mieux, la société française, la laïcité y occupe une place centrale comme garant de la coexistence des différente composantes culturelles, religieuses de la nation ; elle cimente ainsi la cohésion nationale.

Q. : Comment la France réagirait-elle, si un coup d’état militaire voyait le jour en Turquie, dans le cadre de l’Union douanière ?

R. : La situation de la Turquie à l’heure actuelle ne semble pas correspondre à celle de la fin des années 1970 et du début des années 1980. Je ne me lancerai donc pas dans un exercice de politique fiction. Je note simplement que les Forces armées turques ne sont pas intervenues dans le jeu normal des institutions et que les partis politiques ont assumé leurs responsabilités.

 

Entretien au quotidien « Turkish Daily News » (Paris, 18 octobre 1996)

Q. : À l’heure de célébrer le 75e anniversaire de l’établissement des relations entre la France et la République de Turquie, quels sont selon vous les moments forts qui ont marqué cette relations et comment qualifiez-vous l’état présent de cette relation ?

R. : Les relations entre nos deux pays remontent loin dans l’histoire mais l’alliance entre l’Empire ottoman de Soliman le Magnifique et le royaume de France de François 1er est sans doute l’événement fondateur d’une relation stratégique et de la reconnaissance d’intérêts communs majeurs.

La Turquie moderne est née dans les bouleversements du premier quart du XXe siècle. Je me plais à souligner que la France a été la première, avec la signature des Accords Franklin Bouillon-Atatürk, le 21 octobre 1921, à reconnaître le fait national turc.

Nos relations bilatérales ont connu un essor spectaculaire dans tous les domaines, politiques, économiques ou culturels ; le projet d’université francophone Galatasaray nous engage pour 50 ans dans votre pays, avec pour objectif de répondre au souci commun de revitaliser le courant francophone en formant des cadres administratifs et scientifiques adaptés aux défis de ce siècle.

De plus, nos deux pays partagent un dessin européen et méditerranéen commun et je rappellerai que c’est sous la présidence française, le 6 mars 1995, que l’accord politique des Quinze sur l’Union douanière avec la Turquie a été obtenu.

Q. : Ankara attendait de la mise en œuvre de l’Union douanière un développement des investissements étrangers. Quels en ont été les effets du point de vue du commerce et des investissements français et quels sont aujourd’hui les projets français d’investissements notamment dans le domaine de l’énergie et des télécommunications ?

R. : L’accord d’Union douanière est en vigueur depuis le 1er janvier 1996. C’est un marché de 68 millions d’habitants qui s’est ouvert pour l’Union mais également un marché de 360 millions d’habitants qui s’est ouvert pour la Turquie. Que nos entreprises aient fait le pari de la Turquie, cela ne fait aucun doute : la France est le premier investisseur sur ce marché. À terme, notre marge de manœuvre est encore importante pour accroître notre présence économique en raison de notre savoir-faire dans un certain nombre de secteurs prioritaires pour nos deux pays, notamment l’énergie et les télécommunications. Nous songeons également à développer des partenariats entre PME françaises et turques. La réalisation de ces projets dépendra naturellement des décisions économiques du gouvernement turc en matière de grandes projets et de privatisations.

Q. : Il y a un nouveau gouvernement turc, qui a suscité dans la presse internationale, y compris française, des réactions diverses. La France a-t-elle des inquiétudes quant à l’avenir de la Turquie et à l’évolution de sa politique étrangère ?

R. : La constitution d’un gouvernement est une affaire intérieure et nous respectons le choix du peuple turc. Mes interlocuteurs et moi-même savons que la politique extérieure d’un pays peut difficilement s’affranchir de contraintes historiques, géographiques, stratégiques… qui s’imposent aux gouvernements quels qu’ils soient.

Q. : Le Parlement européen a récemment adopté une résolution accusant Ankara de ne pas avoir tenu ses promesses sur les Droits de l’Homme et la démocratisation. Quel est votre jugement ?

R. : L’ancrage européen de la Turquie que nous souhaitons tous ne répond pas seulement à une approche économique. Au cœur du projet européen, il y a aussi les valeurs fondatrices de nos sociétés – démocratie, liberté, respect des Droits de l’Homme – que doivent partager ceux qui veulent s’associer à la construction européenne. Le Parlement européen est une des institutions majeures de l’Union européenne. C’est une assemblée élue dont les membres expriment, de manière souveraine et libre, leurs opinions. La forte majorité que la résolution du Parlement européen du 19 septembre a recueillie, par-delà les clivages partisans et nationaux, constitue un signal politique que les autorités turques doivent prendre en compte.

Q. : L’Union européenne prépare son élargissement. Quelle est la place de la Turquie dans cette perspective, l’Union douanière est-elle une fin ou une étape dont le terme pourrait être l’appartenance de la Turquie à l’Union ?

R. : L’accord conclu en 1963 entre la Turquie et la Communauté européenne ouvrait à la Turquie une perspective européenne dont l’Union douanière était un élément.

La France a beaucoup travaillé, lorsqu’elle exerçait la présidence de l’Union, pour faire aboutir cette Union douanière. Le « rappel du 6 mars 1995 » représente une étape historique dans les relations entre l’Union européenne et la Turquie.

Notre priorité immédiate doit être la mise en œuvre des décisions prises en 1995. La France plaide auprès de ses partenaires pour que l’Union respecte ses engagements, notamment en matière financière : nous considérons que l’aide prévue au titre de l’Union douanière et du programme MEDA doit être versée comme prévu, dans la mesure où la Turquie a rempli ses obligations.

Q. : À l’occasion de votre visite à Chypres vous avez affirmé que l’adhésion de l’île à l’Union européenne devait profiter aux deux parties. Que signifie l’adhésion si l’île demeure divisée ?

R. : Lors du conseil ministériel du 6 mars 1995, l’Union a adopté un accord dont les éléments sont indissociables : la mise en œuvre d’une Union douanière avec la Turquie et l’ouverture de négociations avec Nicosie après à la fin de la CIG, en tenant compte des conclusions de celle-ci. Ce double engagement sera tenu. La décision du 6 mars 1995 précise, par ailleurs, que l’adhésion de Chypre à l’Union européenne doit contribuer à la paix civile et à la réconciliation, et être au bénéfice de l’ensemble de l’île. Nous souhaitons que la perspective européenne facilite l’émergence d’un règlement. Je demeure convenu que les chefs des deux communautés sauront saisir la chance historique qui s’offre à eux de faire entrer Chypre réunifiée et pacifiée dans l’Union européenne.

Q. : Comme l’a évoqué M. Alain Juppé, à l’occasion de son séjour à Athènes, quel rôle la France peut-elle jouer pour améliorer les relations entre la Turquie et la Grèce ?

R. : La France, comme ses partenaires européens, est préoccupée par le contentieux multiforme et les crises récurrentes entre deux pays avec lesquels elle entretient des liens d’amitié anciens et solides, deux pays engagés tous deux dans l’aventure européenne, l’un comme membre plein, l’autre jouissant d’une association privilégiée dans le cadre de l’Union douanière, enfin deux pays alliés au sein de l’OTAN et associés par le biais de l’UEO. Leur contentieux met en danger la sécurité et la stabilité de la Méditerranée du Sud-Est et par voie de conséquence la stabilité de l’Europe. Il pèse sur le fonctionnement de l’Union européenne et sur le développement de sa politique, notamment méditerranéenne.

Aussi, comme l’a indiqué le Premier ministre, lors de sa visite en Grèce, les 14 et 15 septembre, la France souhaite la reprise du dialogue entre la Turquie et la Grèce et se tient à la disposition de ses deux partenaires et alliés pour toute action qu’ils jugeraient utile en vue de favoriser la détente dans leurs relations mutuelles. Elle souhaite que les contentieux entre les deux pays soient résolus dans le respect du droit international et en utilisant, si nécessaire, les procédures qu’offre ce dernier.

Q. La France participe à « Provide Comfort ». A-t-elle l’intention de s’en retirer, sinon comment voit-elle le futur de cette opération et quelles sont les conditions qui, selon vous, permettrait de mettre un terme à cette opération ?

R. : La France s’est engagée dans l’opération « Provide Comfort » en 1991, aux côtés de la Turquie, des États-Unis et de la Grande-Bretagne, pour mettre un terme à l’afflux de réfugiés aux frontières internationales de l’Iraq, qui constituait alors une grave menace pour la stabilité de la région. L’intérêt de ce dispositif reste de contribuer à la mise en œuvre de la résolution 688 du Conseil de sécurité, interdisant la répression des populations civiles, réaffirmant l’attachement de la communauté internationale à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’Iraq, et appelant à l’ouverture d’un large dialogue entre les populations du Nord de l’Iraq et le gouvernement central. Toutefois, « Provide Comfort » n’a pas vocation à se prolonger indéfiniment. En particulier, il convient que cette opération continue de contribuer pleinement et uniquement à sa vocation qui est de favoriser la mise en œuvre de la résolution 688 dans toutes ses dispositions.

Q. : M. de Charrette vient d’effectuer un déplacement dans le Caucase. Y a-t-il des possibilités de coopération, politique et économique, entre la France et la Turquie dans cette région ?

R. : La visite que vient d’effectuer le ministre des affaires étrangères dans le Caucase nous a aidés à mieux percevoir l’importance de cette zone pour l’équilibre régional mais aussi ses potentialités économiques. Le développement économique est sans aucun doute un moyen de consolider la stabilisation des pays du Caucase et de jeter les bases d’un développement harmonieux au bénéfice de tous. Dans cette optique, la France et la Turquie peuvent mener des actions complémentaires, notamment par le développement en commun de projets économiques.

Q. : La France est à l’initiative des propositions de rénovation de l’Alliance atlantique. Elle défend l’idée d’un pilier européen au de l’OTAN, dont l’expression politico-militaire serait l’UEO. Comment, selon vous, le Turquie peut participer à cette nouvelle architecture de sécurité européenne, sans être membre de plein droit de l’UEO ?

R. : La France est en effet à l’initiative des propositions de rénovations de l’Alliance atlantique et du développement d’une identité européenne de sécurité et de défense en son sein. Elle considère qu’un renforcement des relations opérationnelles entre l’UEO et l’OTAN permettra effectivement aux Européens de mieux assumer leurs responsabilités dans la sécurité de l’Europe.

Aujourd’hui la Turquie n’est effectivement pas un membre de plein droit de l’UEO. Pourtant son statut de membre associé à l’UEO lui permet déjà de participer étroitement aux travaux et réflexions en cours sur le développement des liens opérationnels entre l’UEO et l’OTAN.

La France est favorable à une participation accrue de la Turquie à ces travaux. Elle est prête à examiner les voies et les moyens d’y parvenir, de manière à répondre au souci légitime de la Turquie de jouer pleinement son rôle dans la sécurité européenne.

 

Entretien au groupe « Sabah » (Paris, 18 octobre 1996)

Q. : Quels sentiments avez-vous en célébrant le 75e anniversaire des accords d’Ankara ? À votre avis qu’est-ce que la Turquie évoquait en terme d’image et d’enjeu pour les dirigeants de l’époque et qu’est-ce que cela vous évoque aujourd’hui ?

Un grand homme politique français disait que la France devait mener la politique de sa géographie M. Juppé, lorsqu’il était ministre des affaires étrangères a largement contribué à la signature de l’accord d’Union douanière avec  la Turquie, lui reconnaissant en cela une importance réelle, actuelle et potentielle.

La géographie de la France est-elle toujours méditerranéenne vis-à-vis de la politique de l’Allemagne tournée vers l’Est ?

R. : Le 75e anniversaire des Accords Franklin Bouillon-Atatürk m’offre la possibilité de célébrer un événement qui a marqué un nouveau départ dans l’histoire des relations anciennes et riches entre la Turquie et la France. Le 21 octobre 1921, la France nouait des relations avec la Turquie moderne, républicaine et laïque et reconnaissait le fait national turc. Pour cette première visite en Turquie, je viens avec la conviction que nous devons non seulement maintenir mais encore renforcer notre coopération. Nous partageons en effet des intérêts stratégiques dans la région et, au-delà, un objectif européen et un dessein méditerranéen commun qui trouvent un terrain d’expression dans le partenariat euro-méditerranéen lancé en novembre 1995.

Q. : La Turquie voulait à tout prix l’Union douanière malgré le lourd fardeau économique que cela représente, pour ne pas être marginalisée par l’Europe pendant les discussions de la CIG. Cependant, le fait que les Quinze ne montrent pas une perspective politique, ni ne donnent un calendrier pour l’intégration de la Turquie, commence à faire augmenter le nombre de Turcs qui sont réticents face à la politique européenne menée par le gouvernement.

Pourtant, une simple confirmation politique même sans précision d’une date pourrait de nouveau réchauffer les relations qui commencent à se refroidir.

Pensez-vous que l’Europe et notamment la France aient la volonté politique d’intégrer au final la Turquie dans l’Europe ?

R. : L’accord conclu en 1963 entre la Turquie et la Communauté européenne prévoyait la réalisation d’une Union douanière et ouvrait une perspective d’adhésion à la Communauté. Ces principes restent aujourd’hui valables.

La France a beaucoup travaillé, lorsqu’elle exerçait la présidence de l’Union, pour débloquer l’Union douanière. Le « paquet du 6 mars 1995 » représente une étape historique dans les relations entre l’Union européenne et la Turquie.

Notre priorité immédiate doit aller à la mise en œuvre des décisions prises en 1995 et au succès de l’Union douanière qui conditionne les développements futurs.

Q. : L’Union européenne avait promis une coopération financière pour amortir le choc économique de l’Union douanière avec les Quinze. Les aides économiques sont vitales surtout pour les PME-PMI. Ne pas les donner ne revient-il pas à pénaliser surtout ces petites entreprises et leurs travailleurs ?

R. : L’accord d’Union douanière est en vigueur depuis le 1er janvier 1996. C’est un marché de 68 millions d’habitants qui s’ouvre pour l’Union mais aussi un marché de 360 millions d’habitants qui s’ouvre pour la Turquie. Nous savons qu’il y aura des difficultés d’adaptations. Cela est vrai aussi pour certains secteurs industriels des États membres. Mais le résultat sera, à terme, au bénéfice de tous. Nous souhaitons que l’exercice soit réussi, pour des raisons d’ailleurs, qui ne sont pas seulement économiques. C’est pourquoi nous souhaitons que l’ensemble du « paquet du 6 mars 1995 » puisse être mis en œuvre, notamment dans ses aspects financiers, à savoir le volet financier de l’accord d’Union douanière (375 Mécus) et les 750 Mécus de prêts de la BEI.

Q. : Pendant la période d’intégration de la Grèce en 1981, il avait été promis que les relations Turquie-Europe ne seraient pas affectées. Cependant, dès les premiers jours, la barrière la plus inflexible concernant l’élargissement des relations Turquie-Union européenne, c’est la Grèce.

Certains membres de l’Union européenne se réfugient derrière la notion de « solidarité entre membres » pour laisser dans une certaine mesure les mains libres à la Grèce.

Malgré quelques rappels adressés à la Grèce pour l’adoption d’un comportement plus européen, les 14 autres pays ne faisant rien de significatif pour ce rapprochement avec la Turquie, cela montre-t-il qu’ils partagent la même volonté que la Grèce de s’opposer à l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne ? La France grâce à laquelle la Grèce est entrée dans la CEE n’a-t-elle pas une responsabilité particulière en termes d’initiative ?

R. : Si la France a appuyé l’entrée de la Grèce dans ce qui était, à l’époque, la Communauté économique européenne, je rappelle que c’est aussi sous la présidence française que l’accord d’Union douanière avec la Turquie a été adopté. Aujourd’hui, l’ancrage européen de la Turquie reste pour nous une priorité. Il est gage de stabilité et de prospérité pour le pays et toute la région. C’est dans cette optique que nous appelons Ankara à renouer le dialogue avec la Grèce en vue d’établir, au bénéfice de ces deux pays dont l’un est membre de l’Union européenne et l’autre étroitement associés à celle-ci, des relations de bon voisinage. À cet égard, la déclaration du conseil du 16 juillet sur les relations gréco-turques expose un certain nombre de principes auxquels la Turquie devrait pouvoir souscrire.

Q. : Dans la dernière résolution du Parlement européen il est recommandé de couper aussi les aides dans le cadre du MEDA. Or le MEDA n’a rien à voir avec l’Union douanière. La Turquie devait bénéficier des aides du MEDA en tant que pays méditerranéen.

La Turquie doit-elle être considérée comme pire que certains pays comme la Syrie, l’Algérie et d’autres encore sur le point particulier de la démocratie ? La condition démocratique imposée par le Président Mitterrand lors du discours de La Baule n’a pas tenu longtemps face à la réalité de ses intérêts en Afrique. Aussi, couper des crédits de cette nature à un pays ayant fait la preuve de son comportement démocratique, est-ce réellement responsable ?

R. : La France plaide pour que l’Union respecte ses engagements, notamment en matière financière : nous considérons que l’aide prévue au titre de l’Union douanière et du programme MEDA doit être versée comme prévu, dans la mesure où la Turquie a rempli ses obligations.

Aujourd’hui le programme MEDA est mis en œuvre sous la conduite de la commission sur la base de la décision du conseil du 15 juillet dernier. La Turquie est un des bénéficiaires et, à ce titre, un certain nombre de projets lui sont spécifiquement destinés.

La Turquie veut que sa vocation européenne soit reconnue. Mais le rapprochement avec l’Europe n’est pas seulement économique, il se fonde aussi sur l’adoption des valeurs communes aux pays européens, la démocratie et les Droits de l’Homme. La Turquie, en devant membre du Conseil de l’Europe, a souscrit à ces principes. Nous souhaitons donc qu’elle reprenne activement le processus de démocratisation entamé en 1995 et qui répond à une aspiration profonde de la population.

Q. : Les arguments des porte-paroles de M. Erbakan sur les propos de M. Kadhafi sont « L’Occident a dit des choses pires.. ; ». L’immobilisme de l’Europe pour intégrer la Turquie est un pain blanc pour la cause des opposants à l’Europe en Turquie.

Les responsables Européens ont-ils vraiment conscience de ce danger et l’Europe serait-elle prête à se passer de la Turquie ?

R. : Il ne m’appartient pas de commenter la conduite de la politique extérieure de la Turquie. Par contre, la France reste convaincue de la nécessité de réussir l’ancrage européen de la Turquie.

Q. : Le conseil des affaires générales a pu voter le veto de la Grèce sur le MEDA mais, par contre, a fait une déviation concernant les problèmes égéens et attend une réponse de la part de la Turquie.

La Turquie ne veut pas donner une réponse afin que l’Europe ne prenne pas partie dans les problèmes strictement bilatéraux turco-grecs. La déclaration précitée n’est-elle pas également contraire aux assurances données à la Turquie lors de l’intégration de la Grèce ?

R. : La déclaration du Conseil du 15 juillet 1995 pose un certain nombre de principes de portée générale sur les relations interétatiques : respect du droit international et des traités existants ; pas de recours à la force ni de mesures unilatérales ; recours à des mécanismes juridictionnels internationaux comme la Cour internationale de justice. Souscrire à ces principes pourrait contribuer utilement à la reprise du dialogue bilatéral entre la Turquie et la Grèce pour résoudre leurs différends.

Q. : Dès le Conseil de Dublin de 1990, dans lequel avait été déclaré que « Le problème chypriote influencerait les relations Turquie-Union européenne », l’Europe a essayé de faire pression sur la Turquie dans le dossier chypriote en se rangeant aux thèses de la partie chypriote grecque. Essayer de résoudre le difficile problème chypriote – vu comme une affaire nationale en Turquie – avec des pressions communautaires soutenant l’une des parties vous paraît-il juste et porteur d’espoir ?

R. : C’est lors du conseil ministériel du 6 mars 1995 que l’Union a adopté un accord dont les éléments constituent pour nous un paque indissociable : d’un côté, la mise en œuvre d’une Union douanière avec la Turquie et, de l’autre, l’ouverture des négociations d’adhésion de Chypre à l’Union après la fin de la CIG et en tenant compte des conclusions de celle-ci. Ce double engagement sera tenu. La décision du 6 mars 1995 précise, par ailleurs, que l’adhésion de Chypre à  l’Union européenne doit contribuer à la paix civile et à la réconciliation et être au bénéfice de l’ensemble de l’île.

Q. : L’Union européenne, en commençant la période d’intégration de Chypre, a donné crédit et vigueur à l’intransigeance de la partie chypriote grecque. Ils ne font plus aucun effort pour résoudre les problèmes en argumentant que de toute façon, l’Union européenne est derrière eux. Or, la partie chypriote turque s’inquiète que l’intégration, avant de résoudre les problèmes, va créer des problèmes de sécurité.

Donc, l’intégration avant l’établissement d’un accord entre les deux parties peut et risque de créer de graves incidents. Or, ces derniers temps, de plus en plus de voix s’élèvent pour  l’intégration avant toute chose.

Pensez-vous que l’intégration avant le dialogue intercommunautaire soit une bonne chose pour donner une chance à la paix civile dans l’île ?

R. :  Dans l’intervalle qui nous sépare de la date d’ouverture des négociations d’adhésion, tout doit être mis en œuvre en vue d’obtenir un règlement politique car l’Union souhaite accueillir une Chypre réunifiée et paisible, conformément à la déclaration du 6 mars 1995 qui stipule que l’adhésion doit être au bénéfice de l’ensemble de l’île. Dans cette perspective, nous sommes prêts à étudier tout système qui offrirait aux deux communautés des garanties au moins équivalentes aux dispositifs actuels. Nous souhaitons, par ailleurs, que l’action de la Commission soit renforcée pour mieux expliquer l’Europe et travailler sur le terrain à rapprocher les deux communautés, en étant davantage à l’écoute de leurs préoccupations. Une solution politique satisfaisante pour les deux parties chypriotes lèverait le surcroît un obstacle au rapprochement entre la Turquie et l’Europe.

Q. : Dans la communauté internationale, il y a de plus en plus de réticence et d’interrogations sur l’avenir de l’Union européenne. Le fait que même dans les pays moteurs comme la France et l’Allemagne il y ait de plus en plus de contestataires, ajouté à la morosité des données économiques dans l’Union européenne n’arrange pas les choses. Encore cette année il n’y a pas eu de grande décision pour la construction européenne…

Tant que l’Union européenne n’est pas concernée directement, les 15 n’arrivent pas à parler d’une seule voix pour une politique extérieure commune. Donc il est toujours question des priorités nationales. À court terme, comment vous soyez l’évolution ?

R. : Il est vrai que la politique étrangère et de sécurité commune en est encore à ses débuts. Elle est souvent critiquée, mais on en oublie parfois ses mérites et ses acquis. Grâce à la politique étrangère et de sécurité commune, l’Union européenne est plus présente sur la scène internationale. Elle s’est impliquée politiquement dans le règlement des crises, dans l’ex-Yougoslavie notamment, ainsi que dans le processus de paix au Proche-Orient. Les Quinze parlent souvent d’une seule voix dans les organisations internationales, aux Nations unie ou ailleurs. Le processus euro-méditerranéen, que la France a contribué à mettre en route, a trouvé quant à lui sa première consécration lors de la Conférence de Barcelone (automne 1995). Il est entré dans une phase active de consolidation avec la préparation des rencontres qui auront lieu l’année prochaine.

Les obstacles auxquels cette politique commune se heurte résultent à la fois de divergences de points de vue qui – il est vrai – ne sont pas toujours surmontées, et du mode de fonctionnement des institutions. Dans le cadre des travaux sur la CIG, la France a pour objectif de renforcer la politique étrangère et de sécurité commune en rendant son fonctionnement plus cohérent, plus efficace et plus visible. Elle avance à cet égard un certain nombre de propositions, dont celui d’un haut représentant pour la PESC, qui donnera aux Quinze un visage et une voix.

Q. : Pour le troisième pilier de Maastricht, on est loin d’atteindre les objectifs. La coopération dans ce domaine se basant sur une entité supra-gouvernementale qui dominerait les relations intergouvernementales peut-elle et va-t-elle réussir ? Prenons un exemple : la crise de la vache folle et la politique de l’Angleterre dans cette affaire montre combien le droit de veto peut bloquer le fonctionnement de l’Union. Pensez-vous que pendant la CIG les gouvernements accepteront de quitter la préférence des intérêts nationaux ?

Concernant les nouveaux membres, il a toujours été question de préférence politique en sachant très bien que de toute façon l’intégration poserait des problèmes économiques aux nouveaux membres. Mais la facture est plus lourde que prévu économiquement et le problème du fonctionnement défectueux à 15 membres n’est pas réglé ; est-ce que l’on va arriver à un blocage pour un temps défini des nouvelles candidatures ? Quel genre de calendrier vous voyez ?

Les Quinze s’éloignent-ils des objectifs fixés d’avant le début de la CIG ? Le fait que la France et l’Allemagne ont réuni un sommet extraordinaire le 5 octobre à Dublin montre la volonté des pays moteurs pour accélérer, dynamiser les progrès politiques. L’avenir de l’Europe repose sur le rôle de locomotive d’un noyau. De ce fait, ne va-t-on pas plutôt vers une Europe à plusieurs vitesses ?

R. : La Conférence intergouvernementale n’est que la première étape d’une série d’échéances très importantes que l’Europe aura à affronter d’ici la fin du siècle et qui portent notamment sur l’ouverture des négociations d’élargissement, le passage à la monnaie unique, la révision du budget de l’Union. La CGIG a donc pour mission d’adapter les institutions de l’Union, qui ont été conçues à l’origine pour six États membres et ont atteint les limites de leur fonctionnement à Quinze, à une Europe très élargie.

Elle a également pour vocation, comme le prévoyait le Traité de Maastricht, de réviser le fonctionnement de la politique étrangère et de sécurité commune, comme je l’ai déjà indiqué, ainsi que d’améliorer la sécurité interne, en ce qui concerne par exemple, la lutte contre le trafic de drogue, le terrorisme ou la criminalité internationale, qui doivent accompagner l’objectif de la libre circulation des personnes, qui concerne tous les résidents sur le territoire de l’Union. Le renforcement des moyens des politiques touchant aux affaires intérieures et à la justice ne se traduira pas par la mise ne place d’une entité supranationale, mais par une meilleure utilisation des moyens existants, notamment les institutions et les méthodes communautaires. L’essentiel est de parvenir à une plus grande efficacité et légitimité de la coopération européenne dans ces matières, qui implique également, comme le demande la France, une association plus étroite des parlements nationaux.

De façon générale, l’Union doit agir en commun là où il existe des intérêts communs ou des défis à affronter en commun. C’est le principe de subsidiarité, affirmé dans le Traité de Maastricht et dont il convient de renforcer la mise en œuvre. C’est ainsi également que pourra se développer l’intégration et l’approfondissement des politiques de ce que l’on appelle le deuxième et troisième piliers de l’Union (politique étrangère et de sécurité, politique intérieure et de justice), qui relèvent encore largement de la coopération intergouvernementale.

C’est ainsi également qu’il faut prévoir, comme le Président de la République et le chancelier allemand en ont pris l’initiative, une clause permettant aux pays, qui en ont la volonté et la capacité, de poursuivre l’approfondissement des objectifs du Traité, sans contraindre les autres qui pourront les rejoindre à leur rythme et dans le respect de leur souveraineté, mais sans être bloquées non plus par eux. Il est en effet évident que, dans une Europe élargie et forcément plus hétérogène, il faut éviter la paralysie et permettre la poursuite du projet européen entre les pays qui y sont prêts, sans exclusive.

La construction européenne est une construction sui generis qui ne poursuivra de façon pragmatique, dans l’intérêt de ses États membres.