Interview de M. François Bayrou, ministre de l'éducation nationale de l'enseignement supérieur et de la recherche et président de Force démocrate, dans "La Vie" du 26 décembre 1996, sur son parcours politique, le centrisme, sa vision de la société et de la démocratie, et ses convictions chrétiennes et laïques.

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • François Bayrou - ministre de l'éducation nationale de l'enseignement supérieur et de la recherche et président de Force démocrate ;
  • Béatrice Houchard - Journaliste

Média : CFTC La Vie à défendre - La Vie

Texte intégral

La Vie : Par rapport à ce que vous espériez de la politique, êtes-vous déçu ?

François Bayrou : Non. L'action politique a changé de nature. Le pouvoir ne réside plus dans des décisions solitaires, des claquements de doigts ou des foucades. Les gouvernements ne sont pas tout puissants. Mais, s'ils se fixent comme règle d'associer les acteurs aux décisions qui vont être prises, alors, ce peut être enthousiasmant. Les hommes politique peuvent arriver à changer les choses, à peser sur la réalité et, ce qui est plus important, sur la conscience collective.

La Vie : Quelle est votre définition de l'homme politique ?

François Bayrou : L'homme politique est un homme d'action qui acception d'&voir une certaine obligation prophétique. Il faut montrer à ses concitoyens où l'on va, sinon l'action publique est illisible, et les citoyens risquent de se retrouver en situation de réticence, ou même de révolte à l'égard d'une politique dont ils ne comprennent pas le but. Le « droit au sens », c'est à la fois le droit à savoir où l'on va – les sens comme direction. Les citoyens ont besoin que les hommes publics les aident à lire la réalité dans sa très grande complexité, et montrent le but qu'ils se proposent d'atteindre.

La vie : Actuellement, jugez-vous que l'état d'esprit des citoyens, c'est plutôt la réticence ou la révolte ?

François Bayrou : Plus nous allons avancer, plus sera mal comprise, voire rejetée, l'idée selon laquelle ont fait une politique parce qu'on ne peut pas faire autrement. On peut faire autrement. Il existe une grande palette de décisions politiques, mais beaucoup sont dangereuses et pernicieuses. Exemples : l'idée selon laquelle, pour que ça aille mieux, il faudrait augmenter la dépense publique. Ou renoncer à l'Europe, ce qui serait dramatiquement dangereux. Comprendre les autres politiques, c'est rendre du sens à celle qui est menée aujourd'hui.

La vie : Vous qualifiez le divorce entre De Gaulle et les centristes de « malheur » pour la vie politique française. Qu'est-ce que cela aurait changé s'ils s'étaient entendus.

François Bayrou : On aurait aujourd'hui en France l'équivalent de la CDU, c'est-à-dire un grand parti très puissant du centre du centre droit, qui réunirait ce que sont aujourd'hui le RPR et le centre.

La vie : Avec les socialistes ?

François Bayrou : Il ne fait aucun doute que ce pôle aurait été beaucoup plus attractif pour des chrétiens qui sont aujourd'hui au parti socialiste sans s'y sentir forcément à l'aise. Le socialisme de l'ouest de la France, par exemple, est un socialisme chrétien, qui aurait dû se réaliser dans un centre puissant. D'ailleurs je ne résous pas à cette séparation.

La vie : Un centriste qui se déclare gaulliste, c'est bizarre, non ?

Françoise Bayrou : Le général de Gaulle a trouvé ses racines politiques dans notre famille. C'est dans le monde chrétien social qu'il a été formé, notamment à Temps présent. Il ne l'a d'ailleurs jamais renié.

La vie : Vous faites sur la société un constat pessimiste, inhabituel sous la plume de quelqu'un qui est au pouvoir ?

La France, c'est une construction nationale qui s'est faite non pas sur la race, mais sur un certain idéalisme, l'idée qu'on avait des valeurs universelles à proposer au monde.

François Bayrou : Pour une raison simple : nous vivons dans un monde qui a un parfum d'années 30. Quand le thème des races revient dans la politique, avec des scores électoraux très élevés, on retrouve une situation contre laquelle le XXe siècle devrait être vacciné. La décomposition sur laquelle le malheur du XXe siècle, a poussé semble reprendre beaucoup de forces, et je ne peux pas l'accepter. Je vois le monde comme il est, mais je tente de le remettre en perspective : que s'est-il passé à Rome, à Athènes avec le christianisme, avec la philosophie des Lumières, pour que nous en arrivons là ? Les sociétés d'où nous venons étaient des sociétés de proximité et de reconnaissance. Personne n'était anonyme dans la rue, ce qui comportait des inconvénients, mais au moins l'être humain tenait-il debout dans un réseau de relations extrêmement fort. Nous sommes passés à une société anonyme, à un monde où il est permis à des dizaines d'hommes et de femmes de mourir dans leur appartement sans que leurs voisins de palier s'en aperçoivent. Où des enfants disparaissent dans la rue sans qu'un regard amical se soit porté sur eux. Cette civilisation-là est en danger. Il faut que nous comprenions la dimension de ce défi-là et que, dans le contexte de la mondialisation, nous sachions recréer une société de chaleur humaine, sous peine d'aller vers de très graves dérives.

La vie : Quand situez-vous le basculement d'une société dans une autre ?

François Bayrou : Je pense que Mai 68 était déjà une revendication contre l'absence de sens. Il y a deux lectures de Mai 68. Pour ceux qui n'ont pas aimé, Mai 68 fut une contestation de l'ordre établi. Pour ceux qui ont aimé, c'est la recherche de cette chaleur dont on avait l'impression que le second septennat gaulliste était dépourvu. De Gaulle a répondu en disant : donnons du sens, réinventons la société de participation. Il avait du génie, mais là, ce fut un génie incompris.

La vie : Où étiez-vous en Mai 68 ?

François Bayrou : En classe de philo, dans le lycée de Nay, au pied des Pyrénées. J'étais élu au comité d'action lycéen. Ce fut ma première élection, acquise avec 78 voix sur 80 ! Si j'avais pu toujours faire de tels scores… J'étais comme les autres, ému par ce qui se passait, et passionné. Obscurément, je sentais que c'était très important, mais je ne comprenais pas tout aux événements que je suivais à la radio, comme tout le monde. J'avais dix-sept ans. Vous savez ce que disait Rimbaud : « On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans, et qu'il y a des tilleuls verts sur la promenade… »

La vie : Quelle idée vous faites-vous de la France ?

François Bayrou : C'est un idéal original, comme il n'y en a pas d'autres dans le monde, et on a bien raison de parler de l'exception française. La France, c'est une construction nationale qui s'est faite non pas sur la race, mais sur un certain idéalisme, l'idée qu'on avait des valeurs universelles à proposer au monde. Contrairement à ce que beaucoup croient, cet idéal n'a pas commencé avec la Révolution. L'Ancien Régime, depuis Saint-Louis, avait la même certitude.

La vie : Vous reprenez la formule de « fille aînée de l'Église » qui fait couler tant d'encre. Vous pensez que la France a une mission particulière ?

François Bayrou : Oui, et elle se regarde elle-même comme étant détentrice d'une mission universelle. Cela a été le cas avec Henri IV : l'édit de Nantes, à l'époque, c'est un modèle universel ! C'est la première fois qu'on rompt avec la règle selon laquelle la religion des sujets était celle du roi. Ensuite, la Révolution s'est faite pour l'humanité. Et si Napoléon est allée guerroyer en Egypte, en Espagne et en Russie, finalement pour son plus grand malheur, ce n'est pas seulement pour la conquête française, mais pour faire passer un certain nombre d'idéaux universels. La IIIe République, c'est la même chose, et ainsi de suite. La France est une nation qui s'est construite sur un idéal proposable au monde. Cet idéal n'a rien perdu de son actualité.

La vie :  Partagez-vous le propos de Philippe Séguin quand il dit : « Mon pays ressemble de moins en moins à ce que je voudrais qu'il soit » ?

Je voudrais que mes enfants et tous les enfants dont je m'occupe, sentent que la vie sert à quelque chose.

François Bayrou : C'est un regard pessimiste. Moi, j'ai choisi de ne pas résigner. Quand vous donnez votre vie à l'action, vous ne pouvez le faire qu'avec le sentiment qu'elle sera utile. Si vous pensez que c'est inutile, votre démarche devient totalement désespérée. J'aperçois les immenses menaces, et si je ne faisais qu'une simple étude des rapports de forces, je dirais que les humanistes ont perdu. Nous sommes dans un monde où les puissances financières ne rencontrent plus de résistances, et où la logique médiatique conduit à ne plus accorder d'importance aux citoyens de base, pour lesquels il semblerait ne plus y avoir de place. Et pourtant, je sais que, curieusement, si nous nous y mettons, c'est Goliath qui a perdu et David qui a gagné. Si on s'y met, David battra Goliath.

La vie : Vous pensez donc qu'on ne s'y est pas encore vraiment mis. ?

François Bayrou : On ne s'y est pas encore vraiment mis. Les structures politiques ne sont pas construites autour de ces valeurs-là. La discours des hommes politiques non plus. Les intellectuels observent mais ne sentent pas en train de défendre une cause ? Il faudra que nous nous y mettions tous ensemble, dans un mouvement qui rassemblera des énergies dispersées. Je suis optimiste, contre toute logique, car les peuples ne vivront pas sans avenir.

La Vie : Qu'est-ce que signifie le fait d'être chrétien, quand on fait de la politique ?

François Bayrou : En politique, on ne doit pas oublier les convictions. Je suis à la fois chrétien et laïque, mais j'adhère de tout mon cœur à l'une comme à l'autre conviction. Ce qui change, c'est la perspective. On comprend la démocratie d'une manière différente quand on croit que ses concitoyens sont des frères, et pas seulement des éléments anonymes d'une opinion, des électeurs, ou des pourcentages des sondages.

La démocratie ne s'explique pas sans l'idée, apportée au monde par le christianisme, selon laquelle chacun est un absolu. Personne n'est étranger l'un à l'autre. Chaque être est unique, mais il y a la communion des Saints. Les chrétiens le disent chaque dimanche dans le Credo : l'autre peut faire mon salut. Voilà qui donne à la fois de l'envie de vivre et du corps à l'engagement ! En même temps, je suis laïque parce que je crois que la religion ne peut pas être une étiquette politique, et je n'y fais d'ailleurs référence qu'avec beaucoup de prudence, car je pense qu'un juif, un musulman ou un athée peuvent avoir la même conception de la démocratie chacun avec sa fois et sa culture.

La Vie : Quelle est votre recette pour lutter contre le Front national ?

François Bayrou : Le Front national, c'est une protestation extrémiste contre un monde qui n'a pour certains un monde qui n'a pour certains plus de sens. Redonnons du sens à notre combat, et le Front national ne résistera pas. Je crois du plus profond de mon être, comme le disait Marc Sangnier, que l'amour est plus fort que la haine. Encore faut-il que nous manifestons de l'amour, de la bonté, de l'esprit de justice, de la générosité, de l'attention aux autres, face au Front national qui s'est construit sur la haine de l'autre.

La Vie : Pourquoi les hommes politiques, en général, et vous, en particulier, semblent toujours, s'excuser d'avoir de l'ambition ?

François Bayrou : Je ne connais pas d'homme politique qui n'ait pas d'ambition. J'ai de l'ambition, mais je n'ai pas l'ambition des places. J'ai envie de traduire une pensée politique cohérente et forte. J'ai envie d'entraîner des dizaines de milliers de Français dans un engagement politique nouveau. C'est cela, pour moi, la véritable ambition.

La Vie : Mais à vous, on dit : vous voulez être Président de la République.

François Bayrou : Croire que faire de la politique, c'est seulement faire carrière, c'est se tromper d'ambition !

La Vie : Qu'aimeriez-vous transmettre à vos enfants ?

François Bayrou : Deux choses : je m'applique avec beaucoup de soin à ce qu'ils se sentent aimés pour eux-mêmes. J'ai avec chacun d'eux une relation individuelle, je fais attention aux forces et aux fragilités de chacun. Ensuite, je voudrais qu'ils sachent pourquoi ils vivent. Il n'y a rien de plus désespérant que ce que le monde intellectuel français a produit pendant des décennies : le sentiment de l'absurde. On était là par hasard et sans rien pouvoir espérer de sa vie. Ça commençait et ça finissait sans raison. Je voudrais que mes enfants, et tous les enfants dont je m'occupe, car je me sens une responsabilité paternelle à l'égard de tous enfants de France, sentent que la vie sert à quelque chose.