Texte intégral
Revue politique et parlementaire - mars 1997
De la démocratie sociale à la technocratie…
Près de 18 mois après l’annonce, par le Premier ministre, de son Plan dit de réforme de la sécurité sociale, les questions de fond demeurent ainsi que les convictions qui deviennent, jour après jour, pour FO, de certitudes.
Le Plan annoncé par le gouvernement restera vraisemblablement comme un des exemples marquants d’utilisation d’un leurre.
Sur le plan de la forme, qui ici rejoint le fond, la méthode retenue s’apparente toutes choses égales par ailleurs, à la gestion, en termes de communication, de la guerre du Golfe : l’image des bons et des méchants, de la modernité contre l’archaïsme, de la démocratie contre une forme d’arbitraire.
Sans faire de paranoïa, force est de constater par exemple que les attaques dont a fait l’objet Force Ouvrière dans quelques médias à compter de cette époque, ne devaient rien au hasard, comme le reconnaissent d’ailleurs aujourd’hui implicitement certains membres du gouvernement ou certains responsables de médias.
Un débat escamoté
Aucun moment, comme le note un expert, l’ancien secrétaire général de la commission des comptes de la sécurité sociale, le débat n’a eu lieu avec les interlocuteurs sociaux, en particulier avec Force Ouvrière.
L’objectif du gouvernement était triple : présenter une réforme d’apparence moderne, réconcilier sa majorité (ce sont là les deux aspects émergés), répondre aux contraintes fixées par la monnaie unique, c’est-à-dire aux critères de convergences économique (partie immergée, la plus importante).
Le débat de fond n’eut pas lieu, à savoir sur les raisons devant obligatoirement conduire à une réduction des dépenses de sécurité sociale dans un contexte de politique économique restrictive.
De fait, tout débat sur la politique économique est aujourd’hui débat interdit.
Oser critiquer l’actuelle politique économique conduit à être classé d’office dans les partisans de « l’autre politique », comme s’il n’y avait que deux alternatives, ce que l’histoire de la pensée économique n’a jamais reconnu.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si au moment du débat sur Maastricht, la logique référendaire (oui-non), c’est-à-dire une logique binaire, conduirait au même tri. Dès l’annonce de la réforme de la Sécurité sociale, une grande partie de « l’élite » ou présentée comme telle, en a salué la modernité et le courage avant, pour certains, surpris par la réaction sociale, de réviser leur jugement.
La nature de la réaction de Force Ouvrière avait donc, elle aussi, une triple raison :
- refus d’une absence de dialogue préalable à la réforme, au mépris des règles élémentaires de la démocratie et des pratiques en la matière,
- volonté de ne pas placer la sécurité sociale sous le dogme de la politique économique restrictive,
- agir pour préserver ce que doit être la sécurité sociale : une structure solidaire et égalitaire, ce qui revenait à la fois à s’opposer au contenu de la réforme et à rappeler nos propres analyses et propositions.
Le contenu de la réforme
Les objectifs annoncés ne correspondaient pas aux buts recherchés.
Il en est ainsi sur le plan de la démocratie, de l’université, du rôle de la médecine, des relations entre santé publique et protection sociale notamment.
Concernant la démocratie, l’affichage gouvernemental a consisté à présenter la réforme comme un progrès en donnant un rôle plus important au Parlement. Jusqu’alors ce rôle n’était pas constitutionnel, la France ayant fait le choix en la matière de la démocratie sociale, c’est-à-dire du rôle des interlocuteurs sociaux dans la gestion de ce qu’il est convenu d’appeler le salaire différé, les cotisations sociales faisant partie intégrante du salaire.
Le transfert au Parlement, c’est-à-dire le passage de la démocratie sociale à la démocratie politique, contribuait ainsi à remettre en cause un des rôles historiques du syndicalisme ouvrier et patronal, rôle proche de ce qu’en d’autres pays on appelle cogestion ou responsabilité sociale.
Mais de surcroît, l’expérience de la première loi de financement a montré le peu d’intérêt des parlementaires pour le débat et le poids prépondérant de la technocratie dans les choix retenus.
On est en quelque sort passé d’une démocratie sociale, certes imparfaite, à la technocratie sous couvert du Parlement.
Comment ne pas s’étonner par exemple que sur le budget de l’Etat les parlementaires n’aient pas exigé depuis longtemps un budget de la santé publique ?
Au plan de l’universalité, la réforme a été présentée comme devant garantir la couverture sociale à tous, et notamment aux 600 000 à 8000 000 personnes exclues des soins.
Autant de problème de la couverture se pose, dans une ampleur et des conditions très différentes de celles évoquées, autant rien n’obligeait à avoir une logique de régime universel qui se traduit obligatoirement à terme par une étatisation des modes de gestion, un régime unique et un mode de financement de plus en plus fiscalisé.
Sur l’accès aux soins, dès novembre 1995, Force Ouvrière rappelait que les seules études disponibles évaluaient la population concernée à 152 000 et que bien souvent les droits existaient mais étaient méconnus des intéressés. Ce chiffre de 150 000 à 160 000 est maintenant d’ailleurs devenu le chiffre retenu par le gouvernement, l’INSEE l’ayant confirmé, ôtant ainsi aux pouvoirs publics un élément fort de leur annonce.
En termes de logique de couverture universelle, les problèmes pouvaient se régler au travers d’une meilleure coordination des différents régimes et d’un perfectionnement de l’assurance personnelle.
Telle ne fut pas l’option retenue par le gouvernement pour deux raisons essentielles :
- l’une, d’opportunité, visant à transférer sur la sécurité sociale les différents systèmes d’aide médicale gratuite de plus en plus lourds pour les budgets départementaux ou municipaux,
- l’autre, structurelle, visant à atteindre l’objectif de réduction des dépenses par une prise de contrôle sur l’institution garantissant l’effectivité des choix de politique économique en limitant drastiquement les marges de manœuvre des gestionnaires.
D’une certaine façon, cette étatisation s’apparenterait à une forme de socialisation si elle n’avait pour objectif de déréglementer et libéraliser. A nouveau cela montre que le libéralisme économique impose un dirigisme, pour ne pas dire un autoritarisme social.
Concernant le rôle de la médecine, cette réforme ou centre réforme conduit à des révisions déchirantes. Autant une maîtrise médicalisée est nécessaire – elle était mise en œuvre depuis 1993, à l’initiative de FO – autant une maîtrise comptable n’est pas tolérable.
La différence n’est pas uniquement sémantique.
La maîtrise médicalisée suppose pour la médecine libérale une politique conventionnelle dynamique, c’est-à-dire un compromis accepté par les négociateurs.
La maîtrise comptable définit une enveloppe, par définition restrictive, et impose son respect. On retrouve là de manière plus soft, la logique thatchérienne mise en œuvre en 1990 au Royaume-Uni et qui a contribué à faire chuter la qualité des soins tout en augmentant la pauvreté.
Avec la maîtrise comptable, on passe de la rationalisation au rationnement.
Quant aux relations entre santé publique et sécurité sociale, il est vrai que depuis des années les ministres successifs se plaignent de leur budget et lorgnaient sur celui de la Sécurité sociale, n’hésitant pas à lui faire supporter financièrement des décisions relevant du budget de l’Etat.
Au lieu de clarifier les relations, la contre-réforme étatise le budget de la Sécurité sociale, d’ailleurs plus au profit de Bercy que de l’Administration des affaires sociales.
Les problèmes sont de même nature avec l’hôpital, depuis toujours sous la responsabilité de l’Etat même si l’assurance maladie intervenait en tant que financier.
Les normes drastiques imposées vont conduire à des restructurations douloureuses tout en développant le secteur privé à l’hôpital, c’est-à-dire les inégalités.
Ainsi la mécanique relative aux contrats d’objectifs et de gestion font des conseils d’administration des caisses, à tous les niveaux, des exécutants des décisions gouvernementales.
L’avenir de la Sécurité sociale
Ce qui vaut pour l’assurance maladie vaut également pour les autres branches.
La fiscalisation entamée avant le Plan Juppé dans la famille conduit aujourd’hui à une volonté de remise en cause profonde des prestations et de leur montant. Les économies de gestion par ailleurs exigées (moins 5 % par an pendant 4 ans) auront un effet négatif sur l’emploi dans cette branche.
Dans l’assurance vieillesse, le développement voulu des fonds de pension, pour des raisons strictement financières et boursières, répond là encore à la volonté (réaffirmée tant par l’OCDE que l’Institut Monétaire Européen) de limiter fortement les prélèvements obligatoires. Fort heureusement le mouvement social de novembre/décembre 1995 a bloqué la remise en cause des pensions des fonctionnaires, c’est-à-dire la volonté de ne plus avoir à inscrire dans le budget de l’Etat les dépenses publiques correspondantes, tout comme il a permis de préserver les régimes spéciaux.
Les critères économiques, financiers et budgétaires tant déterminants dans le choix de la réforme, il est fort à craindre que celle-ci ne conduise rapidement à un régime a minima (par exemple par la définition d’un panier de soins remboursables) avec développement concomitant de l’assurance privée, comme cela est aussi le cas dans l’autres pays.
Réformer la Sécurité sociale était nécessaire. Cela supposait d’autres choix si l’on voulait effectivement se porter garant de son avenir en termes de solidarité et d’égalité.
Force Ouvrière avait, pour sa part, développé des propositions fondées sur une clarification des responsabilités et modes de financement entre le budget de l’Etat et celui de la Sécurité sociale. Cette clarification opérée, les marges de manœuvre pouvait être plus grandes tant pour les gestionnaires de la sécurité sociale que pour l’Etat et le Parlement.
La réaffectation des dépenses de solidarité nationale au budget de l’Etat et leur financement logique par l’impôt, permettait au Parlement d’exercer plus de responsabilités, y compris dans le domaine de la santé publique où pour le moment la confusion règne.
Dégagée de ses dépenses et charges indûment supportées, la Sécurité sociale pouvait, elle, appréhender l’avenir avec plus de sérénité. De telles propositions avaient le mérite de préserver démocratie politique et démocratie sociale.
Mais elles supposent de ne pas être victimes de dogmes économiques dont l’expérience montre indubitablement qu’ils conduisent au chômage, à la pauvreté croissante, aux inégalités sociales.
Historiquement, la protection sociale est née à la revendication du mouvement ouvrier dès la fin du 19e siècle. La Sécurité sociale, elle, est née au Conseil National de la Résistance en 1945.
C’est encore par la résistance et la volonté de faire respecter la solidarité et la sécurité que pourra renaître une sécurité sociale moderne.
Force ouvrière Hebdo - 26 mars 1997
En guise d’éditorial
Lettre ouverte à un interne
Au fur et à mesure qu’il entre en application, le plan dit Juppé de la réforme de la Sécurité sociale déclenche des bombes à retardement. Ce fut le cas récemment chez les personnels hospitaliers et ce sera encore le cas. C’est actuellement le cas chez les internes en médecine.
Dès l’annonce de la contre-réforme nous avions exposé ses dangers par une analyse précise de son contenu et de ses objectifs, analyse facilitée par la connaissance profonde et l’attachement de FO au rôle et aux missions de la Sécurité sociale.
C’est dans cette logique que nous rendons publique cette lettre ouverte à un interne
Comme vous l’avez souligné à plusieurs reprises, le mouvement que vous avez engagé n’a rien de corporatiste mais vise fondamentalement à préserver la qualité des soins. Et c’est à ce titre que vous conviez les patients à vous soutenir. Ce combat, dont nous tenons ici à préciser qu’il est de votre responsabilité et qu’il n’appartient à quiconque de vouloir le « récupérer », rejoint dans ses motivations nombre de questions et d’analyses que Force Ouvrière a maintes fois exprimées.
Par cette lettre ouverte, nous tenons simplement, au titre de la démocratie, qui comporte le droit de savoir, à vous faire part de quelques-unes de nos réflexions telles que nous les développons, en particulier depuis 1995, et qui ont été à l’origine de nos positions et actions en matière de défense de la protection sociale collective.
Considérant que le plan de réforme de la Sécurité sociale, dit plan Juppé, avait pour motivation essentielle une réduction quasi autoritaire des dépenses publiques et sociales, nous avons dès le départ dénoncé la mise en œuvre d’une logique économique et comptable d’enveloppes ayant pour fonction, tant pour la médecine de ville que pour l’hôpital, de faire dépendre l’évolution des dépenses remboursées d’un taux arbitrairement bas. Une telle logique de rationnement comptable uniquement dictée par des considérations économiques et financières, conduit à des modifications structurelles importantes, pénalisantes tant pour l’exercice de l’activité médicale que pour les droits des assurés sociaux.
Sur le plan de la médecine de ville, les récentes conventions médicales constituent une application du plan Juppé et représentent une remise en cause importante du rôle du médecin dans sa relation avec le malade ainsi qu’avec la Sécurité sociale.
Le système français avait comme originalité de concilier un système de financement collectif avec un mode d’exercice libéral de la médecine se caractérisant à la fois par la liberté de prescription du médecin, fonction de ses connaissances et par un libre choix du médecin par le malade. Or le système qui se met en place conduit le médecin à exercer son activité avec en permanence à l’esprit une contrainte budgétaire et financière visant à limiter le coût de ses prescriptions. D’une certaine façon, le comptable décide de l’enveloppe laissant au médecin la responsabilité de s’y adapter, sachant qu’il sera toujours tenu responsable du résultat de l’exercice de son art vis-à-vis du patient. C’est ne première dérive à l’anglo-saxonne qui contribue à accroître les contentieux alors que le fait générateur est de plus en plus un fait comptable.
Du côté de l’assuré social, la logique comptable conduit à mettre en œuvre une limitation des remboursements qui ne pourraient qu’être compensée, par ceux qui en auront les moyens par un recours individuel à l’assurance privée.
Ainsi des déremboursements d’une partie des soins sont en filigrane dans le plan Juppé sous la forme d’une définition d’un panier des soins remboursés et de leur hiérarchisation en terme de priorité.
A cette logique de maîtrise comptable, Force Ouvrière avait opposé dès 1993 celle d’une maîtrise médicalisée qui avait été formalisée dans la convention médicale de l’époque où le rationnement avait été délibérément écarté au profit d’une rationalisation négociée.
Grâce à cet accord négocié en 1993 entre les caisses et les médecins, la progression des dépenses de médecine libérale a été ramenée de 10 % au début des années 90 à 1,7 % en 1994, 4,5 % en 1995 et 2,3 % en 1996, avec le souci permanent de préserver la qualité des soins et la liberté de prescription.
Du côté de l’hôpital public, la limitation autoritaire des enveloppes, avec un taux d’évolution de 0,5 % des dépenses hospitalières, conduira nombre d’établissement à ne pas pouvoir boucler Eluru budget, ce qui portera préjudice à la qualité et à la sécurité des soins, et conduira à la remise en cause de milliers d’emplois.
C’est compte tenu de toutes ces analyses et considérations que nous avons à plusieurs reprises expliquées que le système français était en train de dériver vers un système à l’anglo-saxonne. Au Royaume-Uni, depuis les contraintes budgétaires et comptables imposées au début des années 90, la qualité des soins s’est fortement détériorée, les listes d’attente à l’hôpital s’allongent, les cabinets médicaux doivent être gérés comme des entreprises privées, négociant avec les hôpitaux le rapport qualité/prix des opérations de leurs patients. La conséquence de ce système est le recours de plus en plus fréquent à l’assurance privée pour ceux qui en ont la possibilité financière.
C’est pour toutes ces raisons que nous avions qualifié la réforme de contre-réforme et que nous continuerons à insister pour défendre une Sécurité sociale solidaire et égalitaire, la liberté de prescription et le libre choix du médecin pour le malade.
Dans la même logique, nous plaidons pour une vraie clarification des relations et responsabilités entre l’Etat et la Sécurité sociale (celle-ci supporte annuellement plus de 100 milliards de francs de charges indues), la constitution d’un réel ministère de la Santé publique doté de moyens financiers, la mise en œuvre d’une politique économique s’attaquant résolument au chômage à l’origine d’une perte de recettes importantes pour la Sécurité sociale. Ce sont là les conditions nécessaires pour éviter toute politisation de la Sécurité sociale.
La médecine est un art qui s’appuie sur des connaissances scientifiques et ne peut dès lors que pâtir d’une vision comptable.
Cordialement,
Jean-Claude Mallet, Secrétaire confédéral FO, administrateur FO à la CNAMTS Marc blondel Secrétaire général de la CGT-FO