Texte intégral
France 2 le mercredi 25 février 1998
F. Laborde : On va revenir peut-être sur la fin provisoire de la crise avec l'Irak. C'est une victoire de la diplomatie ? C'est une victoire personnelle de K. Annan ? C'est une victoire aussi pour J. Chirac.
L. Fabius : Tout cela est vrai. C'est d'abord une victoire de l'ONU et du secrétaire général. On a souvent mis en cause l'ONU mais là, c'est un succès magnifique qui montre d'ailleurs que, comme les problèmes sont de plus en plus internationaux dans tous les domaines, il faut que les organisations internationales aient de plus en plus de force. Donc, grand succès pour l'ONU et son secrétaire général et succès, il faut le dire aussi, pour la diplomatie française ; aussi bien le Président de la République qui a fait absolument ce qu'il fallait faire tout au long de cette crise que le ministère des affaires étrangères, le ministre des affaires étrangères et le gouvernement. Donc, il n'y a qu’à les féliciter très, très chaudement. Et surtout, succès pour la paix. Il ne faut jamais oublier cela parce que cela veut dire qu'il y a des gens qui auraient pu être tués et qui ne vont pas l’être. En même temps, il va falloir surveiller l'application de l’accord.
F. Laborde : Les Américains veulent effectivement laisser leurs forces en position pour bien surveiller l'application de ces accords.
L. Fabius : Il faut que les résolutions de l’ONU soit appliquées, que les sites dits présidentiels soient visités et que les armes soient détruites. Donc, cela, il faut être très vigilant là-dessus. Mais je le répète, un grand succès dont il faut créditer en particulier la diplomatie française et le Président. Donc, bravo.
F. Laborde : Est-ce qu'il peut y avoir dans la future résolution de l'ONU, une autorisation de frappe automatique pour les Américains ?
L. Fabius : Cela m'étonnerait qu'il y ait une autorisation de frappe automatique. Ce n'est pas comme cela que le Conseil de sécurité procède mais un dispositif précis de surveillance, c'est important. Ce qui est important aussi, c'est que, ce que l'on appelle la dignité de l'Irak ait été reconnu et qu'un certain climat de confiance, même s'il faut rester très vigilant, ait été rétabli. Cela joue.
F. Laborde : Alors la fin de cette crise va peut-être permettre en France de revenir à la campagne des régionales. On a l'impression que cette campagne a un peu de mal à démarrer ?
L. Fabius : C'est un paradoxe. Le climat général est bon, lié en particulier à une amélioration économique mais la tonalité de la campagne est très molle. C'est ce que l'on voit. Alors on peut dire que c'est parce que c'est encore dans quelques semaines mais je crois qu'il y a plus que cela. Donc, cela va se jouer sur le sprint final. Évidemment les candidats - donc je ne suis pas d’ailleurs - qui s'agitent sur l'estrade, on le comprend, mais cela reste encore très, très mou.
F. Laborde : Mais pourquoi à votre avis, il y a ce climat ? C'est parce que c'est trop près des législatives ? C'est parce qu'il n'y a pas de véritable enjeu national ?
L. Fabius : Je ne crois pas. C'est toujours difficile à mobiliser pour les élections régionales, de même que pour les élections européennes. Et puis le fait que cela soit un scrutin à la proportionnelle ne facilite pas les choses. Je pense que cela se présente bien et je serai déçu si nous ne gagnions pas vraiment plusieurs régions.
F. Laborde : Combien ?
L. Fabius : Difficile à dire mais le climat est bon. Il y a une amélioration économique. Dans la plupart des cas, nous nous présentons en forme de majorité plurielle réunie. En plus, il y a quand même un argument qui est très, très fort, c'est que la droite domine 20 régions sur 22, ce qui est évidemment déséquilibré. Donc, cela fait des arguments de rééquilibrage très forts en faveur de la majorité plurielle. Donc, je crois que le succès devrait être au rendez-vous à moins que, il y a un grand point d’interrogation et même une mise en garde, se produisent ce que j'appellerais des « présidences combines », c'est-à-dire que quand on voit les études d'opinion qui sont données aujourd'hui, le plus souvent personne n'a la majorité absolue. Cela va être des majorités relatives. Et donc, la question est de savoir qui est-ce qui va être président ou présidente de la région. Et je crains que se passe dans plusieurs régions, une situation où la droite se présenterait, RPR-UDF, et comme par miracle, recueillerait les voix du Front national. C'est ce que j'appelle les « présidences combines » parce que les gens ne votent pas pour cela et c'est toujours une combine de voter pour une majorité et de trouver une autre majorité.
F. Laborde : C’est une sorte d'accord caché pour se partager les présidences ?
L. Fabius : Pour être tout à fait honnête, il y a un certain nombre de responsables nationaux de droite qui ont démenti cela en disant : si nous n'avons pas la majorité relative, nous ne nous présenterons pas à la présidence. Cela, c'est très correct. Mais dans certaines régions je n'entends aucune prise de position par leurs représentants en ce sens. Je demande qu'à la fois du côté gauche et du côté droite…
F. Laborde : A quelle région pensez-vous ?
L. Fabius : Je peux penser à la mienne, la Haute-Normandie où le titulaire actuel, M. Rufenacht gouverne avec l’extrême-droite même s’il dit le contraire. Mais c'est assez général. Et je demande que dans chaque région, les candidats à la présidence prennent l'engagement qu'ils ne se présenteront pas s'ils n'ont pas la majorité relative. Et c'est un à nous, responsables politiques, de faire cette demande et d'obliger vraiment les candidats à prendre position pour que cela soit clair. Et la presse a aussi sa responsabilité parce qu'il ne faudrait pas que ce multiplient ces « présidences combines » qui fausseraient complètement le résultat.
F. Laborde : Il y a aussi certaines régions où il y a un peu de cafouillage. Je pense à la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, par exemple, ou tout cela n’est pas très clair des deux côtés d’ailleurs !
L. Fabius : Les choses vont, je l’espère, rentrer dans l’ordre. Il y a quand même des candidats qui sont représentatifs d’un côté de la majorité plurielle et de l’autre de l’opposition RPR-UDF. Ces candidats-là, ce sont ceux-là qui représentent les forces principales.
F. Laborde : Vous avez dit que la croissance était au rendez-vous. C’est ce qui semble effectivement au vu des derniers chiffres qui sont publiés. On sait que souvent lorsqu’il y a de la reprise économique, il y a de l’impatience. Les Français espèrent qu’il y aura un partage des fruits de la croissance comme on dit. Est-ce qu’il faut faire de la redistribution, s’il y a croissance ?
L. Fabius : C’est le problème qui est devant nous, puisque heureusement, un certain nombre de réalités économiques ont l’air de repartir et notamment la plus importante, puisque c’est celle qui tardait le plus, à savoir l’investissement qui a l’air de repartir. Je touche du bois, j’espère que cela va durer. Si cette croissance est au rendez-vous, il faut évidemment la faire servir à l’emploi et aussi, bien sûr, aux réformes structurelles. Il ne faut pas renouveler l'erreur qui a été faite à diverses périodes de l'histoire économique française.
F. Laborde : Que voulez-vous dire quand vous parlez de réformes structurelles ? La baisse des impôts par exemple ?
L. Fabius : Je suis très, très favorable à cette baisse des impôts. Je ne sais pas si je suis suivi par tous mes amis mais je crois qu'il y a un problème réel de poids de la fiscalité en France et de poids des charges. Donc, j'espère qu'on fera servir cette reprise, à la fois un allégement du poids social et fiscal et puis à des réformes de fond. Je pense en particulier à ce que l'on est en train de préparer dans la lutte contre l'exclusion des plus pauvres et dans la politique de la ville. Si on fait cela, sans gaspiller l'argent public car il faut faire très attention car on a quand même une date qui est importante, à ce moment-là, c'est le bon usage de la reprise.
F. Laborde : Quand vous dites revenir sur les allégements fiscaux, cela veut dire revenir sur le dispositif pris par A. Juppé qui avait été annulé ?
L. Fabius : Les Français en ont marre des impôts. Ces impôts sont à la fois lourds et injustes. Ce n'est pas une invention de polémistes irresponsables de dire que de plus en plus, la créativité se déporte de France à d'autres pays et qu'il faut faire très attention à cela en termes d'entreprise, en termes de personnes. Donc, je crois qu'il ne faut pas surcharger les gens d'impôts. Il faut qu’il y ait des redistributions parce qu'il y a des impôts qui sont injustes et donc, il faut que des redistributions soient faites. Il faut surtout essayer de baisser le poids des prélèvements fiscaux et sociaux.
TF1 le jeudi 12 mars 1998
P. Poivre d’Arvor : Hier soir encore à Caen, vous avez mis en garde la droite contre des alliances contre nature. On a un peu le sentiment qu'à l'instar de F. Mitterrand, avant chaque élection, d'ailleurs, vous agitez régulièrement ce spectre de l’extrême droite. Au fond, vous avez presque envie qu'entre vous et eux, il n'y ait personne, non ?
L. Fabius : Non, je ne crois pas que cela soit comme cela que le problème se pose. Le contexte de l'élection est favorable, parce que je pense que les premières mesures prises par le gouvernement sont bien appréciées, et en plus la conjoncture internationale est porteuse. Et puis je crois que beaucoup de Français ont envie de rééquilibrer les régions. Aujourd'hui, vous le savez bien, il n'y a que deux régions sur 22 qui sont dirigées par la gauche. Donc il y a un rééquilibrage à opérer. Mais c’est vrai que - même s’il faut être prudent -, les choses se présentant bien, on a peur de la deuxième partie. Puisque vous savez comment cela se passe, dimanche, il n’y a qu’un tour, donc les gens vont voter. Je pense que les listes de la gauche plurielle seront largement en tête.
P. Poivre d’Arvor : Après, il y a vendredi.
L. Fabius : Le vendredi suivant, justement, il y aura l’élection des présidents des exécutifs. Et là, beaucoup d'entre nous, et à droite aussi, d'ailleurs, craignent qu'il y ait un certain nombre de manipulations. Et que, donc, ces candidats de droite se présentent avec le soutien du Front national, même s'ils ont affirmé le contraire.
P. Poivre d’Arvor : Mais vous pensez qu'il est possible que la droite ne se présente pas le vendredi, lors de ces élections à la présidence de chaque conseil régional, pour qu'il n'y ait pas quorum, et pour que le tour qui désigne finalement le président ne soit choisi que le lundi, c'est-à-dire après les cantonales.
L. Fabius : Je n’en sais rien. Ce que je pense, c'est qu'il ne faut pas faire du Front national l'arbitre de ces élections. Voilà la question centrale.
P. Poivre d’Arvor : Oui, mais c'est vous qui agitez régulièrement son nom !
L. Fabius : Non, non, non. Il ne faut pas en faire l'arbitre de ces élections. Vous avez d'un côté la gauche plurielle et de l'autre, la droite républicaine. Donc il faut que la compétition se déroule entre ces deux groupes. Le groupe qui arrive en tête a légitimement vocation à diriger la région. C'est comme cela que cela doit se passer. Et ne faisons pas l'arbitre à partir du Front national ; et donc ne nous prêtons pas à des manœuvres, et je pense que la droite devrait faire de même.
P. Poivre d’Arvor : mais vous savez bien que vous-même, pour un certain nombre de députés en tout cas, vous avez été élu, grâce à des voix d’électeurs Front national ?
L. Fabius : Non, pardonnez-moi de vous contredire, mais je ne pense pas que ça s'est passé comme ça. Comment ça s'est passé exactement ? Dans un certain nombre de circonscriptions, il y a eu ce qu'on appelle des triangulaires, c'est-à-dire qu'au deuxième tour, il y avait à la fois un candidat de gauche, un candidat Front national, un candidat de droite.
P. Poivre d’Arvor : Et le Front national très souvent a appelé contre la droite.
L. Fabius : Non, non, attendez. Quand il y a des triangulaires, il n’appelle pas à voter…
P. Poivre d’Arvor : Au deuxième tour quand il se retire.
L. Fabius : Quand il y a des triangulaires, chacun vote pour ses candidats. Et lorsqu'il n'y avait pas de triangulaires, lorsque donc le Front national n'était pas présent au deuxième tour, et bien les électeurs du Front national ont fait ce qu'ils ont voulu ; et tous les spécialistes, que vous connaissez, disent que dans une proportion beaucoup plus forte, ces électeurs ont voté à droite. Donc je crois que l'accusation n'est pas juste. Maintenant revenons au point central : ne faisons pas notre discussion essentiellement sur le Front national si vous voulez bien. Je crois qu'il y a deux enjeux dans cette élection dimanche : il y a d'abord l'enjeu national, puisque tout le monde va voter, donc il y a nécessairement un enjeu national. Il y a d'un côté les électeurs qui souhaiteront qu'on accompagne le changement, qui est en train d'être commencé par le gouvernement, et de l'autre côté, et cela voteront pour la gauche plurielle, il y a ceux qui souhaitent que le changement soit arrêté, bloqué.
P. Poivre d’Arvor : On vous donne un petit avertissement, éventuellement.
L. Fabius : Oui et même un gros. Parce que si on vote contre les listes de la gauche plurielle, ça veut dire qu'on veut revenir à la période antérieure. Donc je crois que comme les Français sont plutôt favorables à ce qui se fait, même s'il faut aller plus loin, même s’il y a tel ou tel élément qui doit être pris en compte, l'autre élément c'est le rééquilibrage. J’ajoute, dernier point, un argument d'efficacité : nous avons voté par exemple à l'Assemblée nationale, récemment, un texte sur l'emploi des jeunes - vous le rappeliez - qui est je crois positif. Mais ce texte n'oblige pas les collectivités locales à recruter des jeunes, il leur donne la possibilité de les recruter. Il est évident que là où vous avez des collectivités régionales, de gauche plurielle, elles iront dans ce sens ; là où ce sont des collectivités de droite, elles freinent des quatre fers. Donc, je crois que l'ensemble de ces éléments fait que, même s'il faut rester prudent, les choses devraient bien se présenter.
RTL le lundi 16 mars 1998
O. Mazerolle : La gauche est en tête en voix, elle est en tête également dans 12 régions sur 22, il s'agit donc d'une victoire. Comment avez-vous envie de la qualifier cette victoire ?
L. Fabius : Belle victoire, large victoire. Bien évidemment, il faut rester, comme toujours dans ces circonstances, modeste. Mais je crois que les résultats sont là : la gauche présidait 2 régions, elle est en situation d’en présider une douzaine. C'est donc une victoire importante, d'autant plus méritoire que ce sont des élections intermédiaires et que d'habitude, les élections intermédiaires se tournent contre la majorité en place. C'est donc une belle victoire.
O. Mazerolle : Que dites-vous à ceux qui observent, ce matin, que la gauche est certes en tête mais qu'elle n'a pas une réelle majorité d'adhésion dans le pays ?
L. Fabius : Je crois qu'il faut partir du vote des électeurs. Les électeurs avaient le choix entre plusieurs listes de candidats et le fait est que la majorité arrive en tête dans la plupart des régions. C'est donc un beau succès. Il faut en créditer bien évidemment les listes, il faut en créditer, je crois, largement le gouvernement parce que ce n'est pas facile, quand on est au gouvernement, d'obtenir une majorité ; et il faut en créditer, je crois, les thématiques qui ont été choisies. C'est-à-dire qu'il y a du changement apporté dans les régions : les régions ont des compétences mais il faut les faire bouger, les moderniser et aller de l’avant.
O. Mazerolle : La gauche à la majorité relative dans 12 régions : il y aura 12 présidents de gauche ?
L. Fabius : Bien sûr.
O. Mazerolle : Bien sûr, mais vous-même, avant ce scrutin, vous disiez : attention au FN qui pourrait dans certains cas…
L. Fabius : Je continue à le dire parce que c'est vrai que le FN est stabilisé à un niveau très élevé. Moi, vous savez que cela fait longtemps que je mets en garde par rapport à ce mode de scrutin. Je pense qu'il doit être modernisé parce qu'il faut que les électeurs, en votant pour des listes, sachent exactement qui ils élisent comme président. C'est normal. Je crois qu'il faut moderniser le scrutin pour passer à un scrutin de type municipal au niveau régional. Alors là, c'est vrai que j'avais effectué des mises en garde contre ce que j'ai appelé et ce que j'appelle toujours des présidences combines et des présidences magouilles. Ce serait absolument incompréhensible ayant voté pour des listes le dimanche, on s'aperçoive, le vendredi, que ce sont d'autres qui ont gagné. Cela n'a pas de sens. Si cela devait aller dans ce sens-là alors je prédis un recul encore plus fort de tout ce qui est la conscience démocratique des gens. Déjà, hier, on a eu une abstention très forte et c'est préoccupant. Mais au moins votent-ils pour des listes. Si jamais, il y a des combinaisons, des magouilles entre la droite et l'extrême droite qui font que quelqu'un battu dans les urnes se retrouve victorieux sur le tapis vert : à ce moment-là, c’est à n’y rien comprendre.
O. Mazerolle : Pour le gouvernement, qu'est-ce qu'il doit faire de cette victoire ? Est-ce qu'il doit changer, accélérer, modifier son comportement ?
L. Fabius : Je pense que le vote est en partie seulement un vote d'accompagnement du gouvernement - il y avait aussi une dimension régionale bien sûr. Mais il y a aussi une dimension nationale : si on avait voulu sanctionner L. Jospin, ce n'est pas ce vote qui a été émis par les Français. C'est un vote d'accompagnement. « Nous vous faisons confiance, disent les Français, les problèmes sont pris avec sérieux, donc continuez ». En même temps, il peut y avoir telle ou telle inflexion. C'est vrai, qu'il y a - on le sent bien - une certaine impatience sociale à laquelle il n'est pas facile de répondre parce qu'il n'est jamais facile de répondre rapidement. Pour ma part, je pense qu'il faut continuer dans la voie qui a été choisie et qui est la voix de la réforme, la voix d'une maîtrise économique sérieuse. J'insisterai aussi sur deux points : ce qui est engagé en matière de lutte contre l'exclusion et je continue à penser que le poids des impôts est trop fort et qu'il faut aller vers une certaine baisse des impôts et des charges.
O. Mazerolle : Un point politique : vous estimez aujourd'hui que le gouvernement a la durée pour lui, que le spectre de la dissolution a disparu ?
L. Fabius : Oui. Personne n'est fanatique de se tirer une balle dans le pied, surtout quand ce sont deux balles dans deux pieds. C'est vrai que le Président de la République, à partir du mois de juin, a la capacité de dissoudre. Mais je ne vois pas pourquoi une Assemblée serait dissoute alors que les électeurs restent dans la majorité.
O. Mazerolle : Lorsque la gauche est majoritaire, il y a effectivement une forte demande sociale, et Robert Hue, hier soir, disait pour le PC : « Il faut une amplification dans les changements ». Il va donc maintenir la pression sur le gouvernement.
L. Fabius : C'est le thème qu’a développé Robert Hue tout au long de la campagne. J'ai fait plusieurs meeting avec lui, avec plaisir. Cela n'a rien de choquant : la majorité est plurielle et en même temps, elle est majoritaire. Moi, je crois qu'il faut garder un équilibre. Il y a des réformes à faire, il y a évidemment des injustices sociales à corriger et elles sont massives. Tout cela doit être fait sur un certain rythme. Je pense que le rythme qu’adopte le gouvernement est un rythme satisfaisant.
O. Mazerolle : On voit tout de même, à travers le scrutin d'hier, apparaître l'extrême gauche qui, pour la première fois, va avoir des conseillers régionaux élus dont A. Laguiller, on voit les sans-papiers occuper des églises, et d'ailleurs, l'une d'entre elle a été évacuée cette nuit, on voit les chômeurs manifester dans chacun des meetings de gauche et continuer à réclamer une hausse des minima sociaux, on voit les sans-logements occuper certains immeubles.
L. Fabius : C'est vrai que la gauche ne peut pas régler tous les problèmes en un jour et en une semaine. Cela ne fait que traduire cela.
O. Mazerolle : Mais cette pression va continuer à exister ?
L. Fabius : Oui, elle existe. Pour ce qui concerne le vote extrême gauche - il est important -, à quoi l’attribuer ? À la préoccupation sociale - vous avez raison de le dire - s'est ajouté le fait qu'à partir du moment où l'on était en liste de majorité plurielle, et notamment les communistes, il y a des voix qui probablement traditionnellement se portaient sur eux et qui se sont portés sur l'extrême gauche - on peut comprendre cela. Et puis il y a le fait qu'il y a un besoin d'expression un petit peu différent dans le pays, qui est minoritaire, très minoritaire, mais qui est dans la tradition de la politique française.
O. Mazerolle : Un gouvernement de gauche peut continuer à résister à cette pression, ne pas être tenté et se dire : finalement les minima sociaux, il faut les monter plus ?
L. Fabius : Ce n'est pas en termes de résistance à la pression que l'on parle. On essaye de faire le maximum. Quel est notre projet ? Toujours avec modestie, je le répète : avancer sur le plan économique et en même temps faire que la situation, socialement, soit moins injuste. On ne fait jamais autant que tout ce qu'on voudrait mais on avance quand même. La loi sur l'exclusion est une avancée, le fait qu'il va y avoir une couverture sociale maladie pour tous les Français est une avancée ; ce qu'on a fait sur les emplois-jeunes est une avancée. Et pour revenir un instant au plan des élections régionales, je crois que beaucoup de Français étaient sensible au fait que si l'on voulait que l'action gouvernementale ait sa pleine efficacité, il fallait l'accompagner au plan régional. Dans ma région de Haute-Normandie, ce que j'ai vu, c'est que la région a basculé de la droite vers la gauche, et c'est essentiellement dû à l'accompagnement de la politique nationale et à la volonté que la région ait ses pleines compétences et en plus la qualité de nos équipes.
O. Mazerolle : Toutes les mesures que vous venez d'évoquer coûtent au budget. Est-ce que vous croyez, dans ces conditions, que le gouvernement a encore une marge de manœuvre pour baisser les impôts comme vous le souhaitez ?
L. Fabius : Je crois que la baisse des impôts est quelque chose qui, à moyen terme, sera nécessaire. Je ne dis pas qu'ils doivent le faire tout de suite puisque je connais comme vous les réalités de l'économie, mais j'ai le sentiment que les impôts - il y a des diversités sur les impôts - mais que plusieurs de nos impôts sont trop lourds et qu'il y a une injustice fiscale.
O. Mazerolle : Lesquels ?
L. Fabius : Je pense, par exemple, à la taxe professionnelle. Elle est trop lourde et Mitterrand disait déjà : elle est imbécile. Il y a des problèmes de taxe d'habitation. Quand on dit qu'il y a une certaine fuite des capitaux, parfois une fuite des cerveaux à l'étranger, ce n'est pas une invention de polémistes irresponsables. Cela existe. C'est très délicat parce qu’en même temps, on ne peut pas jouer comme cela. La matière fiscale est très délicate. Mais d'une façon générale, surtout en concurrence européenne comme on va l'être de plus en plus, il faut que les charges sociales ne soient pas trop lourdes et il faut que les taxes ne soient pas trop lourdes.
O. Mazerolle : Comment ramener à la vie politique les électeurs qui sont détournés par l'abstention ou par des votes extrêmes ?
L. Fabius : En expliquant ce que font les organismes pour lesquels on vote. Peu de gens savaient ce que font les régions ; en ayant un mode de scrutin moderniser - il faut absolument qu'on modernise notre mode de scrutin - et en regroupant les élections. Cela fait quand même neuf mois - et seulement neuf mois - que les gens ont voté. Cela explique un petit peu l'abstention. Je regrette énormément, comme tous les commentateurs, cette abstention, et il faut la moduler de ce point de vue-là. Il faut expliquer, modifier et moderniser les modes de scrutin et regrouper les élections.
Europe 1 le vendredi 20 mars 1998
J.-P. Elkabbach : Voici venir le jour de tous les dangers, combien de régions restera-t-il ce soir à la gauche plurielle ?
L. Fabius : Je n'en sais rien et la question est celle-là, est-ce que ce ne sera pas un vendredi noir pour la démocratie française ?
J.-P. Elkabbach : Pourquoi ?
L. Fabius : D'abord, il y a la question que vous posez. Les électeurs ont voté dimanche dernier et pour la première fois, on ne respecte pas le vote des électeurs et on ne sait pas, compte-tenu de toute une série de tractations qui existent, si le vote des électeurs sera respecté. Cela, c'est le contraire de la démocratie. Il y a cela qui est donc l'enjeu immédiat. Et puis, il y a un enjeu à plus long terme, c'est que compte-tenu de la pression qu'exerce le Front national sur toute une série de partis de droite, d’élus de droite, le fait qu'ils ont l'air d'être sensibles à cela, cela peut être un basculement très, très dangereux non seulement pour la droite bien sûr modérée mais aussi pour la démocratie. Parce qu'il faut rappeler que le Front national a des principes qui sont contraires aux règles démocratiques.
J.-P. Elkabbach : J’ignore si vous avez souvent réussi à jouer les prophètes dans votre pays, mais en août 1997 - je relisais des textes hier soir - dans une bourgade de Saône-et-Loire je crois, vous redoutiez la tentation d'accord avec l'extrême droite et depuis vous avez dit les présidences magouillent. Mais est-ce qu'aujourd'hui les chefs de la droite rejettent, vous les voyez, toute alliance ? Est-ce que vous les pensez, les Seguin, Sarkozy, Balladur, Léotard etc., sincères ?
L. Fabius : Oui, je pense qu'ils sont tout à fait sincères et que les propos qu'ils tiennent sont excellents. La question est de savoir s'ils sont appliqués sur le terrain par leurs élus. Mais il n'y a aucune raison de mettre en doute leur sincérité. Quand je dis que c'est une menace pour la droite, c'est une menace pour la droite donc un vendredi noir, mais une menace plus généralement pour notre système démocratique. Qu'est-ce qu'on a vu dimanche dernier ? On a vu que beaucoup de gens se détournaient du mécanisme électoral, beaucoup d'abstentions, beaucoup de refus, etc. Si ce soir, et dans les jours qui viennent, et dans les mois qui viennent, on voit se développer toute une série de tractations, cela va encore augmenter le refus vis-à-vis de la politique, c'est donc gravissime.
J.-P. Elkabbach : Quand vous écoutez les gens…
L. Fabius : … En plus, c'est une tricherie monumentale. La première tricherie, c'est vis-à-vis de tous les électeurs. Les électeurs votent pour les uns ou pour les autres, bon. La première règle démocratique, c'est que ceux qui ont gagné soient élus. C'est une tricherie vis-à-vis des électeurs de droite, ce que l'on ne dit pas assez souvent. Si l’électeur de droite voulait voter pour le Front national, il l'aurait fait.
J.-P. Elkabbach : Pourquoi vous occuper des électeurs de droite, il y a un droit d'ingérence de la gauche dans les affaires intérieures de la droite ?!
L. Fabius : Non, pas du tout. Mais je suis, comme chacun, citoyen et donc je me préoccupe de ce qui se passe et je vous l'ai dit il y a un instant, ce n'est pas seulement un problème pour la droite mais pour le fonctionnement démocratique. On a des régions, comment voulez-vous que les régions fonctionnent si ceux qui sont élus le sont dans des conditions troubles ?
J.-P. Elkabbach : Ce mode actuel de scrutin, il avait été voté par votre gouvernement.
L. Fabius : Il a été voté il y a exactement 13 ans, bon. Et à l'époque, le programme du parti socialiste, vous vous en souvenez, était d'appliquer la proportionnelle à la fois aux élections législatives et aux élections régionales. Et puis le mode de scrutin a été changé pour les élections législatives, nous avons nous-mêmes modifié notre attitude. Malheureusement, nous ne l’avons pas changé depuis les dernières élections, j'ai été un de ceux, vous le rappelez…
J.-P. Elkabbach : Et vous l'avez dit ici, vous avez réclamé un autre mode de scrutin sur le modèle des municipales, on ne vous a pas écouté. Mais la faute à qui ou la faute à quoi ?
L. Fabius : Je ne vais pas m'interroger là-dessus. Cela n'a pas pu être fait parce qu'on a dit qu'il y avait trop de temps. En tout cas, l'une des conséquences de ce qui se passe aujourd'hui, c'est qu'il faudra de toute urgence évidemment le changer parce que cela aucun sens.
J.-P. Elkabbach : Oui, mais cela sera pour 2004.
L. Fabius : Malheureusement, ce sera bien tard.
J.-P. Elkabbach : Il y a beaucoup de gens qui ont la certitude que F. Mitterrand, à l'époque où vous étiez son Premier ministre, a joué en quelque sorte les imprésarios de Le Pen, naturellement sur fond de chômage et d’insécurité. La gauche s'est servie du Front national. Vous avez allumé l'incendie et aujourd'hui on voit les flammes.
L. Fabius : Ne reprenez pas une thèse qui est colportée et qui n'a pas de sens. Aujourd'hui, qu'est-ce qui se passe ? Ce n'est pas à l'égard de la gauche qu'il va y avoir des tractations avec le Front national. La question qui est posée dans beaucoup de régions en France aujourd'hui, c'est de savoir si ce qu'on appelle d'un nom absolument incroyable : le programme minimum. Le FN dit c'est le programme minimum, c'est-à-dire : oui je reste raciste, mais c'est à Paris, et dans les régions, non.
J.-P. Elkabbach : Donc dans les régions, le Front national ne change pas.
L. Fabius : Non, ce que je veux dire c'est que d'une part, évidemment, le Front national ne change pas mais d'autre part, les tractations, les tentations, les tentatives sont entre la droite modérée et le Front national. La gauche est complètement en dehors de cela.
J.-P. Elkabbach : Que pensez-vous de l'attitude du Premier ministre qui est intervenu hier sur le perron de Matignon ?
L. Fabius : Je pense qu'à la fois le fond des propos tenus par le Premier ministre et le Président de la République, qui ont dit l’un et l'autre à deux moments différents de la journée : « il ne faut pas qu’il y ait de collusion entre les voix républicaines, les élus républicains et les élus du Front national », que cette attitude de fond est parfaitement justifiée.
J.-P. Elkabbach : Si le Front national est si dangereux, ne faut-il pas l'interdire ou le dissoudre ?
L. Fabius : Je ne vois pas comment on peut interdire ou dissoudre un mouvement qui représente 15 %, parfois 20 ou 30 % de la population française. Mais ce qu'il faut, c'est combattre ses thèses et commencer par le faire au niveau des élus et dans les régions. Le faire à tous les niveaux nationaux. Il faut régler les problèmes sur le terreau desquels il prospère, essentiellement les problèmes d'emploi, d'insécurité, etc. Et puis, il faut ouvrir les yeux des gens y compris, pour rapporter cela à ma propre région Haute-Normandie, dans les thèmes qui sont des escroqueries. La Haute-Normandie est la région de France dont la fiscalité régionale est la plus haute, qui a le point fiscal le plus écrasant. Et en Haute-Normandie, le Front national appelle à voter pour la droite qui, précisément, a amené à ce niveau de fiscalité. C'est une escroquerie. Donc il y a des choses simples à dire, à démontrer et puis s'occuper des problèmes des gens, vraiment, concrètement, les résoudre et ne pas céder sur les principes républicains.
J.-P. Elkabbach : Et pour la suite, que va-t-il se passer pour la droite et pour la gauche ? À droite d’abord.
L; Fabius : Pour la suite, à droite, je crois qu'il y a cette difficulté majeure, c'est-à-dire qu'il faut que la droite républicaine réaffirme ses principes, qu'elle ne cède absolument sur rien. Et je crains évidemment à voir les réactions de certains qu’il n'y ait une tentation.
J.-P. Elkabbach : Une cassure de la droite ?
L. Fabius : Peut-être une cassure. De même qu’il y a une espèce de double mouvement au sein du Front national. Mais en tout cas, la seule manière de réagir par rapport à cela, c'est d'être totalement ferme sur les principes. On va le voir aujourd'hui dans la journée. Si comme on le murmure ici ou là, il y a des alliances entre droite modérée et Front national, ce sera vraiment catastrophique, non pas seulement pour les régions, non pas seulement pour la droite mais pour l'ensemble de la démocratie.
France Inter le lundi 23 mars 1998
S. Paoli : Que signifie la politique dans un État démocratique dès lors que le pouvoir et son partage ne reflètent plus le scrutin ? Ces régionales resteront comme un terrible parasitage de la politique : d'un côté des citoyens, certes peu mobilisés, mais qui, par leur vote, ont rééquilibré au soir des résultats le paysage politique entre la droite et la gauche, de l'autre des élus qui, au lendemain de ces résultats pour conserver les présidences de région, ont passé des accords avec le Front national, donnant ainsi à la droite des victoires là où la gauche arrivait en tête. Mais le prix politique est lourd : la droite explose et la gauche ne peut s'en réjouir car c'est le pacte républicain qui est désormais en cause. Le marchandage politique se poursuit aujourd'hui portant sur les régions PACA et Île-de-France. C'est toujours le Front national qui distribue les cartes.
L'Assemblée est par excellence le lieu du débat républicain, on s'en éloigne ?
L. Fabius : Je signe complètement ce que vous venez de dire. Je crois qu'il y a eu trois faits au cours de cette semaine dernière un peu folle. Il y a eu d'une part la masse des abstentionnistes -ce qui veut dire quand même une distance avec les institutions, avec la chose publique. Il y a eu d’autre part par une progression de la gauche - que vous avez appelé le rééquilibrage - aux régionales et de façon plus nette aux cantonales. Mais il y a eu surtout l'alliance de certains élus de droite et d'extrême droite - c'est la levée d'un verrou - c'est cela qu'il faut retenir puisque c'est une première malheureuse en France et d'ailleurs dans l'ensemble des pays d’Europe - je fais allusion à ce que disait M. Bromberger tout à l’heure - et c'est ce hold-up sur le suffrage populaire qui ne peut que rajouter au désarroi de la population. Il faut remettre tout cela sur les rails.
S. Paoli : Quelle inquiétude en voyant le taux de participation aux cantonales hier ! Le citoyen étant témoin de tout cela ne s'est pas beaucoup mobilisé. Il n'y a pas beaucoup de réponses en réalité ?
L. Fabius : C’est exact. Évidemment, on peut toujours trouver des explications rassurantes en disant que la grande élection a eu lieu il y a un an - neuf mois - et c'est vrai qu'une des conséquences qu'il faut tirer de tout cela, c'est qu'il faudrait regrouper les élections. Cela n'a aucun sens de voter tous les ans. En plus les gens ne connaissent pas parce qu'on ne leur explique pas la réalité de fonctionnement des institutions. C'est vrai pour les cantons. C'est encore plus vrai pour la région. Je ne sais pas si vous avez fait l'expérience : demandez aux gens. On l'a vu pendant la campagne. Pendant la campagne électorale, il m'est arrivé souvent de faire des réunions et les gens disaient : « au premier tour je ne peux pas voter mais au deuxième tour, je voterai. Oui, Madame, d'accord. Mais il n'y a pas de deuxième tour. » Indépendamment de cela, il y a évidemment des changements institutionnels à opérer mais il faut surtout que chaque formation politique fasse son travail. C'est-à-dire que la gauche fasse son travail : elle est au gouvernement, à elle de réussir, à nous de réussir. Et que la droite républicaine - heureusement il en reste une - fasse son travail, développe ses propres idées et ne crois pas trouver de solutions dans une alliance avec des fascistes.
S. Paoli : Est-ce que le pire danger pour la politique aujourd'hui, tant pour la droite que pour la gauche, ce n'est pas d'abord l'indifférence - on vient de le voir dans la participation - et puis dans la banalisation ?
L. Fabius : Oui, c’est vrai. De ce point de vue-là, j'ai une certaine crainte - je ne sais pas si je vais m'expliquer de façon claire - : je ne sais pas, pas plus que vous, ce qui va se passer aujourd'hui dans les régions avec ce troc qui va organiser M. Le Pen. Il est possible qu'ayant fait gagner la droite dans un certain nombre de régions contre le suffrage populaire, là, il dise, pour bien montrer que tous ces messieurs dansent au bout de sa corde, qu'il veuille faire les choses dans l'autre sens. Il ne faudrait pas oublier à partir du résultat d’hier - à partir de, peut-être, ce qui va se passer aujourd'hui, il ne faudrait pas oublier le fait massif, énorme, immense, immonde qu'il y a quand même non pas comme on l'a dit quelques personnes qui se sont alliés avec l'extrême droite, mais tous les élus RPR-UDF qui ont voté pour des présidents UDF sachant que ceux-ci ne pouvaient être élus qu’avec des voix du Front national, tous ceux-là qui sont « des braves gens » se sont compromis et salis. Quand ce sont des salauds qui salissent, on dit : ce sont des salauds. Mais quand ce sont des gens réputés honnêtes, parfaitement honorables qui font ce genre de choses, à ce moment-là comme vous le dites, il y a de quoi ne pas être indifférent.
S. Paoli : Que peut faire aujourd’hui, encore une fois, la représentation politique de ce pays, l’exécutif, le législatif face à tout cela ? Y-a-t-il des mesures urgentes à prendre ? Par exemple y-a-t-il au fond une cause commune à donner entre le Président de la République et le Premier ministre par rapport à tout ce qui vient de se passer ?
L. Fabius : Le Président de la République et le Premier ministre, de même que toutes les grandes autorités de l'État, sont fondamentalement opposés à ce genre de dérives. C'est clair et net. Il faut que chacun fasse son travail, j'allais dire son boulot. On est dans un régime démocratique, où les parties concourent à l'expression du suffrage. Il y a un gouvernement, il est en charge des affaires du pays. Il sera jugé à la fin de son mandat. Il a comme tâche de faire reculer le chômage, comme tâche de faire reculer l’insécurité, comme tâche d’aller vers une modernisation du pays, de faire en sorte qu’il n’y ait pas à la fois des milliards et des milliards de profits pour les uns et des exclus par millions. C’est son travail. A lui de réussir. Pour ce qui concerne l’opposition républicaine, il faut qu’elle ait ses idées, qu’elle les développe, qu’elle ne reste pas comme cela inerte, divisée. Je n’aidai de conseil à donner. C’est son travail. En ce qui concerne les institutions proprement dites, il y a évidemment des réformes à faire. Moi, j’ai demandé - je n’ai pas été entendu malheureusement - dès après le changement de majorité que l’on modifie le scrutin parce que j’étais un de ceux qui voyait arriver ce qui vient d’arriver.
S. Paoli : Le marchante était inscrit dans le projet de scrutin tel qu’il existait ?
L. Fabius : Le risque était énorme. Donc, il faudra le faire. Bien au-delà, il y a d’autres changements à apporter. Je ne résume pas tout cela à un problème institutionnel parce que les institutions sont importantes mais elles ne sont pas toujours décisives. Mais je crois qu'il faudra aller vers des systèmes plus clairs de regroupement des votes. Et puis, il y a, ne mélangeons pas tout mais cette question il faudra quand même la trancher, la question de la cohabitation. La cohabitation plaît beaucoup aux Français parce que les gens se disent « ah, mais c'est l'équipe de France ! Vous avez d'un côté les meilleurs de droite, les meilleurs de gauche, on les met ensemble, etc. ». C'est très sympathique mais tout cela est le confusionnisme organisé. Moi, je suis pour une réforme relativement simple qui présente des inconvénients mais beaucoup plus d'avantages : c'est-à-dire que l'on ait un Président de la République élu pour cinq ans, avec une majorité qui sera en général de sa couleur politique. Ils travailleront pendant cinq ans et au bout de cinq ans, s'ils ont réussi, on les reconduit, s'ils n'ont pas réussi, on prend les autres. Cela s'appelle l'alternance. Cela s'appelle la démocratie. Est-ce que l'on pourra aller vers ce système ? Je l'espère et le plus vite sera le mieux.
S. Paoli : Croyez-vous que nous allions petit à petit vers la disparition du centre ?
L. Fabius : Il y a une contradiction, que depuis 40 ans, puisque la Ve République est installée depuis 40 ans, on a du mal à régler, en tout cas depuis l'élection du Président de la République au suffrage universel. C'est que, d'un côté, il y a des gens qui ont une sensibilité centriste c'est-à-dire qu'ils sont modérés, un petit peu de droite, un petit peu de gauche selon les moments, qui ne sont pas des gens très engagés. Mais notre système institutionnel est un système qui, à cause du deuxième tour de l'élection présidentielle où vous avez face à face deux candidats, clive nécessairement puisque l’un rassemble la droite et l'autre rassemble la gauche. Donc, la sensibilité centriste est un peu toujours divisée, écartelée. Il est évident que les gens qui sont profondément centristes et humanistes ne peuvent pas se reconnaître, du moins je le crois, dans des alliances avec des partis ou des dirigeants qui, quoi qu'ils disent le contraire, restent fondamentalement des gens d'extrême droite.
S. Paoli : C'est pourtant au centre qu’a eu lieu l'écartèlement !
L. Fabius : C'est ce que je vous disais. Je dirais que ce n'est pas au centre mais c'est au mou.
S. Paoli : Mais les décisions urgentes telles que la réforme du mode de scrutin, réforme constitutionnelle peut-être portant sur le mandat du Président de la République, vous les aimeriez quand ?
L. Fabius : Quand on dit l'urgence, c'est le plus vite possible. En ce qui concerne le mode de scrutin, je pense que finalement cela va se faire et déjà, c'est bien tard.
S. Paoli : Franchement, est-ce qu'il n'y avait pas un calcul politique consistant à dire : on laisse en l'état parce que cela va nous servir au fond, nous la gauche ?
L. Fabius : Cela nous sert la gauche, point d’exclamation. On voit que l'on a gagné les élections dans les urnes mais que, à cause de ce que j'avais appelé les « présidences magouilles », on se retrouve les ayant perdues sur le tapis vert que j'ai appelé le tapis vert de gris. On ne peut pas dire qu'on ait gagné grand-chose. Donc, je ne crois pas à ce machiavélisme qui se retournerait d'ailleurs contre les Machiavel aux petits pieds. Je ne crois pas. Faisons attention, ce n'est pas essentiellement la réforme institutionnelle qui va modifier tout cela, même s'il faut des réformes institutionnelles. C'est surtout le fait que chacun reprenne les rails démocratiques, que les gouvernants fassent le maximum comme ils sont en train de le faire pour essayer de réussir, de transformer les choses dans le bon sens, que l'opposition fasse son travail et qu'on ne croit pas trouver la planche qui vous sauve dans une alliance avec des gens qui n'ont qu'une idée : serrer le nœud.