Article de M. Daniel Cohn-Bendit, député (groupe des Verts) au Parlement européen, dans "Square Numéro 1" de décembre 1999, sur le débat sur les 35 heures, la flexibilité et l'accès de tous aux biens et services fondamentaux, intitulé "Choisir et non subir son temps de travail".

Prononcé le 1er décembre 1999

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Média : Square Numéro 1

Texte intégral

Square Numéro 1 : Le débat sur les 35 heures qui a monopolisé les esprits en France n’est-il pas déjà dépassé dans une société qui ne croit plus dans la valeur du travail et du salariat ?

Daniel Cohn-Bendit : Je ne pense pas que l’on puisse, ni même que l’on ne parvienne aussi rapidement et aussi facilement à l’éluder la question de la croyance plus ou moins latente qui existe par rapport aux valeurs du travail et du salariat. Dire que l’on décèle une sorte de « désenchantement du monde. » lié, notamment, à une corrosion de ces valeurs qui ne parviennent plus à jouer un rôle que l’on croyait acquis, à savoir celui permettant l’intégration sociale, ne revient pas à dire que ces valeurs ne jouent plus un rôle prédominant dans la définition de nos identités. Dans une société articulée, entre autres, autour de la valeur travail, le « chômeur », par exemple, et cela pourrait paraître trivial, « est » celui qui « n’est » pas un travailleur. Bien que n’étant pas que cela, la détermination de son identité sociale en passe et continue à fonctionner autour du référent « travail ». Il est évident que le travail salarié connaît une crise profonde en tant que vecteur d’intégration et de reconnaissance sociale pour une fraction importante de la population. Certes il est salutaire de remettre en cause l’idéologie glorificatrice du travail comme mode prédominant d’épanouissement individuel. Mais en même temps on ne peut occulter le fait que ce que réclament ceux qui aujourd’hui sont dépourvus de travail, c’est justement du travail. Bien sûr vous me rétorquerez qu’en cela ils restent victimes d’un contexte social encore imprégné par les valeurs du travail salarié. Il n’empêche, pour une grande majorité, l’emploi rémunéré constitue encore une forme principale d’activité accordant un statut et une reconnaissance sociale. Je pense plutôt que les revendications traduisent une volonté de pouvoir être actif tout en ne sombrant pas dans la précarité. A mon sens, le grand défi auquel sont confrontées les sociétés de capitalisme avancé est celui d’éviter que la flexibilité accrue requise par les marchés du travail ne rime avec insécurité sociale, financière et psychologique d’une fraction de plus en plus importante de ces sociétés. En ce sens les 35 heures, la réduction du temps de travail peut être conçue comme un projet de substituer à la répartition actuelle « sauvage » du temps de travail, qui passe par la précarité des emplois et l’exclusion, une répartition équitable de l’emploi.

Square Numéro 1 : Pour vaincre le chômage ne faudrait-il pas se débarrasser du travail et commencer à penser en termes d’activité ?

Daniel Cohn-Bendit : Je ne sais si l’enjeu se résume à un enjeu sémiotique ou symbolique. Bien sûr on peut s’amuser à écorner la dignité du terme « travail » en rappelant son lien lointain avec le terme tripalium (qui signifie torture), en mettant en lumière le caractère dégradant du travail salarié lorsqu’explose la révolution industrielle, ou encore le dénoncer comme étant une « source d’hétéronomie et de subordination pour l’individu ». Mais, franchement, est-ce en s’évertuant par la pensée à changer de mot que l’on va changer la réalité ? Faut-il jouer au « sceptique » pseudo-révolutionnaire en projetant de manière simpliste un au-delà de la société du travail considéré comme étant nécessairement aliénant, pour être convaincu de la nécessité de procéder à des réformes en profondeur ? Je dois dire que j’ai toujours éprouvé quelques difficultés avec les « au-delà ». Cela dit, je souscris pleinement au projet de diminuer le centralité de la sphère du travail dans l’existence individuelle et collective et de valoriser d’autres sphères d’activité. Je crois que la reconnaissance de l’autonomie pour l’individu doit passer par le droit de choisir son temps de travail et l’organisation de son travail. Dans la mesure où les projections de vie sont multiples et à chaque fois différentes, la flexibilité, quand elle n’est pas imposée, peut devenir un instrument d’appropriation par les salariés de l’organisation de leur vie. Il s’agit donc de penser et d’arriver à une société du temps choisi, de la flexibilité négociée. Bref, cette société de la négociation et de la liberté sociale à laquelle je souscris correspond à la liberté de choisir son temps et non de subir celui qui est défini par les nécessités du capital.

Square Numéro 1 : Quid de la perspective de la fin du travail et de l’idée développée par d’autres d’une allocation universelle ?

Daniel Cohn-Bendit : Primo, vous n’êtes pas sans savoir que la « fin annoncée du travail » représente un diagnostic controversé. Il importe avant tout de déterminer ce que l’on entend par « fin du travail ». Nous assistons à une érosion du travail sous la forme du contrat à durée indéterminée et à temps plein ainsi qu’à une désaffection du travail peu ou non qualifié. L’économie post-fordiste s’assimile donc à un processus d’intégration à la fois flexible et sélectif qui rompt avec le processus d’intégration de masse qui caractérisait l’économie fordiste du fait de l’introduction de nouvelles formes d’organisation du travail et de la rationalisation de la sphère de production de biens et services qui tend à se dégager de tout portion de travail vivant susceptible d’être automatisé, informatisé. Si les partisans de la flexibilité à tout crin y voient l’avènement d’une ère de la compétence, on ne peut s’empêcher d’observer qu’aujourd’hui cette flexibilité s’assimile aussi à un processus de précarisation des formes du travail. Le pullulement de statuts atypiques (travail temporaire, intérimaire, stages, emplois aidés, etc.) et le maintien d’un chômage de masse structurel l’attestent. Face à cette réalité, on ne peut que constater l’inadéquation de notre système de protection sociale actuelle. Selon moi, face aux transformations déstabilisantes du marché du travail, les États sociaux européens doivent œuvrer à une plus grande universalisation des protections sociales afin de garantir une meilleure stabilité des revenus. Autrement dit, il s’agit de maintenir les acquis positifs du salariat (en termes de statut, de droits et de protections) et surtout d’élargir leur jouissance aux individus qui n’en profitent pas actuellement. La garantie d’un revenu minimal inconditionnel peut concourir à répondre à ce défi. Mais l’établissement d’une allocation universelle ne doit pas bien entendu servir de caution à une déréglementation sauvage du marché du travail et entraîner la suppression du salaire minimum comme certains le préconisent (Guy Sorman par exemple). De même, je ne pense pas qu’elle représente une panacée universelle aux problèmes soulevés par la pauvreté et l’exclusion. La pauvreté, l’exclusion ne se résument pas simplement à une misère économique, c’est-à-dire à une insuffisance de revenus, mais vont aussi de pair avec une déstructuration sociale, culturelle et psychologique. Pour combattre ces phénomènes, il faut aussi s’attaquer à ses causes, autrement dit prendre des mesures en amont telles que l’amélioration du niveau scolaire et de la formation, l’aide au logement et la délivrance garantie de soins médicaux. En résumé je dirais que garantir un revenu de base inconditionnel doit se conjuguer avec la garantie d’un accès universel à une série de biens et de services « premiers » comme l’éducation, les services sociaux et de santé et les infrastructures de communication.