Interview de M. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, à France 2 le 13 décembre 1996, sur l'action du gouvernement, sur les propositions du PS pour l'embauche de 700 000 jeunes, sur la monnaie unique et sur la possibilité de la cohabitation en 1998.

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Circonstance : Intervention télévisée de M. Jacques Chirac à TF1 le 12 décembre 1996

Média : France 2 - Télévision

Texte intégral

France 2 : Les Suisses disent parfois : « j’ai été déçu en bien ». Est-ce que cela a été votre cas hier soir ? Est-ce qu’il y a, au moins, un point de l’intervention de J. Chirac qui vous a surpris positivement ?

L. Jospin : On y reviendra sans doute : c’est cette question de la justice et de son indépendance. Pour le reste, j’ai trouvé le Président de la République comme décalé, déconnecté par rapport aux réalités du pays et aux attentes des Français et même parfois, c’était étrange et presque sans précédent, il y avait presque comme un sentiment d’hostilité à l’égard des Français. Cette insistance sur leur conservatisme, cette façon de dire : « cela ne se passe que chez nous », cette façon de montrer en exemple les Allemands, était assez étonnant à constater.

France 2 : Précisément, le Président de la République a insisté sur le conservatisme de la société française. Un conservatisme auquel vous vous êtes heurté vous aussi quand vous étiez au pouvoir. Au fond, est-ce qu’il n’y a pas une sorte d’impossibilité de réformer, de faire bouger la société française aujourd’hui ?

L. Jospin : Je crois avoir montré le contraire dans l’éducation nationale par exemple, dans l’enseignement supérieur. Mais, traiter les souffrances, les rébellions, les exigences des Français, de toute une série de catégories de Français, telles qu’elles se sont manifestées, avec cette formule un peu méprisante de conservatisme, c’est quelque chose que j’ai trouvé de profondément choquant. Les intermittents du spectacle dont trois sont en grève de la faim à Toulouse par exemple, les hommes et les femmes de Moulinex que je voyais l’autre jour près du Mans, les routiers qui se battaient pour avoir à ne pas travailler plus de 70 heures : est-ce que c’est vraiment du conservatisme ou est-ce que c’est le combat par des voies démocratiques d’hommes et de femmes pour défendre leurs intérêts minimums ? J’ai trouvé qu’il y avait un incroyable renversement de la part du Président de la République.

France 2 : Lorsque l’on dit que la société française doit évoluer et qu’elle sait qu’elle doit évoluer mais qu’en même temps qu’un certain nombre de gens veulent maintenir leur statu quo, vous, vous considérez que c’est un souci légitime de maintenir ce statu quo, de ne pas évoluer forcément ?

L. Jospin : Attendez, il y a des hommes et des femmes qui se mobilisent non pas pour maintenir un statu quo mais pour changer leurs situations parce que cette situation est insupportable et difficile. Je pense aux jeunes qui ne trouvent pas d’emploi alors qu’ils sont bien formés, je pense à des gens qui voient leurs salaires bloqués depuis un certain temps, je pense aux gens qui sont menacés, par exemple, dans le service public. Cela a été incroyable d’entendre le président ne donner pour exemple des entreprises publiques dans le secteur concurrentiel qu’autour des déficits. Pourquoi il n’a pas cité Ariane, pourquoi il n’a pas cité Airbus, pourquoi il n’a pas cité les TGV ? C’est du service public concurrentiel, et ce sont de formidables fleurons de l’industrie française, de la technologie française. Donc, j’ai trouvé qu’il y avait un renversement hier. Donc, je croyais que l’élection présidentielle était faite pour que les Français élisent le Président de la République et je me demandais : mais, est-ce qu’aujourd’hui, ils voteraient à nouveau pour J. Chirac. On a eu un renversement d’un Président de la République qui nous disait en quelque sorte : « Ah ! Vous savez, tel qu’il est, je n’ai pas envie de voter pour le peuple français ».

France 2 : C’est simplement un problème de méthode. Il n’y a pas quand même une hostilité à la réforme en France. Parce que quand même vous avez eu aussi des difficultés pour faire évoluer un certain nombre de choses. Vous avez parlé de l’éducation nationale mais, il y a des points sur lesquels cela n’est jamais vraiment passé : sur les infirmières, sur les routiers – vous avez eu des problèmes avec les routiers lorsque vous étiez au pouvoir, les socialistes – et, à ce moment-là, nous avons senti ces mêmes situations de blocage ; Au fond, la réforme est-elle possible en France ?

L. Jospin : Naturellement que la réforme est possible en France et c’est un pays qui a évolué formidablement. Il a évolué dans le secteur agricole. Quand on pense aux mutations qui se sont produites dans le secteur agricole ! Ces évolutions se sont produites dans le secteur industriel, public ou privé avec des mutations incroyables. Le président se vante – et il a raison – que la France est la quatrième puissance du monde. Il dit que nous avons un excédent commercial, que nous sommes compétitifs à l’exportation, c’est bien la preuve que ces mutations se sont faites. Les enseignants, par exemple, dont on dit à quel point ils doivent faire face à un nouveau phénomène de massification de l’enseignement, faire face aux problèmes d’une population jeune plus difficile, est-ce qu’ils ne sont pas en train d’opérer de véritables mutations ? C’est-à-dire qu’au fond, au lieu de s’appuyer sur les potentialités des Français, au lieu de reconnaître leur mérite et de voir aussi les difficultés qu’ils ont traversées pendant 10 ou 15 ans, avec la mutation économique et technologique, le président a semblé insister de façon morose et, comme impuissant, sur ce qui serait leur caractéristique, je dirais justement, conservatrice, assise. Alors que moi, je parle sur le progrès. Je ne fais pas la leçon aux Français, je veux au contraire tirer des leçons de ce qu’ils font et de ce qu’ils disent dans leur vie quotidienne.

France 2 : Est-ce que vous comprenez pourquoi J. Chirac garde A. Juppé à la tête du gouvernement ? Parce qu’on dit que c’est un peu lui le facteur de blocage par une certaine rigidité dans le dialogue ?

L. Jospin : Parce qu’il est conservateur.

France 2 : Là, vous répondez par une pirouette. La question se pose au moins dans les milieux politiques de savoir si on gardait ce couple à la tête du pouvoir.

L. Jospin : Je pense que cette décision dépend du Président de la République d’une part, c’est pourquoi, je préférais la traiter par une boutade. On savait d’autre part, que cela ne se produirait pas et vous, dans la presse, vous agitez beaucoup de thèmes autour de cela. Ce que je pense surtout, c’est qu’au fond, ce qu’on peut tirer comme leçon de l’intervention de J. Chirac, deux longues heures sans répondre, je crois, aux préoccupations des Français, c’est qu’il va poursuivre la même politique. C’est ce qu’il nous a dit : « je vais continuer ». Cette politique ne réussit pas, elle ne réussira pas, mais il a dit au moins très clairement : « je vais poursuivre ». S’il doit poursuivre cette politique, il est peut-être relativement logique qu’il garde le Premier ministre. En tout cas, c’est son choix.

France 2 : Il y a au moins un point positif : J. Chirac a proposé de couper le cordon ombilical, le lien entre la chancellerie et le parquet en matière de justice. Vous l’avez-vous-même proposé pendant la campagne présidentielle. Là, sur ce point, vous êtes satisfait ?

L. Jospin : Oui, c’était ma proposition pendant la campagne présidentielle et je l’aurais mise en œuvre immédiatement si j’avais été élu. Ça n’était pas l’approche de J. Chirac, à l’époque, je le répète. Je me réjouis qu’on aille dans ce sens à condition qu’on le fasse vite. On n’a pas besoin de faire une commission ; il suffit de faire un projet de loi. Si on va dans ce sens, c’est personnellement une perspective que j’appuierais, mais dans l’intervalle, il faut surtout, quand des questions concernant la Mairie de Paris, le département de l’Essonne, le financement du RPR, la trésorerie du RPR, les personnalités proches de la majorité actuelle et souvent même du Président de la République, il faut que la démonstration soit faite sans attendre, sans qu’on fasse une commission, sans qu’on coupe le lien avec le pouvoir politique, il faut qu’on fasse la démonstration dans les faits que ce lien est immédiatement coupé. Si on fait cette démonstration, on pourra peut-être accorder un peu plus de crédit à la perspective qui nous est présentée et qui pour moi, en tout cas est tout à fait essentielle.

France 2 : M. Truche, de ce point de vue, est une garantie quand même pour que les choses ne soient pas enterrées ?

L. Jospin : De toutes façon, si nous gagnons les élections législatives en 1998 et si, d’ici là, cela n’avait pas été fait, moi, je prends ici l’engagement que collectivement, nous le ferions. Et donc, allons vite dans cette direction, ne perdons pas de temps.

France 2 : Est-ce que votre proposition d’imposer des embauches de jeunes aux entreprises ne renoue-t-elle pas avec le dirigisme étatique ? N’est-ce pas un peu ringard ?

L. Jospin : Dans la bouche du Président de la République, j’ai senti qu’il abordait presque la campagne des législatives. Je crois qu’au contraire, l’intervention d’hier du président justifie tout à fait les propositions économiques et sociales que nous faisons, qu’on a commencé à entendre, qui ont commencé à intéresser l’opinion et que nous adoptons au cours du week-end prochain.

France 2 : Précisément, vous proposez l’embauche de près de 700 000 jeunes. Comment allez-vous financer cela ? Vous allez creuser les déficits ?

L. Jospin : Non. Quand le Président de la République dit que ça coûterait 70 milliards, c’est vrai. Nous avons dit que nous reprendrions des financements qui, pour le moment, sont accordés sans efficacité. Le Premier ministre, A. Juppé l’a dit, M. Gandois, le président du CNPF l’a confirmé, ces aides sont accordées sans efficacité pour l’emploi à des entreprises et donc, nous préférerons créer directement des emplois plutôt que de donner aux entreprises des sommes qu’elles n’investissent pas finalement dans l’embauche et nous pensons surtout que ce programme est nécessaire pour montrer d’entrée de jeu à la jeunesse, à leurs famille, à l’opinion qu’on lutte contre la désespérance, qu’on crée un effet de choc. Mais, ça n’est qu’une mesure par rapport à une politique économique qui, elle, se déroulera dans le temps, c’est-à-dire, dans l’espace d’une législature.

France 2 : Un mot sur les entreprises : vous proposez une loi pour obliger les entreprises à embaucher 350 000 jeunes immédiatement, et, dans le même temps, vous demandez à ce qu’il y ait une augmentation des salaires. Est-ce que cela ne va pas faire beaucoup pour les entreprises qui, pour certaines, notamment les PME, sont parfois en grande difficulté ?

L. Jospin : D’abord, ce n’est pas dans le même temps. Nous disons simplement – et de ce point de vue-là, le Président de la République a oublié ce qu’il disait pendant la campagne – nous disons simplement qu’il faut remettre la question salariale au cœur des problèmes de la répartition du revenu en France. Nous savons tous que la part des salaires dans le revenu national a baissé de plus de 10 points au cours des 10 ou 15 dernières années. Nous ne disons pas qu’il faut augmenter massivement les salaires, dans je ne sais quel Grenelle, immédiatement. Nous disons que, sur une période de plusieurs années, à partir d’une conférence annuelle des salaires, nous devons veiller à ce que les salariés aient leur part des progrès de la productivité, puisque chaque année, la productivité augmente. Donc, c’est un processus continu.

France 2 : Une loi d’embauche obligatoire, cela fait quand même…

L. Jospin : Il n’y a pas de loi d’embauche… vous reprenez ce qu’a dit J. Chirac hier soir, et c’est inexact. Cette discussion a eu lieu entre nous. À un certain stade des discussions, il était envisagé que ce soit une disposition qui s’impose, et nous n’avons pas retenu cette proposition. C’est donc par la formule du contrat, en quelques sorte, par un engagement que cela se fera, et non pas en l’imposant aux entreprises.

France 2 : Le débat sur la parité franc-mark. On a l’impression que les socialistes font un peu le grand écart entre J. Chirac et V. Giscard d’Estaing.

L. Jospin : Non, justement, parce que J. Chirac est dans le conservatisme. Faute de définir une politique claire, il est en train de céder aux Allemands. Quant à Monsieur Giscard d’Estaing, il nous propose d’aborder le problème de la discussion européenne, ou de la discussion avec les Allemands, en commençant par déprécier la monnaie nationale. Ce qui ne me paraît pas, d’abord, un signe de force, et ensuite, une bonne façon de poser les problèmes. Et nous, nous sortons au contraire des deux mâchoires de ce piège. Nous disons que ce n’est pas en spéculant sur notre monnaie qu’il faut aborder les problèmes, ce n’est pas en cédant aux exigences des Allemands, c’est en essayant de définir avec nos partenaires européens les conditions de la réussite de la monnaie unique.

France 2 : On en a les moyens politiques ?

L. Jospin : Bien sûr ! Nous disons que, d’entrée de jeu, l’Espagne et l’Italie, la pesetas et la lire, doivent être dans l’euro, de façon à ce qu’on ne soit pas dans un noyau étroit de pays dominés ou de monnaies dominées par le mark. Nous disons, d’autre part, que puisque l’on parle d’un pacte de stabilité, il faut parler d’un pacte de solidarité et de croissance. L’Europe ne doit pas seulement se préoccuper de monnaie, mais aussi d’emplois et de croissance. Nous disons : s’il y a une banque centrale, il doit y avoir un Gouvernement européen, de façon à ce que les peuples contrôlent les banquiers. Enfin, nous disons : si l’on veut poser le problème de la monnaie, ce n’est pas la valeur du franc par rapport au mark, c’est la valeur de l’euro par rapport au dollar. Et donc, nous abordons au contraire les problèmes de la façon la plus réaliste et la plus utile qu’il soit, me semble-t-il.

France 2 : Sur le plan politique, vous restez dans le cadre de la monnaie unique, avec toutes les contraintes qu’elle impose pour la France, vis-à-vis notamment de l’Allemagne, et c’est très contesté à l’intérieur du Parti socialiste et notamment à l’extérieur, chez vos partenaires communistes, ou chez J.-P. Chevènement. Est-ce que la gauche n’est pas en contradiction avec elle-même ?

L. Jospin : Je ne le pense pas. J’ai entendu J.-P. Chevènement dire que, d’une part, la monnaie unique, c’était un fait. On ne reviendrait pas en arrière ; d’autre part, que l’essentiel était que l’Italie et l’Espagne soient d’entrée de jeu dans la monnaie unique. C’est la première condition que nous posons. Quant au Parti communiste, il a une sensibilité différente. Mais les Français, au moment des élections législatives, choisiront entre les approches des uns et des autres.

France 2 : Oui, mais vous allez gouverner avec le Parti communiste si vous arrivez au pouvoir ?

L. Jospin : Nous n’en sommes pas là. Il faut d’abord que les Français décident de donner une majorité aux forces de progrès. Il sera toujours temps d’aborder les questions de gouvernement. Ne nous y (…) pas ! Ce n’est certainement pas mon état d’esprit, vous le savez. Moi, j’aime avancer méthodiquement, prudemment, et en tenant compte de ce que les Français pensent.

France 2 : Sur une éventuelle victoire socialiste, J. Chirac a dit, hier soir, que tout est possible. Ce qui est un clin d’œil, quand on s’adresse sur TF1, aux Français. N’est-ce pas un peu de masochisme de vouloir le poste de Premier ministre dans la conjoncture actuelle, et pendant 4 ans ?

L. Jospin : Ce que nous souhaitons, c’est que les Français se disent : si cette politique doit se poursuivre sans changement, et si elle ne réussit pas, alors nous voulons une autre politique. Nous définissons cette autre politique, avec aussi une autre méthode de gouvernement. Comment peut-on préconiser le dialogue, comme le Président de la République semblait le faire justement hier soir, si, dans le même temps, on traite ses interlocuteurs, par exemple les syndicats, de casseurs. Il a dit : « les syndicats disent : si vous ne cédez pas, on casse ». On ne peut pas dialoguer dans ces conditions. Au contraire, nous, nous avons nos propositions économiques et sociales. Nous les avons proposées au monde syndical et au monde associatif pour qu’ils disent en pleine indépendance ce qu’ils en pensaient. Nous voulons donc, effectivement offrir une autre politique, une autre majorité. Et les Français auront à faire un choix en 1998. Avec nos propositions économiques et sociales, nous leur offrons les termes d’un choix. Je crois que c’est bon pour la démocratie. Je pense surtout que cela peut leur redonner du moral. Car, du moral, ils en manquent. Et, ce n’est pas en deux heures, hier, qu’ils en ont retrouvé.