Texte intégral
Stéphane Paoli : Peut-on espérer une jurisprudence française s’imposant à l’espace européen ou s’agit-il de la mise en cause du principe même de fonctionnement du marché unique ?
Marylise Lebranchu : Non, je crois qu’on est en pleine période d’évolution sur ce qu’est le principe de précaution, ce qu’est en fait le respect absolu de la santé publique dans un dossier qui est long, difficile. Celui de la vache folle est sûrement un des plus difficiles qu’on ait eu à traiter. Ce qu’on va essayer d’obtenir, d’abord, c’est que les Britanniques comprennent la démarche c’est une première chose. Mais que la Commission européenne soit vraiment l’arbitre d’un conflit qui n’est pas un conflit d’intérêts économiques, qui est un conflit d’expertises scientifiques : savoir si, oui ou non, il y a des risques, encore, avec la viande britannique. On avance vers : faut-il une Agence européenne de sécurité sanitaire des aliments, par exemple ?
Stéphane Paoli : Mais la réalité ce matin, c’est que ce principe de précaution vient frontalement cogner la justice européenne. Une décision a été prise en août dernier qui imposait à la France de lever l’embargo.
Marylise Lebranchu : Ce n’est pas frontalement parce que si vous regardez le film de tout cela, la décision qui a été appliquée en août de l’année dernière avait été prise en novembre 1998. Je crois que c’est peut-être de là, de ce fait de dates, de ces mois, longs, au cours desquels les scientifiques ont continué à travailler, que vient le problème. Si en novembre 1998 nous avions nous eu, en France, à prendre aussi une décision, vraisemblablement nous aurions levé l’embargo. C’est parce que les scientifiques, depuis, continuent à travailler que - sur le risque majeur de « y a-t-il ou pas une nouvelle forme de transmission à redouter de la maladie ? » - sur cet élément scientifique-là, nous avons changé d’avis pratiquement. On est dans une situation où la science va plus vite que le droit. Donc il faudra que ce soit acté. Et je pense qu’une Agence européenne pourra acter ce type de fait. Le droit ne peut pas faire fi de la science.
Stéphane Paoli : Vous êtes en train de nous dire que la science pourrait être le médiateur que tout le monde recherche. Si une Agence de sécurité sanitaire européenne existait - ce qui n’est pas le cas aujourd’hui - et qu’elle impose ses points de vue à tous les membres de l’Union, est-ce que là, on n’aurait pas une forme de sortie possible ?
Marylise Lebranchu : Non, je crois que dans l’organisation, la Communauté européenne s’est appuyée sur un comité scientifique directeur auquel elle a posé une question : « Y a-t-il des faits nouveaux par rapport à novembre 98 ? » Ce comité scientifique directeur a répondu : « Non, il n’y a pas de faits nouveaux probants. » C’est évident : il n’y a pas de faits nouveaux probants ; c’est la question à mon avis qui était mal posée. Et l’Agence ne va pas imposer à la Commission, ou bien aux ministres européens, tel ou tel type de décision. L’Agence pourrait être une meilleure vigilance scientifique qui pourrait dire : « Attendez, il y a un fait nouveau. » C’est-à-dire qu’il y a un nouveau doute exprimé qui s’appuie sur une base scientifique. Le comité scientifique directeur, lui, n’avait pas ces éléments et on ne lui a pas posé cette question. Vous voyez, l’Agence ne serait pas le nouveau droit, elle serait le nouvel éclairage des ministres.
Stéphane Paoli : Assiste-t-on à une bataille entre la science et le marché ?
Marylise Lebranchu : Non. On assiste à une victoire des consommateurs et une victoire de la santé publique. M. Aubry et D. Gillot disaient : « Quel que soit l’enjeu économique, la santé publique passera d’abord. » Le Premier ministre, avec nous hier soir, a dit la même chose.
Stéphane Paoli : Pensez-vous qu’on pourra l’imposer à l’espace européen ? Parce qu’on est seuls ce matin sur cette ligne, même si les Allemands vont peut-être nous rejoindre.
Marylise Lebranchu : Je pense qu’on pourra l’imposer. Il faut l’imposer. Il faut que ce type de débat aille jusqu’au bout, même si c’est difficile. Ce matin on ne s’est pas levé en se disant que la journée allait être simple, ni les jours à venir. C’est difficile. Il faut se battre pour que cette notion de risque supplémentaire pour un pays - parce que c’était bien de ça qu’il s’agissait pour la France : un risque supplémentaire - ne doit pas être pris au nom d’un principe de droit européen.
Stéphane Paoli : Mais cette exigence, est-ce l’expérience terrible et si lourde du sang contaminé qui est en train de s’exprimer dans l’attitude du gouvernement français ?
Marylise Lebranchu : Je pense que oui. Mais c’est surtout le fait que le gouvernement français et le Premier ministre déjà, en 1997, ont décidé de créer une Agence pour qu’il y ait une vigilance scientifique permanente qui évite que lorsqu’on a pris une décision, personne ne vous rappelle que telle ou telle découverte est en train de faire évoluer les attendus de votre décision. L’Agence, en France, vient démontrer qu’elle a un rôle fondamental : elle éclaire les politiques sur les décisions à prendre. Ceci étant, les politiques restent responsables. C’est cela qu’il faut acter : le rôle d’une Agence, son rôle fondamental par rapport à l’ensemble des citoyens français et puis la responsabilité des politiques. Il faut à notre avis maintenant que la Commission européenne bâtisse sa façon de prendre des décisions de la même façon : une Agence qui regarde tout ce qui se passe dans tous les pays, qui n’a pas simplement ses propres experts, qui écoute l’ensemble des experts, et puis des commissaires, ou des ministres ou le Conseil des ministres qui prennent des décisions et assurent leurs responsabilités.
Stéphane Paoli : Resterait à créer cette Agence indépendante. La France décidément seule ? Y a-t-il des contacts de pris avec l’Allemagne ? Les autorités allemandes sont très prudentes, elles aussi, sur cette affaire ?
Marylise Lebranchu : Elles sont très prudentes, puisqu’on vient de savoir simplement que ce n’est pas avant février que l’Allemagne ne pourra regarder l’ensemble des décisions de ses Länder. L’Allemagne avait un motif juridique : elle doit consulter toutes ses régions avant de prendre une décision. Donc, elle s’est donnée du temps, elle a du temps. Je pense quand même que sur le fond, la notion de risque existe aussi chez les Allemands. Ce que nous avons dit aussi, hier, c’est qu’avec ce dossier-là, nous espérons faire avancer globalement le problème de l’étude de cette épidémie terrible sur l’ensemble de l’Europe, et que peut-être l’Allemagne, et peut-être d’autres se poseront avec nous des questions de savoir si, quand on prend une décision à un moment n, un an après, cette décision ne peut pas être remise en cause.
Stéphane Paoli : D’autant qu’en politique, on ne dit jamais « non » complètement. C’est un peu « non mais », là, que vous dites. Ce que vous demandez au fond, c’est un étiquetage généralisé ? C’est la possibilité aujourd’hui, quel que soit le produit, que sur son parcours on sache d’où il vient ?
Marylise Lebranchu : Ce produit-là. Pourquoi ? Parce qu’en France nous avons quelques cas. Nous avons donc un risque, nous l’assumons. Quand il y a un cas, tous les troupeaux sont détruits, vous savez ce qui se passe. La question posée à l’Agence, c’est : « Y avait-il un risque supplémentaire en important de la viande britannique, compte tenu de la masse des cas en Grande-Bretagne, compte tenu du fait qu’on ne sait pas encore s’il n’y a pas, malheureusement, une transmission autre que mère-enfant, vache-veau ? » Eh bien, on a dit : « Oui, il y a un risque supplémentaire. » Donc, nous nous sommes arrêtés là. Il y a un risque supplémentaire. S’il y a un risque supplémentaire, on va jusqu’au bout de notre démarche. Qu’est-ce qu’on leur demande ? Que leurs tests, avec nous, avec des scientifiques européens, soient réécrits pour qu’on puisse mieux suivre l’épidémie en Grande-Bretagne et qu’on voie si, oui ou non, il y a des transmissions autres que de la mère à l’enfant. Première chose. Que la traçabilité soit assurée non pas par la Grande-Bretagne - regardez bien ce qui s’est passé dans la réponse à la Commission européenne ! - mais par la Commission européenne, qui dit aujourd’hui : « La traçabilité n’est pas très bonne » .
Stéphane Paoli : Donc, elle s’impose à tous les membres de l’Union ?
Marylise Lebranchu : Absolument. À tous les membres de l’Union.
Stéphane Paoli : Je vais expliquer, parce que c’est très important : un morceau de viande quitte la Grande-Bretagne, il arrive aux Pays-Bas, puis passe en Belgique et il arrive en France. Cela, on peut le suivre aujourd’hui ou pas ?
Marylise Lebranchu : La Commission nous dit justement qu’elle ne peut pas assurer qu’on pourra le suivre. Alors, si elle ne peut pas assurer qu’on pourra le suivre, nous, tous ensemble, eh bien nous disons : « Il vaut mieux attendre, parce que la traçabilité est un élément important. » Si on fait un étiquetage, c’est pour informer les consommateurs. L’étiquetage ne rend pas irresponsables les politiques. Cela veut dire qu’une traçabilité est absolument parfaite. Or elle ne l’est pas aujourd’hui. Donc, attendons qu’elle le soit d’abord. Et puis, sur les tests. Quand on dit : « On va tester simplement sur 6 000 cas », c’est insuffisant pour suivre une épidémie aussi difficile que celle-là. Alors on dit : « On fait mieux, on se met d’accord sur les tests. » On avait déjà fait des progrès. L’Agence française ayant acté que des progrès avaient été faits sur les méthodes qui allaient être mises en route en Grande-Bretagne. On va encore faire mieux, et puis, petit à petit, on verra ce qui se passe exactement. Donc des tests bien faits, une bonne surveillance de l’épidémie pour voir comment elle se transmet, parce que c’est cela le nœud du problème, c’est « comment elle se transmet », et puis, une traçabilité européenne.
Stéphane Paoli : Vous étiez hier autour du Premier ministre avec un certain nombre de ministres pour prendre cette décision. Vous l’avez prise tout de suite ? Elle était claire dans la tête du Premier ministre et de son équipe, ou cela a été difficile à prendre ?
Marylise Lebranchu : Elle a été prise tout de suite, parce que l’avis de l’Agence… - il y a eu le tour de table habituel. Le Premier ministre écoute tout le monde -, mais elle a été prise tout de suite parce que, bien évidemment, la notion de risque supplémentaire était vraiment très claire et donc évidente pour tout le monde. En revanche, la question qu’on se posait c’est : « Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? » Ce n’est pas le tout de prendre une décision ce 8 décembre à 10 heures du soir. Qu’est-ce qu’on fait après ? C’est-à-dire : il ne faut pas rompre les ponts avec les Britanniques. Il faut voir comment justement on va discuter avec eux et le plus rapidement possible des tests dont il a été ici longuement question dans les attendus de l’Agence. Comment on va aussi arracher à la Commission européenne le fait que, quand elle dit que la traçabilité tout compte fait n’est pas assurée, pour nous, c’est un vrai problème qu’on ne veut pas faire supporter à nos consommateurs. Bref, maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?