Interview de M. Lucien Rebuffel, président de la CGPME, dans "La Volonté" de septembre 1996, sur sa conception du "libéralisme tempéré", l'incidence des mesures du plan Juppé en faveur des entreprises, le coût des grèves du service public sur l'activité économique.

Prononcé le 1er septembre 1996

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Média : LA VOLONTE

Texte intégral

La Volonté : Dès votre élection à la tête de la CGPME, vous avez pris pour slogan l’expression « libéralisme tempéré ». Estimez-vous avoir réussi à vous faire comprendre ?

L. Rebuffel : Je ne sais pas si j'ai « inventé » l'expression, mais elle a été reprise ici ou là par des sociologues, des économistes, ou des journalistes et cela m'a fait grand plaisir.

Mais au-delà des mots, ce qui compte ce sont les faits. Le « Plan PME pour la France » par exemple, présenté par Alain Juppé devant la CGPME, en présence de près de 3 000 PME-PMI à Bordeaux, est une illustration éclatante du fondement de cette expression.

Ce n'est pas le « laisser-faire et laisser-passer » du libéralisme sauvage. C'est un Plan. Cela implique donc l'État qui, en un an, a fait voter trois lois fondamentales relatives à la concurrence, à l'urbanisme commercial et à l'entreprise individuelle, a veillé à la création d'une banque des PME et a mis en chantier la modification du Code des marchés publics, pour en permettre l'accès aux PME de l'industrie, du commerce, des services et de l’artisanat.

Dans chacune de ces initiatives, il s'agissait de maîtriser le comportement des agents économiques du secteur marchand : la place et le rôle irremplaçable de l'État ont, chaque fois, été bien marqués. Il fixe les règles et veille à leur application. C’est cela le contenu de l'expression « libéralisme tempéré ».

Ce n'est naturellement pas un retour à l'interventionnisme : c'est du « mieux d'État » à la place du « tout État » et à la place du « laisser-faire et laisser-passer ».

Et c'est pourquoi, en doctrine, nous restons, par exemple, favorables, sans réserve, aux privatisations.

La Volonté : Vous avez déclaré, depuis toujours, qu'il fallait introduire en France pour les entreprises PME-PMI un « impôt progressif » comme aux USA, en Angleterre, etc. Où en êtes-vous dans ce domaine ?

L. Rebuffel : Il s'agissait de faire prendre conscience de la faiblesse des « fonds propres » des PME-PMI françaises par rapport à leurs homologues étrangères, notamment allemandes.

Alain Juppé nous a donné satisfaction, d’une part, en employant lui-même l'expression « impôt progressif » et, d'autre part, en instaurant un nouveau taux d'imposition des sociétés à 19 % au lieu de 33,33 %. La différence doit être réinvestie en « haut de bilan », c'est-à-dire réinvestie en fonds propres.

Naturellement, le mécanisme est plafonné, ce qui réduit la portée de la mesure. Mais nous avons mis « le pied dans la porte ». C'est un événement de très grande portée quand on connaît la tradition, bien française, qui consiste en tous domaines : fiscal, financier, social, à traiter uniformément toutes les entreprises alors qu'il est, à l'évidence, absurde de traiter de la même manière, en ces différents domaines, une multinationale et une PME de quartier.

En ce qui concerne le plafond des bénéfices à envisager dans cette mesure, nous demandons qu'il soit porté de 200 000 francs à 500 000 francs.

La Volonté : Le secteur que vous représentez constitue pour le gouvernement un grand espoir dans le domaine de l'emploi. Au vu des récentes statistiques, ne craignez-vous pas de le décevoir ?

L. Rebuffel : Il faut se défier des statistiques à un instant « T ». Il faut regarder les choses dans la durée. Ainsi, en 1996, alors que, sur une année pleine, l'effectif salarial est resté stable, puisqu'il n'a augmenté finalement que de 0,2 %, cela veut dire que les PME ont continué d’embaucher. Il a bien fallu compenser les licenciements des grandes entreprises, les départs à la retraite, etc.

Ils n'ont pas suffisamment embauché, certes, puisque le chômage a augmenté mais le maintien de l'effectif salarial sur l'année démontre que l'embauche a persisté globalement chez les PME alors que les grandes entreprises, confrontées à la logique du secteur marchand, dans un contexte d'économie mondialisée, ont l’obligation de toujours optimiser le couple « compétitivité-rentabilité ».

Mais cette obligation-là contraint aussi les PME-PMI. C'est pourquoi le chômage peut difficilement être jugulé dans le secteur marchand, malgré des mesures efficaces de freinage que le gouvernement a pu prendre en diminuant les coûts salariaux, et cela en raison de l'insuffisance actuelle de la croissance. Or la croissance ne se décrète pas.

La Volonté : Quelles propositions pouvez-vous tout de même faire pour enrayer la montée du chômage ?

L. Rebuffel : Toutes les propositions sont bonnes dès lors qu'elles ne débouchent pas sur une nouvelle réglementation.

On a pu voir déjà que des accords, largement critiqués au début, sur la seule flexibilité finalement, peuvent déboucher sur des embauches nouvelles.

On peut imaginer que la baisse du temps de travail, possible on l'a vu ici ou là, se répandre dans des entreprises qui peuvent faire face à l'accroissement inéluctable des charges parce qu'elles sont dans un « créneau » qui le leur permet.

Mais l'abaissement généralisé à 32 heures, par exemple, tuerait les entreprises PME par milliers. Il ne faut donc surtout pas réglementer. On l'a dit mille fois : l'excès des dispositions du Code du travail tue le travail.

La Volonté : D'où vient le « vague à l’âme » qu'on attribue aujourd'hui aux chefs d’entreprise ?

L. Rebuffel : Le « Plan PME pour la France » d’Alain Juppé règle des problèmes « structurels » fondamentaux (concurrence, équipement commercial, accès aux marchés publics, banque des PME) dont on ne verra les effets qu'à terme. Il faut des décrets d'application, il faut la mise en place et la mise en route de tout cela pour qu'on se rende compte des effets bénéfiques, un jour, dans la vie courante.

Par contre, ce Plan ne s'attaque pas aux problèmes conjoncturels, c'est-à-dire de croissance, de consommation, d'activité économique. Ces problèmes sont du ressort des lois de finances.

Or ces problèmes n'attendent pas. Ils concernent la vie quotidienne, les chiffres d'affaires, les fins de moi à assumer, les crédits à rembourser, le personnel à payer, les impôts à subir, etc.

Le « vague à l’âme », pour beaucoup, vient de ce qu’on s’impatiente de voir arriver le beau temps après l’orage.

Pourtant j'estime que les éléments de la reprise sont là. Cela va mieux aux USA. La croissance est forte en Extrême-Orient, très forte en Chine où des PME, oui des PME audacieuses, s’implantent.

La relance en Europe de l’Est viendra à coup sûr.

La baisse du train de vie de l'État est certaine. La décrue des déficits publics est un fait.

Les taux d'intérêt sont au plus bas, historiquement au plus bas depuis 25 ans. Les crédits à la consommation sont en décrue. La baisse des impôts, fort élément psychologique de relance, est annoncée. Elle est lisible pour tous. Les ménages sont privilégiés, donc la consommation. Les décisions sont prises pour 1997 dès le premier mois et elles sont annoncées à hauteur de 75 milliards sur cinq ans. C'est donc irréversible. Les ingrédients sont là : il faut que la mayonnaise prenne.

Pour cela, il faut la confiance. Moi je la trouve, cette confiance, dans le fait que l'économie n'est pas une science exacte, qu'elle est à forte base d’irrationnel ; les ménages l'ont montré : la consommation a repris ces derniers mois, malgré toutes les annonces contraires des multiples sondages ou des savants statisticiens. Elle vient de chuter mais la baisse des impôts n'était pas intervenue. Elle devrait repartir car l'épargne est forte. Il faut donc serrer les mâchoires, souvent encore la ceinture, mais on va s'en sortir.

Il faut surtout qu'on encourage les chefs d'entreprise : moins de paperasseries, moins d'impôts. Il faut leur laisser gagner de l'argent et ne pas le leur confisquer, au fur et à mesure qu'ils le gagnent. Il faut réhabiliter le profit, la réussite, favoriser l'épargne et bien la rémunérer, ne pas confisquer le produit de l'effort en touchant à l’assurance-vie par exemple comme on en a eu la tentation. C'est ça la confiance : ne pas avoir peur enfin, un jour, de l'État mange-tout, de l'État ogre qui dévore ses propres enfants…

La Volonté : Tout cela n'est pas l’avis des syndicats de salariés ?

L. Rebuffel : Est-ce un avis ? En fait, on fait du catastrophisme. On avive les mécontentements. Or, tout le monde est toujours mécontent quelque part. On annonce des mobilisations, des grèves. C'est facile. Trop facile. La responsabilité des leaders syndicaux est grande de faire dans le « populisme ».

Se mettre au travail plus que jamais pour assurer l'avenir de nos enfants est plus difficile à dire, c'est vrai, que de décréter des grèves où, on l'a vu clairement, 10 % des grévistes seulement peuvent paralyser leur secteur d'activité et prendre sans risque des millions de Français en otage. On se fait ainsi de la pub à bon compte.

En fait, les grèves de décembre l'ont montré. On ne dupe pas les gens longtemps. De partout, je l'entends et pas seulement chez les PME : « les grèves, il y en a marre ». Il faut que chacun comprenne qu'on doit dissocier la politique de l'économie. Les grèves politiciennes nous ruinent. Il faut s'accrocher à son travail et ne plus attendre « tout et le reste » de l'État. Les PME montrent l'exemple en travaillant « à leur compte et à leurs risques ». Les grèves nous font crever : les statistiques affolantes des faillites au premier trimestre 1996 ont été le prix payé pour les grèves de décembre 1995. Il faut que chacun comprenne que nous sommes tous solidaires les uns des autres.

Les grèves de 1995 nous auraient coûté quelque 100 000 emplois et la mort de 10 000 PME-PMI de plus que les années précédentes.

C'est pourquoi je considère les grèves de fonctionnaires, qui ne risquent rien, eux, comme « un crime économique contre la Nation ».

Il y a disparition, mort économique d'entreprises, il y a mise au chômage délibérée de travailleurs pris en otage.

Je demande que, comme en Allemagne, on interdise le droit de grève aux fonctionnaires d’État.

Par ailleurs, il faut être sans complaisance vis-à-vis des grévistes et les mettre devant leurs responsabilités : pour cela savoir et répéter que les journées de travail perdues par suite de conflits sociaux, par 1 000 salariés, se chiffrent en moyenne sur la période 1987-1992 à 6 pour l'Allemagne et 101 pour la France.

Allez donc faire de la compétitivité économique dans de telles conditions !

C'est pourquoi je dis et répète que l'appel aux grèves est irresponsable en ce moment et que le coût de ces grèves, dont les motifs sont souvent incompréhensibles (grille de salaires, avantages acquis, indices de ceci, indices de cela), sont sans commune mesure avec les intérêts en jeu.

Il faut dire et répéter, partout, à haute voix, que les grèves nuisent à l'intérêt général et donc, comble de paradoxe, aux grévistes eux-mêmes…

Il faut qu'ils arrivent à en prendre conscience.

À nous tous de le leur dire et de le leur répéter.