Déclarations de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur la commémoration du 150è anniversaire de l'abolition de l'esclavage et le 100è anniversaire de la parution de "J'accuse" d'Emile Zola et sur la position "antidreyfusarde" de la droite de l'époque, à Paris le 13 janvier 1998 et à l'Assemblée nationale le 14.

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Circonstance : Centenaire de la publication de "J'accuse" d'Emile Zola dans "L'Aurore" du 13 janvier 1898 sur l'affaire Dreyfus, au Panthéon le 13 janvier 1998-questions au Gouvernement à l'Assemblée nationale le 14

Texte intégral

- Discours du 13 janvier 1998

Madame la Ministre,
Monsieur le Premier Président honoraire,
Mesdames, Messieurs,


En publiant dans L'Aurore, le 13 janvier 1898, une lettre ouverte au président de la République, Emile Zola provoquait l'un de ces événements dont l'ampleur et la signification justifient que la République, afin d'en mieux conserver le souvenir, leur consacre une commémoration solennelle.

Aujourd'hui, la République entend rappeler les contours d'un épisode fondateur dans l'histoire de notre pays (I) : elle souhaite rendre un nouvel hommage à ceux qui en furent, autour de Zola, les acteurs courageux (II) ; et elle s'efforce de maintenir vivant le sens universel qui ne doit pas cesser d'en émaner (III).

I - Lorsqu'Emile Zola fait paraître « J'accuse », « l'épouvantable déni de justice dont la France est malade », selon sa formule, vient d'atteindre son paroxysme.

Un patriote convaincu, dont la famille avait fui l'Alsace après la débâcle de 1870 pour demeurer au sein du pays aimé – la France –, a été banni loin d'elle. Un capitaine brillant, polytechnicien, qui, sorti dans les tout premiers rangs de l'Ecole supérieure de guerre, s'apprêtait à intégrer l'état-major de la défense nationale, a été chassé de l'armée. Un homme, dont le parcours était l'illustration parfaite de la volonté républicaine d'intégration et d'ascension sociale, a été brisé.

Et pourtant cet homme est innocent.

Depuis trois années déjà, Alfred Dreyfus croupit dans le bagne de l'île du Diable, au large de Cayenne, en Guyane.

Et pourtant cet homme est innocent.

Ainsi en a-t-il été décidé, à l'unanimité, le 22 décembre 1894, par un conseil de guerre, réuni à huis clos, sur le vu d'une pièce secrète qui n'est communiquée ni à l'accusé, ni à sa défense. Reconnu coupable « d'avoir livré à une puissance étrangère un certain nombre de documents secrets ou confidentiels intéressant la défense nationale », Alfred Dreyfus est condamné à la déportation à vie.

Et pourtant cet homme est innocent.

Avant de gagner son lieu de souffrance, il doit subir, le 5 janvier 1895, dans la grande cour de l'Ecole militaire, la dégradation militaire. Face à l'humiliation, Dreyfus clame son innocence, son dévouement à l'armée, son amour de la France. Mais la foule, hurlante, couvre son propos de ses cris : « Mort aux juifs ! A mort Judas ! ».

Car le capitaine Dreyfus était juif.

Or, dans la France de ce 19e siècle finissant, l'antisémitisme est partout, se nourrissant du flot d'insultes, de calomnies et de caricatures abjectes chaque jour épandues par la presse, alors très largement anti-dreyfusarde. Son influence sur l'opinion est considérable : c'est par millions d'exemplaires, chaque jour, que Le Petit Journal, Le Petit Parisien, avec tant d'autres titres, accablent le capitaine Dreyfus. C'est avec une hargne chaque jour renouvelée que La Libre Parole de Drumont, ou L'Intransigeant de Rochefort, clament qu'un juif, fût-il français, ne peut être qu'un traitre en puissance. Aux antipodes de l'idéal républicain, l'antisémitisme défigure la nation en termes racistes.

Et pour l'heure, assurément, l'antisémitisme triomphe. Présent dans la cour de l'Ecole militaire, l'un de ses chantres les plus acharnés, Léon Daudet, dépeint Alfred Dreyfus comme « n'ayant plus d'âge, plus de teint, couleur traître. Sa face est terreuse, aplatie et basse, sans apparence de remords, étrangère à coup sûr, épave de ghetto ».

La presse nationaliste se déchaîne et dénonce le « complot juif » afin de mieux étouffer les rares voix qui s'élèvent, au cours des mois qui suivent, pour clamer l'innocence du capitaine Dreyfus. Ces voix, ce sont celles, isolées encore, de Lucie, la femme du condamné, de Mathieu, son frère, puis de l'écrivain Bernard Lazare, bientôt rejoints par le sénateur Scheurer-Kestner et par le commandant Picquart, lequel, seul contre tous au sein de l'armée, refuse de couvrir les faux qui accablent Dreyfus. Leurs appels aux autorités de l'Etat, en vue d'engager la révision du procès, restent vains.

Ce ne sont que quelques voix de raison, noyées dans le vacarme antisémite. C'est peu. Mais pour l'honneur de notre pays, quelques hommes décidés, à la conviction sans faille, à la volonté sans limite, rejoignent le cercle des « dreyfusards » : Charles Péguy, Jean Jaurès, Lucien Herr, le jeune Léon Blum et, bien sûr, Georges Clemenceau, qui, après s'être un temps laissé abuser par les mensonges anti-dreyfusards, a mis son énergie au service de la vérité.

Pourtant, le 11 janvier 1898, le sommet de l'injustice est atteint. Alors que les dreyfusards ont accumulé des preuves accablantes à l'encontre du comte Ferdinand Esterhazy, celui-ci est acquitté à l'unanimité. En dépit des faits, la justice militaire n'entend pas revenir sur la chose jugée : l'honneur de l'armée ne saurait, selon elle, être terni. Esterhazy innocent, Dreyfus ne peut qu'être coupable.

Alors, quand tout semble perdu, un homme se dresse. A ce qui semble être la fatalité, il oppose la capacité irréductible qu'a l'homme de s'opposer. Zola, dans L'Aurore, publie son « J'accuse… ! » - le cri d'une conscience révoltée.

Ce qui se produit alors, le 13 janvier, personne sans doute ne l'a mieux exprimé que Léon Blum, en 1935, dans ses Souvenirs sur l'Affaire : « Nous étions là, atterrés, désespérés, quand l'aspect des choses changea soudain. Un poing énergique venait de briser les vitres dans cette chambre verrouillée où la cause de la révision était vouée à l'asphyxie. »

Véritable coup de tonnerre, ce « J'accuse » l'est à plus d'un titre. En raison du prestige immense, de son auteur, parvenu au faîte de sa gloire littéraire. En raison de sa cible, choisie avec un courage et un sens politique peu communs – le Président Félix Faure lui-même. Par la force des mots – qui dénoncent, implacables et cinglants, « un prodige d'iniquité », « une souillure sur la joue de la France ». Et par l'audience considérable que lui confère la diffusion, ce jour-là, de 300 000 exemplaires de L'Aurore.

« La vérité est en marche et rien ne l'arrêtera », écrit Zola dans cette lettre. L'histoire lui a donné raison.

Il ajoutait : « C'est aujourd'hui seulement que l'affaire commence ». Mais elle durera encore huit longues années traversées d'un esprit de guerre civile opposant les partisans de la Ligue des droits de l'homme – fondée au mois de  juin de cette année 1898 à cette occasion – à ceux des ligues nationalistes. Zola, qui a tant fait pour que soit rétablie la justice, mourra sans connaître le dénouement final : non la loi de 1900 qui amnistia, sans distinction aucune, tous les protagonistes de l'affaire – qu'il dénonça comme une « loi de faiblesse, loi d'impuissance » –, mais la réhabilitation entière et totale d'Alfred Dreyfus, permise par la décision de la Cour de cassation du 12 juillet 1906.

II - Ce dénouement doit beaucoup au geste inouï du 13 janvier 1898.

« Mon devoir est de parler, écrit Zola, je ne veux pas être complice. Je la crierai, cette vérité, de toute la force de ma révolte d'honnête homme. »

Exprimer de façon aussi radicale sa révolte, aller ainsi à l'encontre de l'opinion dominante, affronter les plus hautes autorités de l'Etat et de l'armée – mieux, les accuser de mensonge tout cela est très risqué. Zola le sait. Et Zola hésite. Zola, aussi grand qu'il fût, n'était qu'un homme – et comme tout homme, il n'échappe pas à la peur. Mais Zola se décide. Zola assume : « En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c'est volontairement que je m'expose. »

La formule ne manque pas de panache – et pourtant elle ne décrit que modestement le gouffre que Zola choisit, en conscience, d'affronter. Léon Blum, en 1935, le rappelle : Zola « ne s'exposait pas seulement par métaphore, il exposait réellement sa personne : il appelait sur lui l'attentat, la prison, l'exil ».

Celui à qui la plume avait tout apporté – la gloire, l'admiration ou l'envie de ses pairs. La richesse matérielle – choisit, par la plume, de tout remettre en jeu. Fort d'une seule passion, « celle de la lumière, au nom de l'humanité qui a tant souffert », Emile Zola décide de marcher vers son procès, le procès qui permettra mécaniquement – il le sait, et c'est là son but – de revenir sur l'Affaire que les anti-dreyfusards croient enterrée sous leur mensonge.

Comme il l'avait prévu, comme il l'avait souhaité, Zola comparaît au mois de février 1898 devant la cours d'assises. Il est condamné pour diffamation à un an de prison, qu'il n'évite qu'en choisissant l'exil. Il gagne l'Angleterre où, jusqu'en juin 1899, il réside : il n'est plus, dans le petit hôtel qui l'accueille, que « Monsieur Pascal ». Il a quitté sa famille, ses proches, son confort, mis en danger sa situation matérielle, interrompu sa carrière littéraire. Il est suspendu de l'ordre de la Légion d'honneur. Ses biens parisiens sont saisis et vendus. Dans les Pages d'exil publiées après sa mort, il décrit « ces semaines affreuses » au long desquelles il « désespère d'un pays où la justice semblerait décidément morte ». Il en vient même à se demander si son pays, la France, « saura jamais quelque gré à ceux qui l'ont sauvé de la honte ».

Le 19 mars 1908, alors que Georges Clemenceau était président du Conseil, la Chambre des députés vota le transfert des cendres d'Emile Zola au Panthéon. A cette cérémonie, qui se tint, ici même, le 5 juin 1908, assistait un homme prématurément vieilli et que l'émotion étreignait plus que tout autre : il s'appelait Alfred Dreyfus.

Aujourd'hui, la République renouvelle à Zola cet hommage parce que son engagement au coeur de l'Affaire Dreyfus a permis que celle-ci ne soit pas qu'une ténébreuse affaire judiciaire. Après le « J'accuse » de Zola, l'Affaire enfla au point d'éclater en une affaire d'Etat qui, par les clivages essentiels qu'elle mit à jour et les rassemblements qu'elle facilita, fut un épisode déterminant dans l'affermissement de la République.

III - Emile Zola, en effet, ne défend pas qu'un capitaine, juif, nommé Alfred Dreyfus, même s'il mesure à quel point l'ascendance du militaire alsacien a pesé dans sa condamnation. Ce qui lui est intolérable, c'est l'injustice faite à un homme – c'est-à-dire, l'injustice faite à tous les hommes.

Le 13 janvier 1898, en effet, Alfred Dreyfus n'est plus seulement l'officier d'état-major dont l'honneur a été bafoué pour protéger un autre. Dreyfus, pour reprendre le mot de Jean Jaurès, devient « l'humanité elle-même au plus haut degré de misère et de désespoir qu'on puisse imaginer ». Dreyfus devient, malgré lui, sans qu'il le sache, isolé qu'il est à des milliers de kilomètres, le symbole de l'injustice et de la misère qui peuvent frapper tous les hommes et qu'Emile Zola, à travers la nouvelle comédie humaine que constitue l'imposant cycle des Rougon-Macquart, traque, décrit et dénonce sans relâche.

Emile Zola, à travers cet homme, ne se contente pas, même, de défendre tous les hommes. Il défend un idéal universel : la justice.

Il crie son rejet de la raison d'Etat qui broie l'individu, de ces « pratiques de basse police, [ces] moeurs d'inquisition et de tyrannie, le bon plaisir de quelques galonnés mettant leurs bottes sur la nation, lui rentrant dans la gorge son cri de vérité et de justice, sous le prétexte menteur et sacrilège de la raison d'Etat ! ».

Emile Zola, enfin, au-delà de cet idéal, prend la défense de la République.

Pas de République sans justice. L'une est consubstantielle à l'autre. Pour Zola et les siens, commettre une injustice, ou la laisser commettre, ou encore ne pas la combattre lorsqu'elle est avérée, c'est trahir la République. Et c'est trahir la France, qui porte en elle, depuis 1789, cet idéal qui en est devenu indissociable au point que lorsqu'un Drumont attaque Dreyfus, c'est l'âme de la France qu'il blesse.

Le 13 janvier 1898, la République était bien en péril. Dévoyant l'héritage de 1789, ses institutions entendaient s'accommoder « de la plus ineffaçable des taches », menaçant, par cette compromission, de précipiter leur propre décomposition. Le « J'accuse » de Zola fait passer l'Affaire du particulier à l'universel. Un universel dans lequel les républicains sincères se sont reconnus, autour duquel ils se sont rassemblés, au nom duquel ils ont repoussé, avec le cabinet de « Défense républicaine » de Waldeck-Rousseau, puis avec Clemenceau, plus tard encore avec Blum, les forces conservatrices et les factions extrémistes. Ils ont consolidé la IIIe République,  afin d'ancrer, dans notre pays, la République même.

Le 13 janvier 1898, Emile Zola, avec lucidité et courage, engagea ce sursaut salutaire. Par son geste, il rejoint Voltaire défendant Calas, il réveille les consciences, il entraîne avec lui des responsables politiques toujours plus nombreux. Il incarne la figure, si essentielle dans notre histoire, si universelle, aussi, de « l'intellectuel ».

Qui, en effet, pousse ce cri : « J'accuse… ! » ? Pas un homme politique ; pas un journaliste ; pas même un avocat. Mais un romancier, à qui Brunetière, directeur de La Revue des deux Mondes, reproche immédiatement son ingérence : « L'intervention d'un romancier, même fameux, dans une question de justice militaire, m'a paru aussi déplacée que le serait, dans la question des origines du romantisme, l'intervention d'un colonel de gendarmerie. »

Ce sursaut d'une conscience individuelle est porté par un organe de presse, d'une presse indépendante, animée par la conscience aiguë de sa responsabilité politique au sein de la cité, et non manipulée par les intérêts de l'argent. L'Aurore, en 1898, ne fut-elle pas pour Zola comme il le dit lui-même « l'asile, la tribune de liberté et de vérité » ? La République continue d'avoir besoin de telles tribunes.

Relisons Pierre Mendès France : « Elle fait notre fierté, cette lignée d'écrivains et de penseurs qui ont su dédaigner les lauriers, les fleurs et l'encens, faire le don de leur repos et de leur sécurité, se placer à la pointe du combat contre la raison d'Etat, la haine de race et de la pitié, parce qu'ils ont pensé comme Zola : “mon devoir est de parler. Je ne veux pas être complice, mes nuits seraient hantées”. »

Cette lignée ne s'est pas interrompue. Un siècle après l'Affaire, elle doit se poursuivre. Car Zola, dans « J'accuse », constatait avec un pessimisme que je sais raisonnable : « Les causes si profondes qui ont aveuglé [le pays], ces causes ne peuvent disparaître en un jour ».

Cet appel à la vigilance, tous les républicains doivent le faire leur. Chaque citoyen, s'il ne veut voir resurgir ces appels à la haine qui appartiennent à un autre âge, doit conserver à l'esprit cette pensée de Pascal, si simple et si exigeante, à laquelle Zola attachait tant de prix « Il ne faut pas dormir ».

Zola n'a pas cessé de veiller. Il l'a fait au risque de choir de ce sommet de la République des lettres qu'il avait atteint, par un labeur quotidien, s'arrachant de la misère où l'avait plongé la mort précoce de son père. Or, non seulement Zola n'a pas quitté ce sommet prestigieux, mais son geste courageux, l'a fait entrer là où sont rassemblés les femmes et les hommes auxquels la patrie, auxquels la République, auxquels la France doit tant, le Panthéon.

Lors de l'enterrement de Zola, le 5 octobre 1902, le seul académicien qui ait rejoint les rangs dreyfusards, Anatole France, prononça une oraison funèbre restée dans les mémoires. « Zola, dit-il, n'avait pas seulement révélé une erreur judiciaire, il avait dénoncé la conjuration de toutes les forces de violence et d'oppression unies pour tuer en France la justice sociale, l'idée républicaine et la pensée libre. Sa parole courageuse avait réveillé la France. Les conséquences de son acte sont incalculables. Elles se déroulent aujourd'hui avec une force et une majesté puissantes. Elles ont déterminé un mouvement d'équité sociale qui ne s'arrêtera pas. Il en sort un nouvel ordre de choses fondé sur une justice meilleure et sur une connaissance plus profonde des droits de tous ».

« Zola a bien mérité de la patrie en ne désespérant pas de la justice en France. »

Et Anatole France de conclure, chacun s'en souvient « Zola fut un moment de la conscience humaine ».

Ce moment de la conscience humaine, il revient à chaque républicain de s'en montrer digne.


ASSEMBLEE NATIONALE – 14 JANVIER 1998

M. le président. La parole est à Mme Huguette Bello.

Mme Huguette Bello. Monsieur le président, ma question s'adresse à M. le Premier ministre.

Parmi les multiples célébrations qui vont marquer l'année 1998, je voudrais attirer votre attention sur le 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage dans les colonies et les possessions françaises. Nous allons célébrer le décret de 1848 qui met fin à la participation de la France à ce système servile, qui a duré plus de quatre siècles, qui a concerné près de 140 millions d'êtres humains et qui, au-delà des chiffres qui ne seront jamais que des estimations plus ou moins contestables, a été le plus vaste mouvement de déportation de population de l'histoire de l'humanité.

De Louis XIV et Colbert à la Seconde République, la France a été, de façon quasi continue, une puissance esclavagiste. Pour bâtir et consolider sa prospérité, pour tenir son rang parmi les grandes puissances, elle s'est engagée dans le commerce des Noirs et dans cette pratique de déshumanisation absolue qu'est l'esclavage, qu'elle a d'ailleurs réglementé dans le texte juridique le plus monstrueux de son histoire, le Code noir, ce code qui légalise ce qui ne peut l'être, comme ne saurait l'être aucun crime contre l'humanité.

Depuis 1982, les départements d'outre-mer célèbrent officiellement chaque année l'avènement de la liberté. Mais cette histoire n'est pas seulement celle des sociétés issues de l'esclavage. C'est la nôtre à tous.

Aussi, monsieur le Premier ministre, au-delà des manifestations ponctuelles qui seront organisées cette année en France pour commémorer l'abolition de l'esclavage, ce crime sans châtiment qu'on a trop souvent préféré ignorer pour ne pas avoir à l'oublier et qui n'a guère laissé de traces dans nos manuels scolaires, n'y aurait-il pas lieu de susciter chez tous les Français un grand sentiment de ferveur populaire qui, mieux encore que les nécessaires mises en garde contre le refus de l'autre, contribuerait à affirmer, en ces temps troublés, la liberté, l'égalité, la fraternité de tous les citoyens de la République ? (Applaudissements sur les bancs du groupe Radical, Citoyen et Vert, du groupe socialiste et du groupe communiste.)

M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.

M. Lionel Jospin, Premier ministre. Vous êtes particulièrement bien placée, madame la députée, pour attirer l'attention de la représentation nationale, à travers elle, du pays, sur cette commémoration du 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage.

Au cours de l'année 1998, nous aurons à célébrer trois anniversaires : le 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage, le 100e anniversaire du cri que poussa Zola, le 13 janvier 1898, dans L'Aurore avec « J'accuse », et le 50e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme.

Au cours de cette année 1998, non seulement le Gouvernement, non seulement la représentation parlementaire, mais aussi de multiples collectivités, associations, citoyens et citoyennes auront à coeur de célébrer ces trois événements.

Aujourd'hui, en 1998, l'ensemble de la France, l'ensemble des forces politiques se rassemblent dans ces commémorations.

Mais, si nous nous rappelons de ce qu'étaient la gauche et la droite au moment où se passaient ces événements, on est sûr que la gauche était pour l'abolition de l'esclavage, on ne peut pas en dire autant de la droite. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste. – Vives exclamations sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française ; claquements de pupitres et huées sur les mêmes bancs.)

M. Jean Glavany et M. Daniel Marcovith. Parfaitement !

M. Guy Teissier. Zéro !

M. Serge Janquin. C'est comme ça !

M. François Bayrou. De tels propos sont scandaleux ! C'est honteux !

M. le Premier ministre. On sait que la gauche était dreyfusarde…

M. Charles Cova. Vous vous prenez pour des justiciers !

M. le Premier ministre. … et on sait que la droite était antidreyfusarde. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste. – La plupart des députés du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française se lèvent et se dirigent vers la sortie de l'hémicycle en protestant vivement.)

M. François Bayrou. C'est honteux !

M. le Premier ministre. L'esclavage, venu de la nuit des temps… (Les députés du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française, debout, huent sans discontinuer le Premier ministre.)
Pour Dreyfus, je crois que c'est clair ! (Mêmes mouvements.)

Plusieurs députés du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française. C'est honteux !

M. le président. Un peu de calme !

Mme Christine Boutin. Les propos du Premier ministre sont scandaleux !

M. le Premier ministre. Ecoutez-moi ! Pour Dreyfus, on se souvient des noms de Jean Jaurès, de Lucien Herr et de Gambetta, mais j'aimerais que l'on me cite des personnalités des partis de droite de l'époque qui se sont dressées contre l'iniquité. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste. – Vives exclamations des députés du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française.)
C'est vrai ! (« Démission ! Démission ! » scandent, debout, les députés du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française.)

M. Pierre Mazeaud. C'est indigne ! Vous êtes en train de vous tuer, monsieur Jospin !

M. le Premier ministre. Je rappelle l'histoire ! (Les députés du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française, debout, scandent toujours « Démission ! Démission ! »)

M. Pierre Mazeaud (s'avançant vers le banc du Gouvernement). Vous ne rappelez pas l'histoire ! Vous n'êtes plus digne d'être Premier ministre !

M. le président. Un peu de calme !

M. Dominique Dord. C'est scandaleux !

M. Philippe Vasseur. C'est une honte !

M. Jean-Jacques Jégou. Suspendez la séance, monsieur le président.

M. le président. Mes chers collègues, regagner vos places !

M. le Premier ministre. L'abolition de l'esclavage a été un cri de révolte contre la traite des Noirs (Mêmes mouvements), qui, à travers les siècles et jusqu'au XIXe siècle, a dévasté l'Afrique et l'océan Indien.
Nous avons le souvenir de cette période, et nous avons nos responsabilités dans cette histoire. Nous savons que Nantes et Bordeaux ont tiré une bonne partie de leurs profits du commerce du « bois d'ébène », comme on disait, du commerce triangulaire. (Mêmes mouvements.)
Il est bon que des hommes comme l'abbé  Grégoire, provoquant en 1794 la première abolition de l'esclavage, que des hommes comme Victor Schoelcher, provoquant en 1848 la deuxième et définitive abolition de l'esclavage (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe Radical, Citoyen et Vert), que des hommes comme Toussaint Louverture aient obtenu que cette honte de la traite des Noirs et de l'esclavage appartienne à notre passé. (Les députés du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française, debout, continuent à huer le Premier ministre et à scander « Démission ! Démission ! ».)

M. Jean-Michel Ferrand. Minus ! (M. Jean-Louis Fousseret brandit un fac-similé de « J'accuse ».)

M. le Premier ministre. Aujourd'hui, le Gouvernement entend que l'année 1998 serve à commémorer cette abolition. Le 10 novembre dernier, le secrétaire d'Etat à l'outre-mer, Jean-Jack Queyranne, a présenté au conseil des ministres une communication sur cette abolition. (Les députés du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française, debout, continuent à huer le Premier ministre.)

Mme Christine Boutin. Honte à vous ! Monsieur le président, il faut lever la séance. (M. Jean Glavany brandit un papier portant « Boutin, hystérique ».)

M. Claude Bartolone. Boutin, dehors !

Mme Christine Boutin. Salopards !

M. le Premier ministre. D'avril à septembre 1998, une série de commémorations auront lieu dans le pays. Le Gouvernement a confié à Daniel Maximin, écrivain guadeloupéen, le soin de mettre en oeuvre l'ensemble de ces cérémonies.
Il est bon de rappeler le passé, mais il faut aussi éclairer le présent. Heureusement, l'esclavage ne frappe plus sur les terres de la France, mais beaucoup de nos compatriotes d'outre-mer sont encore touchés par le racisme ou la discrimination. (Huées permanentes des députés du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française, qui continuent lentement à s'acheminer vers la sortie de l'hémicycle.)
C'est pourquoi, en ce début d'année 1998 et dans la perspective du 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage, je veux transmettre mes voeux les plus chaleureux à nos compatriotes d'outre-mer en leur disant qu'ils sont nos frères et nos soeurs dans la République. (Mmes et MM. les députés du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe Radical, Citoyen et Vert se lèvent et applaudissent longuement. – Les derniers députés du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française quittent l'hémicycle en huant toujours le Premier ministre.)

M. Jacques Baumel. C'est indigne, monsieur le président !

Mme Christine Boutin. Scandaleux !

M. Claude Bartolone. Boutin, dehors !

M. Dominique Dord. Ce n'est même pas digne d'un premier secrétaire !

Mme Nicole Bricq. Laissez-nous vivre, madame Boutin !

M. le président. Nous passons aux questions du groupe socialiste.

REFORME DE LA FISCALITE

M. le président. La parole est à M. Jean-Paul Dupré.

M. Jean-Paul Dupré. Monsieur le président, mes chers collègues, ma question s'adresse à M. le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie.
Le Gouvernement a engagé, dans le cadre du projet de loi de finances pour 1998, les premiers éléments d'une réforme des prélèvements obligatoires pour renforcer la justice et la solidarité, pour soutenir l'activité et la création d'emplois. Monsieur le ministre, vous avez enfin mis un terme à la hausse des impôts et taxes qui pesaient très lourdement sur les particuliers, et notamment sur les plus modestes d'entre eux, ce qui freinait et la croissance et la création d'emplois.
Aujourd'hui, le Gouvernement entend poursuivre la réforme fiscale et ouvre un certain nombre de chantiers : fiscalité locale, fiscalité du patrimoine, impôt sur la fortune, prélèvements sociaux des entreprises.

M. Lionel Jospin, Premier ministre. Monsieur le président, j'avais cru comprendre que des représentants de l'opposition qui ont quitté l'hémicycle souhaitaient revenir pour une interpellation.

M. le président. Ils m'ont fait savoir que non.

M. le Premier ministre. Dans ces conditions, j'aurais répondu. Mais, puisque vous m'invitez à intervenir, je vais le faire néanmoins, et avec plaisir, car, d'une certaine façon, les choses ont été dites. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste.)
Je dois dire que je comprends assez mal le tumulte qui s'est emparé de cette partie, maintenant vide, de l'hémicycle, dans la mesure où, personnellement, je ne m'attendais pas à ce qu'un  tel incident se produise. Je savais qu'une question devait m'être posée, notamment par M. Séguin qui n'intervient pas si fréquemment, sur la politique gouvernementale. J'avais pensé que c'était sans doute l'occasion pour lui d'interpeller le Gouvernement sur sa politique à l'aube de l'année 1998 et au regard des événements actuels, et je m'étais préparé à lui répondre. Je suis surpris de constater qu'il ne peut pas en être ainsi.
On m'a fait passer un  petit mot où il était question d'excuses qu'il faudrait faire. Je le dis très franchement, moi je considère que, dans le débat politique, il n'y a aucune honte à s'excuser quand on a émis sur des personnes, voire sur des mouvements politiques, des jugements qui portent atteinte à leur honneur ou sont tout simplement injustes. Et, si je pensais être dans ce cas, je le ferais volontiers. Mais en l'occurrence, qu'ai-je dit ? Si je peux restituer mon propos en trois mots maintenant que le silence est là – et je regrette ce silence, car je préfère non pas le vacarme, mais l'échange et un niveau sonore qui est normalement celui de la démocratie –, j'ai mis en cause, à propos de l'abolition de l'esclavage et à propos du grand débat de Dreyfus, le fait que la droite de l'époque était, par exemple, très clairement anti-dreyfusarde. (« Eh oui ! » sur les bancs du groupe socialiste.) Je n'ai pas mis en cause la droite d'aujourd'hui…

M. Louis Mexandeau. Elle n'a pas changé !

M. le Premier ministre. … j'ai fait un rappel historique et il n'est pas nécessaire, l'histoire ayant évolué, de s'identifier à la droite d'hier. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe Radical, Citoyen et Vert et du groupe communiste.)
Par ailleurs, je considère que dans mes propos, qui étaient ceux d'une caractérisation politique, je n'ai mis en cause aucune personne ni aucun mouvement politique d'aujourd'hui. Il n'y avait donc pas de quoi créer cet incident.
Enfin, j'espère que les historiens, ou simplement les journalistes qui auront assisté à cet échange que je n'avais pas voulu en ces termes, procéderont à ce rappel historique. Il me semble très clair que c'est la Révolution française, qui représentait le mouvement de la gauche de l'époque, qui a aboli l'esclavage et que c'est Napoléon Ier qui l'a rétabli, lui, qui représentait, à l'évidence, par rapport à la Révolution, la droite, le retour à l'ordre et au césarisme.
De la même manière, s'agissant de Dreyfus, on peut citer des personnalités comme Jaurès, Lucien Herr, ou Clemenceau qui hésita au début. On peut même dire que la gauche ne fut pas, dès le début, tout entière dreyfusarde et que certains hésitèrent comme Guesde ou d'autres. Mais il est clair que, au bout du compte et grâce notamment à l'appel de Zola, toute la gauche à la fin fut dreyfusarde. J'aimerais qu'on me donne des exemples de grandes personnalités de droite ou de mouvements politiques de droite de l'époque qui aient été dreyfusards. Si la vérité historique est du côté de mes propos, il ne faut pas faire d'incident ; sinon, c'est que, d'une certaine façon, on ne veut pas les rappels de l'histoire.
Alors, qu'un certain nombre de personnalités – M. Mazeaud est venu à côté de moi – s'en émeuvent et me le disent, personnalités dont la sensibilité aujourd'hui ne fait pas de doute et dont je ne pense pas qu'elles auraient été dans cette droite-là…

M. Jean-Pierre Kucheida. A vérifier !

M. le Premier ministre. Peut-être… Sauf que ces vérifications ne sont pas possibles ! (Sourires.) En l'occurrence, en tout cas, je veux dire très tranquillement que cet incident n'était pas nécessaire…

Mme Odette Grzegrzulka. Et pas justifié !

M. le Premier ministre. … et que je me sens dans la cohérence de moi-même et dans le droit- fil d'une réalité historique que chacun connaît. (Vifs applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe Radical, Citoyen et Vert et du groupe communiste.)