Texte intégral
Force ouvrière hebdo le 4 mars 1998
A Propos de l’exclusion
La question de l’exclusion, donc du chômage, a été au centre de l’actualité la semaine dernière avec la remise du rapport de Mme Join-Lambert et les déclarations télévisées du Premier ministre.
Autant nous approuvons l’idée selon laquelle l’objectif doit être la création d’emplois et non l’assistance - nous appuyons ainsi certaines décisions prises - autant nous formulons certaines réserves et continuons à penser qu’une inflexion de la politique économique est indispensable si l’on veut effectivement faire reculer le chômage.
Certaines des revendications émises depuis plusieurs années par Force Ouvrière ont reçu une réponse positive. C’est le cas pour l’augmentation de 6 % de l’ASS, pour la hausse de l’allocation d’insertion et pour leur indexation sur les prix.
C’est encore le cas pour les chômeurs en ASS ou au RMI, âgés de plus de 55 ans et ayant cotisé quarante ans, qui vont pouvoir bénéficier d’un système s’inspirant de celui de l’ARPE.
De même, nous approuvons la nécessité de réfléchir à la nécessaire clarification des responsabilités et financements entre l’assurance-chômage et l’État, ce qui est indispensable à la fois pour garantir les droits des chômeurs et pour éviter au régime d’assurance chômage de subir le même sort de la Sécurité sociale avec le plan Juppé.
Nos réserves portent, elles, sur deux points : l’absence de remise en place d’une allocation d’insertion pour les jeunes chômeurs de moins de 25 ans et les risques liés au cumul de l’ASS ou du RMI avec un salaire.
Sur ce dernier point, autant il est important que les personnes intéressées ne voient pas leurs revenus amputés si elles travaillent, autant il ne faut pas que ce cumul bénéficie aux employeurs sous forme d’une aide à l’emploi qui tirerait encore les salaires à la baisse, la notion de salaires subventionnés est par définition mauvaise.
De fait, on a le sentiment qu’il est difficile pour tout gouvernement de sortir de la spirale selon laquelle il faut accepter le libéralisme économique, donc les mises à l’écart des « inemployables », tout en permettant aux personnes intéressées de survivre, rendre la misère supportable en quelque sorte.
N’est-il pas, de ce point de vue, significatif d’entendre un responsable gouvernemental dire qu’il n’y a guère de marges de manœuvre prévisibles sur 1998 et 1999 ?
De ce point de vue, la France se trouve dans une situation particulière en voulant réaliser la quadrature du cercle : concilier le libéralisme économique avec le respect des valeurs républicaines, dont l’égalité. Or, force est de constater que depuis plusieurs années, le premier l’emporte sur le second.
Même si le Gouvernement s’en défend - et nous considérons qu’il a raison - un tel déséquilibre conduit à mettre en avant l’idée - que nous considérons comme réactionnaire - de mise en place d’un revenu minimum d’existence. Un tel revenu concernerait prioritairement les plus défavorisées, qui se verraient ainsi enfermés dans le ghetto de l’assistance. Il aurait par ailleurs de graves conséquences sur le rôle d’ascenseur social de l’école.
Or, dans le long terme, tout le monde sait que l’augmentation du niveau de culture générale de l’ensemble de la population est une des conditions du progrès.
De ce point de vue, il est d’ailleurs significatif de constater que dans les pays les plus libéraux (États-Unis et Grande-Bretagne) le niveau d’éducation stagne après avoir décru.
Même si les idées de revenu minimum peuvent apparaître de bon sens, voire généreuses à première lecture, elles sont, de fait, dangereuses sur le long terme pour les implications sociales qu’elles entraînent.
On retrouve d’ailleurs le même problème avec la notion d’assurance-maladie universelle, contenue dans le plan Juppé et défendue par « vigi-Sécu ». Par définition, elle conduit à une logique de régime unique d’État, a minima, sur le modèle anglo-saxon. Elle n’a rien à voir avec ce que nous revendiquons, à savoir une couverture universelle, nécessaire pour que personne ne passe au travers des mailles du filet.
Nous n’oublions pas non plus que le choix historique en France de laisser un ticket modérateur relativement important - pour satisfaire la Mutualité* - empêche aujourd’hui nombre de personnes couvertes par la Sécurité sociale de pouvoir effectivement se soigner.
Pour toutes ces raisons, nous continuons à affirmer que la vraie priorité est la lutte contre le chômage, qui passe par la création de vrais emplois avec de vrais salaires.
Pour ce faire, les voies sont multiples :
- cesser de mener une politique restrictive qui pénalise la consommation, l’investissement productif, les services publics et l’emploi ;
- ne pas se laisser enfermer dans la logique arbitraire et de court terme des marchés qui ne cherchent que la rentabilité immédiate ;
- favoriser la recherche, facteur d’investissements à terme et de progrès ;
- permettre aux salariés ayant commencé à travailler dès 14/15 ans de cesser leur activité et dégager ainsi au moins 150 000 emplois pour des chômeurs ;
- réaliser une réduction de la durée du travail qui ne soit pas une énième formule de flexibilité et de précarité.
C’est là tout le sens des orientations de Force Ouvrière et de la mobilisation que nous avons entamée depuis le 11 février, date de notre conférence nationale sur le chômage.
* Rappelons à nouveau que tant au moment des assurances sociales dans les années 30 qu’au moment de la création de la Sécurité sociale en 1945, la Mutualité avait fait preuve d’oppositions.
Force ouvrière hebdo le 11 mars 1998
A nouveau la Sécu
A l’occasion de la présentation par le Gouvernement des grandes orientations de lutte contre l’exclusion, figure l’objectif d’une couverture maladie universelle qui fera l’objet d’un projet de loi particulier, après concertations.
L’annonce mérite d’ores et déjà quelques commentaires.
Rappelons-nous que le précédent Gouvernement voulait mettre en place (dans le cadre du plan Juppé), un régime universel (qui, au fil du temps, s’appela ensuite assurance-maladie universelle) conçu à partir d’un régime unique, ce qui passait par le contrôle par l’État et la mise en œuvre d’un niveau unique et aligné de prestations, par définition a minima.
Dans cette logique, certains régimes spéciaux d’assurance-maladie (cheminots ou électriciens-gaziers, par exemple) devaient déjà être remis en cause.
Le mouvement de novembre-décembre 1995 avait permis de bloquer cette initiative.
Ce régime unique, conforme à la logique anglo-saxonne, était soutenu par « vigi-Sécu », où l’on trouve notamment la CFDT, l’UNSA ou FNMF. Elles appuyaient toutes sur un nombre affiché d’exclus de l’accès aux soins estimé à 800 000 personnes, chiffre aujourd’hui contesté et ramené (ce qui est toujours trop) à environ 150 000, étant entendu qu’il s’agit, pour une partie, d’une méconnaissance de leurs droits.
Dès le départ, Force Ouvrière s’est opposée à cette logique de régime universel et plaidait pour une couverture universelle, c'est-à-dire une couverture maladie bénéficiant à toutes et tous mais respectueuse des droits des salariés et de leurs régimes d’assurance- maladie.
On comprendra aisément qu’une normalisation par le contrôle de l’État, sur la base d’un régime unique, ne pourrait, dans les circonstances économiques actuelles, que remettre en cause le niveau et la qualité des prestations.
Nous posions ainsi le problème de la clarification des responsabilités entre l’État et la Sécurité sociale et demandions la mise en place d’un fonds, alimenté par les pouvoirs publics, permettant les prises en charge des personnes en difficulté.
Aujourd’hui, la CFDT elle-même proteste sur le poids trop important de l’État par rapport à la CNAMTS, pourtant inscrit dans le plan Juppé.
Il n’est jamais trop tard pour commencer à comprendre ce qu’est ou devrait être la Sécurité sociale ! En tout cas, aujourd’hui, la CFDT tente de faire un virage à 180 degrés (c'est-à-dire un tête-à-queue).
Complémentairement, nous expliquions que le problème de l’accès aux soins concernait aussi un nombre important de travailleurs qui, n’ayant pas de couverture complémentaire, n’avaient pas les moyens d’assumer le coût du ticket modérateur et hésitaient donc à consulter et à acheter les médicaments nécessaires pour eux-mêmes et leurs familles. De nombreux témoignages de médecins nous confortaient dans notre analyse. Ils nous expliquaient que pour être sûrs que le patient prendrait les médicaments, ils étaient souvent contraints à leur donner des échantillons qu’ils possédaient.
Comme nous indiquions la semaine dernière dans FO Hebdo, la notion même de ticket modérateur a été instaurée en France pour deux raisons :
- l’une d’ordre économique : c’est un curseur destiné à adapter les dépenses aux recettes. A plusieurs reprises, il fut augmenté pour faire face au déficit ;
- l’une d’ordre politique : permettre à la Mutualité de continuer à exercer une couverture complémentaire alors qu’elle s’opposait en 1945 à la mise en place de la Sécurité sociale.
C’est pourquoi nous avons d’ailleurs toujours considéré comme quelque peu cyniques les déclarations de la FNMF expliquant que la couverture maladie obligatoire (celle de la Sécurité sociale) était, en France, faible par rapport à plusieurs autres pays industrialisés.
Dans ce cadre, il est important de noter que l’annonce du Gouvernement ne s’inscrit apparemment pas dans la logique de régime universel mais dans celle de couverture universelle. Certes des points restent à éclaircir, comme le statut de la carte individuelle d’assuré social. Force Ouvrière fera des propositions.
De même, la question des travailleurs sous couverture complémentaire sera abordée. Là aussi Force Ouvrière fera des propositions, comme celle visant à donner la possibilité à la Sécurité sociale de proposer une couverture complémentaire performante.
Cette annonce de couverture universelle peut donc être la première remise en cause de la logique destructrice du plan Juppé depuis ce que nous avions déjà obtenu par l’action fin 1995. Certes, tout ne sera pas réglé, loin s’en faut, sur l’avenir de la Sécurité sociale mais cela pourrait constituer une première brèche.
En tout cas, Force Ouvrière prendra toute sa part dans les concertations, forte de sa connaissance de la Sécurité sociale, de son expérience et de sa volonté de défendre les assurés sociaux.
Force ouvrière hebdo le 18 mars 1998
Précarité et pauvreté
Deux enquêtes récentes concluent à une augmentation du nombre d’emplois pour l’année 1997 de l’ordre de 155 000 à 190 000 postes, développement dû en particulier au secteur tertiaire.
Il y aurait ainsi, selon le ministère du Travail, 13 481 700 salariés en 1997, 14 051 000 selon l’UNEDIC.
Voilà une nouvelle plutôt bonne, mais il convient d’aller plus loin que l’appréciation des chiffres bruts.
Ainsi, il s’avère que les deux tiers de ces créations d’emplois relèvent de l’intérim.
Dès lors, plusieurs constats doivent être tirés :
En premier lieu, une part importante de l’intérim (classée dans le tertiaire) concerne des missions dans l’industrie et le bâtiment-travaux publics. Dès lors, l’industrie elle-même devient créatrice d’emplois, et la perte d’emplois dans le BTP est moins importante qu’annoncée. A contrario, l’emploi dans le tertiaire augmente moins que ne le laissent croire les statistiques.
En deuxième lieu, l’augmentation des missions d’intérim est importante (+ 40 % en un an). Près de 420 000 personnes étaient concernées fin 1997.
En troisième lieu, les missions d’intérim d’une journée représentent un cinquième du total des missions.
Si l’on intègre à ces chiffres le nombre de CDD (800 000 environ), ainsi que les stages et contrats spécifiques, tout cela traduit une précarisation croissante de la population salariée. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas propre à la France : un pays considéré à tort comme un modèle (les Pays-Bas) a vu deux tiers des emplois créés depuis 1982 être des contrats précaires (temps partiel et travail temporaire).
Il s’agit en fait d’une déstructuration du contrat de travail, le CDI tendant à devenir une exception.
On rejoint, bien entendu, la volonté de flexibilité prônée par les libéraux et financiers, qui consistent à utiliser l’emploi comme outil privilégié d’ajustement, la matière humaine devenant une ressource exploitable.
Une telle évolution (ou régression) est non seulement déstructurant pour la société, mais elle est également, au plan individuel, facteur de désespoir, de stress, d’exclusion.
Un coup d’œil vers les États-Unis permet de bien mesurer les conséquences d’une telle tendance.
Bien que les indicateurs économiques, y soient éclatants, un Américain sur dix (soit vingt-six millions de personnes) a eu recours en 1997 à la soupe populaire, aux foyers et aux services alimentaires d’urgence.
Près de 30 % d’entre eux ont un emploi et sont ce qu’on appelle des travailleurs pauvres, c'est-à-dire que leur salaire est insuffisant pour les placer au-dessus du seuil de pauvreté.
En vingt ans, aux États-Unis la répartition des richesses a permis à 5 % des citoyens (les plus riches) de s’approprier cinq points de plus des richesses produites, soit 2 200 milliards de francs de plus.
Avec l’évolution constatée de l’emploi, la France, comme d’autres pays européens, s’engage sur cette même voie, celle de l’explosion sociale.
Comment, dans ces conditions, s’en tenir à une politique curative ? La ministre de l’Emploi et de la Solidarité, dans une lettre à l’UNEDIC constatant que la précarité conduit nombre de personnes à connaître des difficultés d’indemnisation chômage, demande au régime d’assurance chômage d’entamer une réflexion pour s’adapter à cette situation. Nous considérons que son rôle devrait prioritairement être de tout mettre en œuvre pour lutter contre la précarité.
De même, comment ne pas réagir aux propos du président du CNPF, quand il préconise de laisser se créer des emplois au prix du marché ? Autrement dit, si l’entreprise ne peut payer que quatre mille francs par mois, à l’État ou aux collectivités locales de compléter !
C’est bien entendu non seulement une façon d’attaquer le SMIC, mais c’est aussi une façon d’aller à nouveau quémander la manne publique. Curieux libéralisme…
Pour toutes ces raisons, il est plus que nécessaire que, dans les semaines à venir, nous nous mobilisons avec les chômeurs et titulaires de contrats atypiques, dans le cadre des actions décidées par le CCN, et que nous exprimions ainsi publiquement et massivement nos revendications.
Force Ouvrière Hebdo le 25 mars 1998
« Win-Win »
La commission européenne vient de faire état de ses réflexions en matière de politique économique dans un document rendu public intitulé : « croissance et emploi dans le cadre de stabilité de l’Union économique et monétaire ».
En ce printemps où la mode consiste notamment à diffuser, à longueur de colonnes, les meilleures recettes pour maigrir, la Commission européenne fait montre de modernisme.
Considérant que tous les efforts déjà accomplis ne doivent pas être sacrifiés, elle se prononce clairement pour la poursuite du régime amaigrissant pour les salariés au travers notamment de la fameuse « modération salariale ».
Rappelant que les principes et critères de l’Union économique et monétaire priveront les États de marges de manœuvre budgétaires et monétaires, elle explique finalement que le social sera la voie d’ajustement et de concurrence. Elle se rassure en expliquant que si dans un pays les salaires devaient trop augmenter, celui-ci perdrait rapidement de sa compétitivité et serait vite ramené dans le bon chemin par les vertus de la stabilité et du marché (la fameuse main invisible du marché).
Ne doutant nullement du bien-fondé de ses orientations, la Commission européenne martèle ainsi le message selon lequel la voie choisie est la bonne et qu’elle aura obligatoirement des conséquences positives sur l’emploi.
Bien entendu, dans ces conditions, il faudra poursuivre la réforme du marché du travail, l’allègement du coût indirect pesant sur l’emploi (cotisations sociales et/ou impôts), ainsi que la réforme des systèmes de protection sociale collective.
L’ordre de priorité est même fixé en matière de dépenses budgétaires :
- privilégier la maîtrise de la consommation publique, du provisionnement des retraites du secteur public, des dépenses de santé et des politiques et subventions passives en faveur de l’emploi ;
- donner la priorité aux activités productives telles que l’investissement en infrastructures et en capital humain, et aux politiques d’emploi actives.
Le pays régulièrement cité comme un modèle (sans le dire) est l’Irlande, qui non seulement n’est pas l’un des plus grands pays de l’Union européenne, mais qui joue en plus le rôle de tête de pont du libéralisme en Europe (c'est-à-dire du marché contre l’Europe politique).
De fait, le document montre bien de manière implicite toute l’ambiguïté de l’actuelle construction européenne : avancée aux plans monétaires et budgétaires, elle est conçue comme devant susciter au sein de l’Europe elle-même une concurrence accrue, y compris entre les États ou Nations. On est loin, chacun en conviendra, de l’objectif de construction politique de l’Europe.
L’Europe ne devrait-elle pas mettre un terme à la concurrence entre ses composantes ?
Ceux qui voyaient dans la réunion d’Amsterdam sur l’emploi une innovation importante risquent par ailleurs d’être déçus ou vexés. La Commission explique en effet que le Conseil avait anticipé sur Amsterdam…
En fait tout est lié, pour la Commission, à un objectif ou une contrainte (c’est selon) : avoir la confiance du marché.
Or le marché en tant que tel n’existe pas. Ce qui compte, ce sont les intervenants financiers sur les marchés.
Dès lors, on peut s’interroger sur le rôle de la Commission. Est-il de satisfaire les titulaires de capitaux ? Est-ce cela l’Europe que nous attendions ?
Dans un tel contexte, il appartient aux salariés de se faire entendre au niveau national et européen.
Sinon, c’est laisser la porter grande ouverte aux partisans du libéralisme économique. Ces derniers mettent d’un côté tout en œuvre pour déréglementer et déréguler tout en prônant au plan social ce qu’ils appellent (formule à la mode) les accords « Win-Win » c'est-à-dire « gagnant-gagnant ».
Exemple : accepter la flexibilité pour plus de sécurité. Le seul problème, c’est que la flexibilité est déjà mise en œuvre, qu’elle est considérée comme prioritaire et qu’elle a déjà montré ses conséquences en termes d’emploi et de cohésion sociale.
Exiger une construction européenne qui consolide et améliore les droits des salariés, actifs, chômeurs et retraités, tel est le rôle du syndicalisme indépendant attaché à l’Europe.
Et, d’une certaine façon, le rapport précité de la Commission Européenne nous donne raison, sans le vouloir.
Dans un renvoi de bas de page, il explique en effet que si l’on retrouvait le quasi plein emploi, il n’y aurait plus de problème de financement des retraites !
C’est aussi pourquoi, tant en France qu’en Europe, la lutte contre le chômage doit être prioritaire.