Interview de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, dans "Le Monde" et déclaration à Paris, le 16 février 1998, sur l'opposition de la France à l'application de l'accord multilatéral sur les investissements et sur sa demande de reconnaissance de l'exception culturelle.

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Circonstance : Débat : "L'exception générale pour la culture, l'audiovisuel et l'exclusion de la propriété littéraire artistique dans les accords AMI : une question de survie" organisé par la SACD, Paris le 16 février 1998.

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

le Monde - 16 février 1998

Le Monde : En quoi la négociation concernant l’accord multilatéral sur les investissements (AMI) en cours dans le cadre de l’OCDE représente-t-elle, selon vous, un danger pour la culture ?

Catherine Trautmann : Le principe de l’AMI est choquant parce qu’il considère les œuvres uniquement comme des investissements, et non comme des créations. Je suis également choquée que des entreprises puissent passer par-dessus les États pour imposer leurs volontés. Les États doivent pouvoir mettre en œuvre leurs choix en matière culturelle comme en matière d’éducation, l’accès à la culture est un droit fondamental des individus en même temps qu’une composante cruciale de l’identité des peuples. Le mécanisme que l’AMI tend à mettre en place aboutirait au démantèlement des politiques nationales de soutien à la création, et torpillerait la construction d’une politique européenne en matière culturelle. Si l’AMI s’appliquait à la culture, cela ferait tout sauter : les systèmes de soutien à la production des œuvres, les aides à la diffusion et à l’exploitation, les systèmes de quotas qui protègent les gens d’image et de musique, ainsi que les accords bilatéraux signés avec de nombreux autres pays.

Le Monde : Les professionnels du cinéma français, à l’origine de l’actuelle mobilisation, ont reproché aux politiques d’avoir à la fois gardé secret l’état des négociations et sous-estimé ses enjeux. Qu’en pensez-vous ?

Catherine Trautmann : Je m’étonne de ces reproches. Je suis pour ma part intervenue à plusieurs reprises sur ce thème depuis mon arrivée rue de Valois, aussi bien en public que devant les instances professionnelles ou politiques, françaises ou européennes. J’en ai également discuté avec mes homologues italien, britannique et suédois, ainsi qu’avec le délégué européen à la culture et à la communication, Marcelino Oreja, que j’ai rencontré à nouveau le 12 février. Même si, comme toujours en cas de négociations internationales, il n’avait pas paru nécessaire d’en étaler le contenu sur la place publique tant qu’elles étaient en cours, non seulement il n’y a eu ni secret ni méconnaissance des enjeux, mais, j’insiste, l’ensemble du Gouvernement français est à l’unisson pour défendre les mêmes positions.

Le Monde : La position française ne risque-t-elle pas d’apparaître comme jusqu’au-boutiste, quand certains de nos partenaires seraient disposés à davantage de souplesse ?

Catherine Trautmann : Il ne s’agit pas de jusqu’auboutisme, mais de cohérence politique : nous avons défendu l’exception culturelle au moment du GATT, il n’était pas possible de baisser les bras lors de l’étape suivante. Vis-à-vis de nos partenaires européens, c’est une bonne occasion de montrer que cette question concerne chaque pays, sans bien sûr prétendre imposer à quiconque notre modèle : les situations sont trop différentes, notamment du fait de la répartition entre financements publics et privés, ou de l’importance des collectivités territoriales, pour qu’il puisse y avoir un système unique. Mais, au niveau des principes, la défense de la culture relève des intérêts de chaque État. La position française a permis de prouver qu’on pouvait se battre, et obtenir des résultats même quand le rapport de forces semble au départ favorable.

Le Monde : À la différence du GATT, où il suffisait d’exclure la culture et l’audiovisuel de l’accord général, les domaines faisant l’objet d’une exemption aux principes généraux doivent cette fois être expressément désignés. Comment est-ce possible alors que les nouvelles technologies vont ouvrir des formes de production et de circulation des œuvres dont on ignore encore la forme ?

Catherine Trautmann : C’est pourquoi nous exigeons une « exception culturelle générale », qui permettra d’inclure de nouveaux types de créations et de nouveaux modes de diffusion à mesure qu’ils apparaîtront.

Le Monde : Ces nouvelles technologies ne mettent-elles pas en cause le droit d’auteur, d’inspiration française et européenne, qui consacre le droit moral d’un créateur sur son œuvre, au profit du copyright, formule anglo-saxonne de propriété collective d’une œuvre ?

Catherine Trautmann : Les nouveaux supports ne doivent pas entraîner une dévalorisation des contenus. En ce qui concerne le cas particulier de la circulation des informations sur Internet, il doit exister une responsabilité éditoriale (afin d’éviter une perte de qualité de l’information, comme cela s’est produit pour l’« affaire Monica »), ainsi qu’une négociation entre les journalistes et les patrons de presse sur la rémunération de ces nouvelles formes de diffusion de leurs textes.

Le Monde : La reconnaissance de cette exception générale est-elle une condition sine qua non pour que la France accepte de signer l’AMI ? Et, en ce cas, est-ce la seule condition ?

Catherine Trautmann : C’est l’une des quatre conditions impératives : outre cette exception culturelle générale, nous demandons la suppression des procédures de rétorsion intervenant dans les relations commerciales entre les États souverains du type des lois D’Amato et Burton-Helms, le maintien de la possibilité de la préférence européenne et l’absence de conséquences pour nos systèmes de protection sociale.

Le Monde : Quelle est la place de l’AMI dans l’ensemble des négociations internationales auxquelles la France sera confrontée dans le domaine culturel ?

Catherine Trautmann : Une place cruciale, à plusieurs titres. D’abord, comme je viens de le dire, la négociation en tant que telle est lourde de graves dangers, auxquels nous ferons face. À cette occasion, nous rappelons nos principes de fond, que nous inscrivons dans la durée – notamment pour ce qui concerne les domaines nouveaux du multimédia –. Et nous prenons date pour les prochaines négociations internationales, en particulier, à l’échelle européenne, les débats suscités par le Livre vert sur les télécommunications et le multimédia, puis, à l’échelle planétaire, dans la perspective des négociations du GATT au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en 200. Mais la négociation de l’AMI est aussi l’occasion d’un rapprochement entre les Européens, elle devient une étape dans la pérennisation d’une concertation entre les ministres de la culture de l’Union. La réunion à Birmingham, les 5 et 6 avril, sur le cinéma et l’audiovisuel sera une étape importante de ce processus, qui devrait mener à la création d’un conseil des ministres de la culture européen.

Le Monde : N’est-il pas gênant que les Européens, et singulièrement les Français, apparaissent toujours dans une position défensive face aux Américains ?

Catherine Trautmann : En l’occurrence, il s’agit exactement de l’inverse. Les Européens, et en particulier les Français, sont dans une posture offensive. Nous sommes demandeurs de la circulation des investissements, nous avons fait les efforts nécessaires, et l’AMI permet de démontrer la réelle mobilisation européenne dans le cadre de la globalisation. Celle-ci est en cours, et nous, les Européens, en sommes pleinement partie prenante, mais elle doit se faire avec des garanties.
Ce sont les Américains qui sont sur la défensive, ils ont demandé, dans d’autres domaines que la culture, un très grand nombre d’exemptions aux procédures générales de l’AMI. L’un des mérites de ces débats doit être de clarifier ces positions.


Débat : « L’exception générale pour la culture, l’audiovisuel et l’exclusion de la propriété littéraire artistique dans les accords AMI : une question de survie » organisé par la SACD - Lundi 16 février 1998

Alors que vous êtes rassemblés ici, au théâtre de l’Odéon, les représentants des négociateurs de l’accord multilatéral sur l’investissement sont réunis au château de la Muette. La concomitance de ces deux événements n’est pas sans signification. J’ai voulu en venant ici vous dire, au nom du Gouvernement, que j’apporte mon soutien entier à votre action.

Ces dernières semaines auront été riches en prises de parole, en analyses et en réactions. Je ne reviendrai pas aujourd’hui sur les enjeux et le contenu du projet que vous connaissez tous. J’insisterai sur quelques points qui me semblent essentiels dans la phase où nous nous trouvons.

La position du Gouvernement français, le Premier ministre l’a exprimé lui-même très clairement vendredi dernier :

« Cette négociation, a-t-il indiqué, ne pourra être conclue, pour ce qui concerne la France, que si ses résultats représentent des avantages réels pour nos entreprises et leurs salariés, et à la condition expresse qu’elle ne remette en cause aucun de nos intérêts essentiels.
Il n’y aura pas d’accord, a ajouté Lionel Jospin, si le principe de l’exception culturelle devait être remise en cause. »

La position du Gouvernement n’est nullement fondée sur le nationalisme ou le protectionnisme. Bien au contraire, c’est le pluralisme et l’ouverture qui sont au cœur du principe d’exception culturelle. Le pluralisme exige de notre part de pouvoir conserver notre souveraineté en matière culturelle, que ce soit au niveau national ou européen.

Pourquoi ? Parce que la culture touche à ce qu’il y a de plus essentiel à la personne : l’accès au savoir, l’accès à une vision plurielle du monde, d’où découle le rapport au monde, aux autres. La culture a à voir avec l’identité et la citoyenneté, ce qui fait qu’un groupe de personnes décide de vivre sur le même sol avec des règles communes.

Je refuse que la culture se dissolve dans un système économique international voué à l’uniformisation.

La France, pour préserver cette richesse culturelle, s’est dotée d’une politique forte que les gouvernements successifs ont tous défendus. Ce que l’AMI remettrait en cause, c’est cette capacité des gouvernements à conduire une véritable politique culturelle. C’est d’assumer ces choix devant les citoyens qui les ont élus.

L’accord multilatéral sur l’investissement nous obligerait à abdiquer notre souveraineté nationale sur tout le secteur de la culture. Les conséquences en seraient désastreuses puisque serait remise en question toute une série de mesures qui ensemble forment la politique culturelle de la France :
– les quotas, le compte de soutien qui concerne l’ensemble de la filière cinématographique et audiovisuelle, les accords de coproduction – tout cela volerait en éclats – ;
– les aides fondées sur la langue française, les mesures de soutien à la chanson française, l’ensemble des mesures qui permettent de protéger notre patrimoine national, les politiques de soutien au livre, à la musique ou encore tout le champ de la propriété intellectuelle – tout cela serait remis en question – ;
– au niveau européen, ce serait Media, Eurimages, la directive « télévision sans frontière » et tous les autres programmes culturels qui seraient touchés. Pour l’avenir, l’AMI nous lierait les mains et nous interdirait d’adapter notre politique nationale ou européenne aux nouvelles donnes technologiques ou sociales.

Mesdames, Messieurs, dans ces négociations, la France et l’Europe sont en position offensive.

Nous n’accepterons pas qu’un accord international sur l’investissement restreigne de quelque façon que ce soit notre capacité à soutenir et à développer la création artistique et les industries culturelles et audiovisuelles.

Nous constatons que les États-Unis eux-mêmes ont de cet accord une vision restrictive. Ils ont déposé une liste de réserves élargies qui fait très clairement apparaître leur volonté de soustraire à l’accord leurs très nombreuses subventions ainsi que leurs marchés publics.

Nous condamnons le principe des législations à portée extraterritoriales – telle la loi Helms-Burton qui sanctionne les entreprises de toutes nationalités investissant à Cuba.

Nous ferons preuve de la plus grande vigilance sur les conséquences qu’un accord de cette nature pourrait avoir sur notre niveau de protection sociale et environnementale.

Nous n’accepterons pas qu’il puisse, en quoi que ce soit, freiner la poursuite de l’intégration politique, économique, sociale et culturelle de l’Europe.

Dans ces conditions, tout laisse à penser que cet accord ne sera pas conclu au printemps prochain.

La démarche que vous avez entreprise auprès des artistes et des professionnels des autres pays européens, je le mène auprès de mes collègues de l’Union européenne. Au-delà des nombreux échanges que je peux avoir avec eux, je vais, dès cette semaine, leur adresser une lettre les invitant à prendre toute la mesure des conséquences que l’AMI aurait pour la culture dans chacun de leur pays et pour l’Europe tout entière.

Pour conclure, je veux appeler votre attention sur d’autres dossiers en cours, au niveau européen, et qui risquent, tout autant que l’AMI, de remettre en cause notre vision plurielle de la culture. Ainsi :
– le projet de directive sur le droit d’auteur dans la société de l’information ;
– le Livre vert sur la convergence entre les télécommunications et l’audiovisuel ;
– les questions relatives au commerce électronique ;
– le traité transatlantique de libre-échange que la Commission européenne veut signer avec les États-Unis ;
Sont autant de sujets que je suis avec la plus grande vigilance et sur lesquels je vous invite à vous pencher.

Les fronts sont multiples et c’est sur l’ensemble de ces questions que nous devons faire avancer l’Europe vers une conception qui place les hommes et la culture au cœur même des décisions.

Je vous remercie de votre attention.