Interviews de MM. Gilles de Robien, président du groupe UDF à l'Assemblée nationale, et de Denis Kessler, vice-président du CNPF, dans "L'Express" du 31 octobre 1996, sur les allègements des charges pour les entreprises qui réduisent le temps de travail et embauchent, intitulés "Pour ou contre la loi Robien".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : L'Express

Texte intégral

Gilles de Robien, président du groupe UDF à l'Assemblée nationale et auteur de la loi sur la réduction de la durée du temps de travail.

Pour :

L'Express : Votre loi n'est-elle pas trop coûteuse ?

Gilles de Robien : Cette loi a bien sûr un coût, mais qui n'est en rien comparable à celui du chômage ! Le chômage, ce sont 450 milliards de francs. Soit au moins 120 000 francs par chômeur et par an. Or, l'État évalue en moyenne le coût de la réduction du temps de travail à 50 000 francs par bénéficiaire, et le Bipe, le bureau d'études de la Caisse des dépôts, à 10 000 francs net.

L'Express : Que va-t-il arriver si la demande est telle que l'on dépasse le budget de 800 millions de francs actuellement prévu pour l'application de votre loi ?

Gilles de Robien : Cela voudra dire que l'on a sauvé ou créé 75 000 emplois. Formidable ! Je m'en réjouirai. Jacques Barrot a déjà annoncé qu'une rallonge budgétaire serait accordée. Mais les économies engendrées alimenteront le système.

L'Express : Et si tout le monde demande l'application de la loi ?

Gilles de Robien : Chiche ! Cela voudrait dire qu'on a créé 3,5 millions d'emplois et donc économisé 450 milliards de francs.

L'Express : Moins le coût de ces créations ! Les libéraux affirment aussi que cette mesure alourdira l'économie car elle n'est pas créatrice de nouvelles richesses.

Gilles de Robien : Cela procède d'une conception erronée de l'économie de marché.

1. Le coût de cet emploi aidé est inférieur à celui du chômage.

2. Ces créations d'emploi vont être créatrices de richesses. À revenu égal, un salarié consomme 30 % de plus qu'un chômeur. Cette mesure va donc relancer la consommation et favoriser la création de richesses.

L'Express : Cette mesure n'est-elle pas injuste, car elle va essentiellement profiter aux grosses entreprises ?

Gilles de Robien : Absolument pas. Il y a beaucoup de PME de dix, trente salariés qui sont très intéressées.

L'Express : Subventionner des sociétés comme Axa, qui font de gros profits, est-ce acceptable ?

Gilles de Robien : Ce n'est pas un cadeau, c'est du donnant-donnant.

L'Express : Pourquoi cette réticence du patronat ?

Gilles de Robien : C'est une réticence du CNPF, pas des chefs d'entreprise. Certains sont bloqués culturellement. Ils n'ont pas fait les calculs au niveau macroéconomique ni, d'ailleurs, au niveau de leur entreprise. Entre les déclarations ringardes de certains responsables de grandes institutions et de dynamisme d'un Claude Bébéar, j'ai fait mon choix.


Contre :

Denis Kessler, économiste, vice-président du CNPF.

L'Express : La loi Robien n'est-elle pas une mesure astucieuse pour réduire le nombre de chômeurs ?

Denis Kessler : Deux constatations : la Belgique et l'Allemagne, qui ont essayé, ont abandonné, car le chômage n'a pas régressé. Et tous les pays qui ont réussi à réduire de manière significative le taux de chômage, comme les États-Unis, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, etc. n'ont pas modifié la durée du temps de travail. Alors, je m'interroge. La France est un pays où la durée annuelle du travail est parmi les plus basses du monde, où le nombre d'années de travail et le taux de participation à l'activité sont les plus faibles. Faisons attention de ne pas commettre, par une réduction généralisée de la durée du travail, une erreur de politique économique qui nuirait à notre compétitivité sans promouvoir l'emploi.

L'Express : Mais cela ne pénalise pas les entreprises, grâce aux baisses des charges. Et l'État réalisera des économies.

Denis Kessler : Le problème ne se pose pas en ces termes. Cette mesure s'inscrit dans une stratégie de répartition du travail existant. Or, il faut créer de la croissance et donc mobiliser pour produire, développer, investir. Ne nous trompons pas d'approche.

L'Express : Mais n'est-ce pas une façon de sortir du cercle infernal chômage-déficit-exclusion ?

Denis Kessler : Plutôt que de subventionner quelques entreprises, il faut procéder à une baisse générale des charges. Subventionner ceux qui travaillent moins au détriment de ceux qui travaillent plus et paient des cotisations aura des effets pervers en « désincitant » au travail. La maîtrise des dépenses publiques et sociales permettra de baisser les charges et aura plus d'influence sur l'emploi que des mesures tendant à la réduction de la durée du temps de travail.

L'Express : Des patrons qui passent pour des gens sérieux soutiennent cette initiative !

Denis Kessler : Ce dispositif est l'exemple même du dilemme entre la rationalité individuelle et l'irrationalité collective. Je ne reprocherai jamais à un entrepreneur de profiter d'un dispositif qui lui est favorable. Mais résorber le chômage passe, outre le retour à la croissance, par un meilleur fonctionnement du marché du travail : formation, flexibilité et réduction générale des charges.