Interviews de M. Louis Viannet, secrétaire général de La CGT, dans "L'Humanité", le 28 janvier 1998 et dans "Le Monde", le 2 février, sur les enjeux de l'application du projet de loi sur les 35 heures.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission la politique de la France dans le monde - L'Humanité - Le Monde

Texte intégral

L’Humanité - 28 janvier 1998

L’Humanité
Comment la CGT regarde-t-elle le projet de loi de réduction de la durée du travail ?

Louis Viannet
Nous entrons désormais dans la phase concrète de mise en œuvre du processus des 35 heures, et le mouvement des chômeurs vient de rappeler avec force à quel point est importante la place qu’occupe l’emploi dans les préoccupations qui traversent la société française. L’enjeu est lourd pour tout le monde : pour le gouvernement, le Parlement, le mouvement social – donc le syndicalisme –, et aussi pour le devenir de l’emploi.
Notre état d’esprit est clair : la CGT est décidée à contribuer de toutes ses forces à ce que le mouvement social pèse autant qu’il le peut pour une mise en œuvre positive de la loi et des négociations. Et en premier lieu pour combattre la présentation apocalyptique qui est faite par le patronat de ce à quoi peuvent aboutir les 35 heures. Réduire la durée du travail est d’ailleurs devenu une forte aspiration des salariés, à rapprocher de la dégradation considérable des conditions de travail, de transport, ou de vie.
La question décisive tourne maintenant autour de la possibilité ou non de déboucher sur des créations d’emplois. Il est vrai qu’il n’y a aucun automatisme en la matière. Cet objectif qui est pour nous central – et j’ai cru comprendre qu’il l’était aussi pour le gouvernement – suppose un certain nombre de conditions.

L’Humanité
Lesquelles formulez-vous ?

Louis Viannet
Tout le monde mise sur une prochaine augmentation de la croissance pour cette mise en œuvre. Mais il faut rappeler que par le passé nous avons connu des périodes de croissance qui se sont accompagnées de l’augmentation de chômage. Il faut regarder plus loin.
Parmi les conditions de réussite, certaines concernent la loi. Il faut qu’elle précise les possibilités d’utilisation des heures supplémentaires, qu’elles soient rémunérées ou gratuites – certaines catégories sont aujourd’hui condamnées à effectuer un temps de travail qui ne leur est pas payé –, ou du temps partiel. L’exigence d’annualisation que formule le patronat ne doit pas se retrouver dans la loi, pas plus que la réduction salariale que je viens d’évoquer, car sinon nous irions exactement à l’inverse de l’objectif poursuivi. Le dynamisme de la mobilisation indispensable des salariés sera d’autant plus fort s’il trouve, dans le contenu de la loi, des points d’appui pour résister aux pressions patronales.
Au-delà de la loi, il serait illusoire d’espérer un reflux du chômage, si on laissait se perpétuer les licenciements à la même cadence, et si on n’intervenait pas sur le comportement des entreprises qui continuent à considérer l’emploi comme la seule variable d’ajustement par rapport à leurs objectifs de rentabilité et de profit. Il faut donc revoir les règles de licenciement.
Enfin, la consommation reste insuffisante et fragile du fait du niveau des salaires, de la faiblesse des minima sociaux et de la réduction de l’indemnisation du chômage. Cela donne toute leur signification aux grands dossiers qui sont sur la table, avec les conflits qu’ils génèrent : minima sociaux certes, mais aussi négociations difficiles dans la Fonction publique, et dans le secteur privé où, dans beaucoup d’entreprises, le patronat refuse de négocier les salaires sous prétexte de la prochaine réduction de la durée du travail. Il voudrait gagner sur les deux tableaux, en bloquant les salaires dès maintenant et en exigeant ensuite une compensation salariale.

L’Humanité
Des aides aux entreprises sont prévues. Ne peuvent-elles pas dynamiser ce processus ?

Louis Viannet
Il faudrait définir une utilisation plus judicieuse de ces aides. Leur donner un caractère général comme l’envisage le projet hypothèque leur efficacité. Il serait plus pertinent de les lier plus directement aux créations d’emplois. On ne peut justifier de verser des fonds sur une durée de cinq ans et de limiter à deux ans l’obligation de créations d’emplois supplémentaires. Enfin ces aides doivent tenir compte des diversités de situation entre branches et selon la taille des entreprises.

L’Humanité
Dans quel sens ?

Louis Viannet
Traiter de la même façon celles où les coûts salariaux représentent entre 15 % et 18 % des coûts de production et d’autres où ils s’élèvent à 30 % accentuerait les inégalités existantes, et priverait de possibilités d’incitation pour enclencher une dynamique d’emploi. La place des coûts salariaux, le niveau de productivité, le caractère des investissements – sont-il ou non destinés à supprimer des emplois ? –, l’effort de formation et la situation financière doivent être pris en compte. Je souhaite une approche qui donne un rôle moteur à ces aides.

L’Humanité
Le patronat s’oppose aux 35 heures au nom de l’augmentation des coûts salariaux…

Louis Viannet
Nous avons un niveau de chômage qui coûte très cher à la société ! En revanche, il est utilisé par le patronat comme un atout pour gagner plus d’argent, comprimer les salaries, accentuer les cadences de travail, développer le temps partiel et la flexibilité. Bref pour peser sur une ligne de partage de la valeur ajoutée qui se traduise par une situation plus défavorable pour le monde du travail. En fait, les entreprises déversent sur la société les dégâts de leur gestion des entreprises.

Le patronat enferme le débat sur la seule question des coûts salariaux – qui sont dans la moyenne des coûts européens – en se refusant à examiner d’autres aspects, qui doivent venir lors des négociations, comme l’organisation du travail, les conditions d’endettement, la qualité des investissements… L’enjeu de ce débat c’est le devenir de notre société et tout le monde joue gros. Nous sortons de quinze années durant lesquelles le capital a accaparé l’essentiel des richesses produites et cela a conduit à la constitution de véritables trésors de guerre, notamment dans les grands groupes, à l’apparition de fortunes personnelles énormes, à une augmentation considérable des grands patrimoines. Alors que parallèlement six à sept millions d’hommes et de femmes s’enfoncent toujours plus profondément dans les difficultés.

L’Humanité
Vous prônez l’unité syndicale sur ce dossier, mais les autres syndicats semblent plus réticents.

Louis Viannet
Ne trichons pas. Le mouvement des chômeurs, que personne n’avait véritablement inscrit sur son agenda a provoqué quelques crispations dues aux différences de positionnement. Mais je note que tous nos partenaires syndicaux estiment que le syndicalisme devrait être le défenseur naturel des chômeurs. D’accord. Alors, il faut bien qu’ensemble nous prenions la dimension de cette responsabilité, en particulier pour que des sujets comme les minima sociaux, l’indemnisation du chômage et la mise en place d’une véritable politique d’emploi puissent s’appuyer sur des efforts convergents de mobilisation. Toute réticence en ce domaine est particulièrement nuisible. Sans épiloguer sur le résultat des prud’homales, il a confirmé que si le syndicalisme veut se faire entendre avec suffisamment d’éclat, il est confronté à la nécessité impérieuse d’unir ses forces pour favoriser mobilisation et convergences entre salariés et chômeurs. En tout cas quelles qu’aient pu être les polémiques et quels que puissent être les positionnements, la CGT ne renoncera pas à produire tous les efforts nécessaires pour retrouver et prolonger les avancées qui ont été obtenues ces derniers mois et ces dernières années en matière d’unité d’action.


Le Monde - 2 février 1998

Le Monde
« Quel jugement la CGT porte-t-elle sur le projet de loi Aubry ?

Louis Viannet
– Il est décisif que la mise en œuvre des 35 heures réussisse. Pour nous, cela signifie que cette loi permette à la fois de générer des créations d’emplois et d’empêcher toute dégradation supplémentaire de la situation des salariés, tant sur les conditions de travail que sur les salaires. En l’état, le projet de loi a de lourdes insuffisances. Il faut corriger la dérive constatée depuis une dizaine d’années, qui aboutit à un partage de la valeur ajoutée alimentant les résultats florissants des entreprises au détriment de l’emploi et des salaries. Le patronat l’a compris, qui s’acharne contre l’exigence des 35 heures sans perte de salaire.
» Pour autant, nous ne souhaitons pas un projet de loi qui cadenasse tout. Nous avons dit, dès le début, que nous étions d’accord pour que ce projet serve de base aux négociations ; mais pour que ce texte soit bien perçu par les salariés, pour qu’il permette la mise en place de discussions sur un pied d’égalité entre salariés, syndicats et employeurs, il faut fixer des garde-fous. Si, avec une durée légale de 35 heures, on laisse une marge aux employeurs, qui leur permet d’avoir des semaines de 48 heures, cela ne peut pas marcher.

Le Monde
– La CGT revendique donc des améliorations…

Louis Viannet
– La date butoir à l’issue de laquelle s’appliquera la loi et un atout nécessaire pour la négociation, mais cela ne suffit pas. Il ne faut pas oublier le contexte dans lequel vont s’ouvrir ces négociations, une hostilité affirmée du CNPF, des salariés méfiants, compte tenu de l’intensité des exigences patronales – annualisation, baisse des salaires…
» Sur l’annualisation laisser aux employeurs la possibilité d’adapter les heures de travail hebdomadaires, à partir d’une base annuelle, en fonction des variations d’activité, c’est fermer la porte aux créations d’emplois et les encourager à ne pas remettre en chantier l’organisation du travail. De même, il est hasardeux d’engager des discussions sur la réduction du temps de travail sans se donner les moyens d’une complète transparence sur la situation qui prévaut dans les entreprises au sujet des heures supplémentaires et du temps partiel. En outre, aucune catégorie de salariés ne doit être exclue ; en matière de durée du travail, les cadres sont ceux auxquels aujourd’hui on impose le plus de travail gratuit.
» Cela me conduit à un constat : il est indispensable d’ouvrir une première discussion, au niveau des branches, afin de clarifier le cadre dans lequel doivent se dérouler les discussions au niveau des entreprises et d’éviter que, dans les PME où il n’y a pas d’interlocuteurs syndicaux, on se limite à de pseudo-négociations, qui ne seraient en définitive qu’une confrontation entre le pot de terre et le pot de fer.

Le Monde
– Vous semblez très critique face au gouvernement…

Louis Viannet
– Nous sommes critiques. Depuis le début de l’année, on a vu se succéder une série de déclarations gouvernementales destinées à rassurer tout le monde sur le passage aux 35 heures, à essayer de convaincre les salariés qu’ils allaient y gagner, les patrons aussi, et que l’Etat allait faire des économies. Or, il n’y a pas de miracle. Qui va payer ? Le passage aux 35 heures va-t-il être acquitté par les salariés, pour l’essentiel, et par les finances publiques pour le reste ? Où va-t-il déboucher sur une remise en chantier de l’organisation du travail, sur une meilleure, efficacité des équipements par la création d’équipes supplémentaires et une utilisation différente des résultats financiers des entreprises, particulièrement florissants cette année ? À trop vouloir rassurer le patronat, on l’encourage, de fait à renforcer ses exigences et l’on prend le risque énorme de susciter un véritable phénomène de rejet chez une partie importante des salariés.
» Il y a une sous-estimation de ce que pourrait donner un échec de la mise en œuvre des 35 heures. Je ne suis pas sûr que le patronat mesure bien sa responsabilité. Je comprends qu’il défende les intérêts des employeurs, même si je ne suis pas sûr que, par son positionnement, il défende celui des entreprises. Les 35 heures portent des enjeux très lourds, qui touchent au devenir des rapports sociaux, et des enjeux démocratiques. On ne peut pas parler à la légère d’un pays qui a plus de 4 millions de chômeurs. On fait trop silence sur la dure réalité qui vivent des centaines de milliers de salariés écrasés par des cadences de plus en plus lourdes, alors que des milliers d’autres sont privés d’emplois.

Le Monde
– Que pensez-vous de la création d’un double SMIC ?

Louis Viannet
– Envisager la perspective d’un double SMIC, aux retombées dangereuses pour les salariés les plus malmenés, c’est ouvrir un conflit grave. C’est hypothéquer le contenu des négociations. Ce sera, de fait, la création d’un SMIC à deux vitesses ; On met en route un processus qui va conduire les employeurs à privilégier les heures supplémentaires plutôt que les embauches. Sur ce sujet, où il n’y a eu, à ce jour, aucune concertation avec le gouvernement, l’opposition de la CGT sera France et totale.

Le Monde
– Le soutien apporté par la CGT au mouvement des chômeurs a provoqué la colère de la CFDT et de FO. N’est-ce pas préjudiciable à l’unité d’action syndicale que vous prônez ?

Louis Viannet
– Il y a déjà eu dans un passé proche des différences de positionnement, notamment sur la protection sociale. Cela n’a jamais empêché la CGT de rechercher des convergences syndicales. Aujourd’hui l’intérêt des salariés est de se faire entendre avec beaucoup de force sur sous les aspects liés à la réduction du temps de travail. Les organisations syndicales peuvent parvenir à des oppositions suffisamment proches pour que leur pression s’exerce dans le même sens. Je note, par exemple, que sur le double SMIC il y a un rejet de la part de toutes les confédérations.

Le Monde
– Quelles leçons tirez-vous du mouvement des chômeurs ?

Louis Viannet
– C’est un mouvement qui porte loin. Pour la première fois, les chômeurs ont pris conscience qu’ils représentent une force. Loin de générer une opposition entre chômeurs et salariés, ce mouvement a souligné leurs intérêts convergents. C’est bien l’intérêt des chômeurs de voir les 35 heures sans perte de salaire se mettre en place et déboucher sur des créations d’emplois, car leur première revendication demeure de retrouver un emploi. C’est celui des salariés de voir la situation des chômeurs s’améliorer. Le petit plus de pouvoir d’achat donné aux sans-emploi et aux exclus contribue à l’amélioration de la consommation, donc à la relance de l’activité. Il y a un intérêt commun, même si chacun intervient sur un terrain qui lui est propre.

Le Monde
– Les chômeurs ont-ils été « manipulés » ou « récupérés » ?

Louis Viannet
– On ne peut pas faire comme si les associations de chômeurs n’existaient pas. Avec le recul, un certain nombre de jugements qui ont été portés vont se révéler tellement éloignés de la réalité que cela ne mérite pas de polémique. Si l’on ne voit dans cette explosion de colère que les seuls agissements de minorités, on se trompe complètement. Le soutien de l’opinion publique est bien le reflet que ce mouvement est quelque chose de profond.
» Une des fautes commises par le gouvernement et pas seulement par lui c’est d’avoir voulu porter prématurément un jugement sur un mouvement seulement en fonction du nombre d’occupation de lieux publics. On n’avait que la petite partie visible d’un iceberg. Aujourd’hui, il n’y a peut-être pas 15 % des familles françaises qui d’une façon ou d’une autre ne soient pas directement touchées par le chômage. A partir de là, il ne faut pas s’étonner que se produise l’expression d’une solidarité qui est aussi une volonté que d’autres pistes soient explorées. »