Texte intégral
Les leçons de Seattle
Alain Madelin (DL) : D’abord, un préalable, le libre-échange est un jeu gagnant pour tous. Donc positif. Les Cassandre qui le combattent, partisans de la fumeuse théorie du développement autocentré, se sont trompés. On nous a toujours dit par exemple que l’emploi des pays riches allait être ruiné par les pays pauvres. Faux. Les bénéfices de la croissance touchent, à terme, tout le monde. Que le libre-échange ait besoin de règles, nul ne le conteste. L’OMC est justement faite pour cela : remplacer les rapports de force par des rapports de droit. Personne ne peut donc se réjouir de son échec. A commencer par les pays en développement ; ce sont les grands perdants de Seattle.
Pierre Tartakowski : (ATTAC). Ce qui s’est passé à Seattle n’a visiblement en rien altéré les convictions d’Alain Madelin. Étonnant. Si ça s’est mal passé pour l’OMG, c’est parce qu’un grand nombre d’ONG et d’associations ont suscité quelques mois auparavant un mouvement d’opinion autour d’une idée très simple : la poursuite d’un libre-échange « fondamentaliste » ne peut continuer sans en faire un bilan. Et ce bilan est terrible. Opacité totale, négociation occulte, spéculation infernale… Une citoyenneté mondiale a émergé pour dire que la déréglementation n’est pas une fatalité. Elle a incarné un mouvement du réel et fait entendre sa volonté de construire autrement une société. Rien ne sera plus comme avant.
Jean-François Trogrlic : (CFDT). Seattle devait trouver un équilibre meilleur entre le Nord et le Sud, et rechercher de nouvelles formes de régulation. Mais cela a été un échec total, dont il est absurde de se réjouir. Les pays pauvres sont repartis dans le même état de dénuement. L’agenda, censé introduire des éléments extérieurs au commerce international (protection de l’environnement, diversité culturelle, normes sociales, etc.), n’a pu être tenu. Le fiasco a au moins un mérite : montrer que ces débats sont désormais incontournables. La mondialisation n’est pas l’ennemi du mouvement syndical international, c’est au contraire sa raison d’être. Mais c’est d’une mondialisation rééquilibrée, intelligente, équitable, transparente dont on a besoin. Les causes de l’échec sont évidentes. Elles tiennent plus aux contradictions américaines qu’aux manifestations. La responsabilité incombe à Washington qui a voulu préserver son calendrier électoral, son alliance avec le groupe de Cairns (1) contre l’Europe et qui a proposé des sanctions contre les pays du tiers-monde ne respectant pas les droits sociaux fondamentaux.
Gagnants et perdants
Alain Madelin : L’échec de Seattle n’est pas la victoire des anti-OMC. Ils affirmaient, avec raison, la nécessité de lier les droits de l’homme, l’environnement, le social et le commerce. Ils repartent bredouilles. Ils exigeaient un autre mode de régulation agricole, et donc la fin des subventions aux exportations : celles-ci déstabilisent les pays pauvres, qui veulent moins de protectionnisme. L’échec de l’OMC fait triompher le contraire. Où est la victoire des anti-OMC ? Ces gens-là n’obéissent pas au principe de réalité. Il faut sortir du XXe siècle sans l’illusion du « tout politique ». Or, l’OMC est pourtant une institution moderne, même si elle doit gagner en transparence. Elle établit des règles par consensus et établit un arbitre en cas de litige. Certains, comme Jacques Attali (Libération du 4 décembre), ont parlé de créer un pouvoir politique mondial. C’est une pure illusion.
Jean-François Trogrlic : Une partie des manifestants ont contesté jusqu’à l’existence de l’OMC. Il faut au contraire aller plus loin. La réformer, la démocratiser, la moderniser. D’autres associations voulaient un bilan préalable. C’est simpliste et ringard. On nous a déjà fait le coup à l’organisation internationale du travail (OIT) : « Pas de nouvelles conventions tant qu’on n’a pas fait le bilan de la précédente. » Résultat, rien n’avance. Ni les dispositions sur le travail des enfants ou sur les salariés esclaves. Le statut quo profite toujours aux forts et pénalise les faibles. Il ne faut pas demander à l’OMC de tout régenter. Mais quand une clause commerciale de l’OMC rentre en conflit avec une disposition d’une autre institution internationale…
Alain Madelin : …comme l’OIT.
Jean-François Trogrlic : Oui, comme l’OIT, cette dernière doit intervenir. On peut aussi penser que l’Unesco s’investisse sur les conflits culturels, l’OMS sur la santé. Reste l’environnement, pour lequel un organe international fait toujours défaut.
Pierre Tartakowski : Attac n’est pas forcément contre l’OMC. Attac refuse cette OMC-là, qui ne régule rien, laisse faire. Si le cycle du Millénaire a échoué, c’est justement parce que l’OMC n’est pas assez forte. Se laisser engluer dans les problèmes électoraux américains atteste bien de sa fragilité ; sa stratégie est à la disposition de la plus grande puissance du monde. La société civile a tonné contre le manque de transparence mais aussi contre la toute-puissance des multinationales, qui financent d’ailleurs l’OMC. Enfin, on a posé la question des normes sociales, du travail des enfants, mais sans poser celles du développement, de la scolarisation des enfants, c’était courir à l’échec.
Libre-échange et tiersmonde
Alain Madelin : L’échange favorise le développement. Il est vrai qu’aujourd’hui l’écart se creuse entre pays pauvres et pays riches. Il n’en reste pas moins qu’il y a dix ans, six Asiatiques sur dix vivaient en dessous du seuil de pauvreté ; ils ne sont que deux sur dix aujourd’hui. Le barrage au développement, c’est le protectionnisme. Surtout celui de l’Europe et des Etats-Unis. Les pays les moins avancés comme les pays émergents demandent davantage de libre-échange. Ils estiment avoir été les dindons de la farce : on leur a demandé à Marrakech, en 1994 (lors de l’Uruguay round, ndlr), d’ouvrir les barrières douanières en leur laissant miroiter une facilité d’exporter leur textile. Mais ce donnant-donnant n’a pas été respecté… Il faut donc plus d’OMC et non pas moins.
Pierre Tartakowski : Le libre-échange n’est pas la panacée. Le très sérieux Cepii, Centre d’études prospectives et d’informations internationales, a récemment expliqué que, en 1980 et 1995, le taux de croissance moyen des pays membres de l’ancêtre de l’OMC, le Gatt, est à peine plus élevé que celui des non-membres : 2,2 % contre 2,1 %. Il n’y a pas de corrélation entre développement et commerce. Ce qui s’est passé à Seattle aura au moins l’intérêt d’attirer l’attention sur la situation des pays les plus démunis.
Alain Madelin : Pffff ! C’est une bataille d’arrière-garde ! Sinon pourquoi tant de pays se presseraient aux portes de l’OMC ?
Jean-François Trogrlic : Seattle est pour le Sud une victoire à la Pyrrhus. Il a encore perdu du temps. La nécessité d’une mondialisation régulée ne doit pas occulter le besoin d’une réelle coopération. Plus de trente pays n’ont même pas les moyens d’envoyer des ambassadeurs à Genève, siège de l’OMC. A-t-on réellement la possibilité d’imposer des normes sociales et d’en vérifier l’application ? D’autres moyens existent, en dehors de l’OMC. La mobilisation, par exemple, « Ethique sur l’étiquette » milite, par des conventions avec des grandes firmes internationales du prêt-à-porter, pour installer, à Madagascar par exemple, des écoles à proximité des ateliers, voire dans les ateliers. C’est…
Alain Madelin : Et ça marche bien, d’ailleurs !
Jean-François Trogrlic : …un premier pas, timide, mais réel. Mais la vraie question est de savoir si la définition des droits de l’homme qu’on brandit à tout bout de champ doit toujours être élaborée par les nations occidentales. N’oublions pas qu’il y a encore des dizaines d’exécutions capitales aux États-Unis.
Pierre Tartakowski : Et 2 millions de prisonniers…
Alain Madelin : Il faut lier le commerce à des valeurs plus hautes : les droits de l’homme, les droits sociaux, les droits environnementaux. Je mets les droits de l’homme avant les droits sociaux. Le protectionnisme déguisé n’est pas loin. Il y a par exemple une sacrée hypocrisie lorsqu’on annonce qu’on n’importera plus de produits venant des pays pauvres ne respectant pas les normes sociales, sans renoncer à leur vendre des armes. On recherche heureusement aujourd’hui des clauses sociales qui seraient non protectionnistes. On s’éloigne donc de l’idée de lutte contre le « dumping social ».
Pierre Tartakowski : Mais il n’y a pas que le fossé Nord-Sud ! Il y a aussi un accroissement des inégalités dans les pays riches ! Ce n’est pas pour rien que 61 % des Français sont inquiets de la mondialisation ; ils pensent qu’elle affaiblit la démocratie et fausse la concurrence entre les États. La réalité, c’est que l’état de la planète se dégrade.
La contestation citoyenne
Pierre Tartakowski : L’Europe s’est plutôt bien comportée à Seattle. Elle a joué son rôle positif. Elle a tenté d’expliquer aux pays en développement quel était le contenu des propositions que ces derniers jugeaient d’abord protectionnistes. Bill Clinton, lui, a tout cassé en parlant de « sanctions » sur ce chapitre social. Le débat était vite clos.
Alain Madelin : L’Europe a aussi donné le sentiment de se battre pour favoriser les subventions à l’exportation. C’est une opportunité ratée.
Jean-François Trogrlic : L’Europe a aussi défendu un modèle de développement fondé sur le dialogue social. Elle a un modèle, social, agricole, à défendre de façon offensive.
Pierre Tartakowski : Moi, je vous écoute tous les deux. Je me dis, après tout, c’est parfait, on est tous les trois d’accord avec un grand développement social, un modèle européen, une alliance avec les pays du Sud… Demandons-nous quand même pourquoi tout cela n’a pas fonctionné jusqu’alors et fait l’unanimité à Seattle.
Alain Madelin : A 135 ?
Pierre Tartakowski : Ce n’est pas une question de nombre, car certains seront plus égaux que d’autres et pourraient faire un effort. Seattle inaugure à ce titre une nouvelle ère. La mobilisation de l’AFL-CIO (fédération des syndicats américains, ndlr) était impressionnante, elle marquait une solidarité internationale…
Jean-François Trogrlic et Alain Madelin : Bof, Bof… (allusion au protectionnisme de l’AFL-CIO, ndlr).
Pierre Tartakowski : Si, si ! A chaque fois que la solidarité internationale était évoquée au grand meeting du stadium, il y avait des vivats. Seattle a dessiné les contours d’un autre monde où existe un réel contre-pouvoir au néolibéralisme ambiant, au libre-échangisme comme valeur unique. Il ne faut pas pour autant vouloir trop structurer le mouvement. Décentraliser les négociations, peut-être, mais créer un nouveau machin institutionnel, pas sûr.
Alain Madelin : Je combats l’anti-libéralisme, l’anti-mondialisme primaire, le souverainiste culinaire, la préférence nationale… J’accepte l’existence de contre-pouvoirs, d’une contestation de l’OMC. Le monde qui est en train de naître suscite des peurs, c’est normal. Il est normal qu’une autre vision du monde s’oppose à celle proposée par l’OMC. Mais c’est plutôt un contre-pouvoir qui a émergé. Je redoute les orphelins des utopies meurtrières du XXe siècle. A travers ces manifestations, on vit trop sur de vieux schémas. A commencer par celui qui voudrait qu’un pouvoir politique central décide de tout. Aujourd’hui, heureusement, c’est un monde fondé sur le droit, et non façonné par la politique, qui émerge.
Pierre Tartakowski : Comme ça, la main invisible du marché va agir comme elle l’entend.
Que faire ?
Jean-François Trogrlic : Réformer l’OMC. La démocratiser, l’ouvrir. Seule condition : placer les pays membres en réelle égalité. Car c’est là que se joue le mal-développement, le sous-développement, et le développement tout court. Arrêtons aussi de trop nous focaliser sur une institution, l’OMC. Il y a aussi le FMI, la Banque mondiale, l’OIT. Je crois aussi à l’action militante, les prises de conscience citoyennes pour infléchir la mondialisation : on peut faire pression contre les multinationales non éthiques, par exemple. Il ne faut pas choisir entre le politique, l’économique ou la société civile. Mais au contraire tenter de trouver un équilibre entre les trois.
Alain Madelin : L’OMC continuera. Elle fait si peur que trente pays veulent l’intégrer. Libéral, je crois aux vertus des accords, des règles du jeu fixées par la négociation, à 135 ou à plus. Je crois aussi qu’il n’y a pas assez de règles multilatérales de libre-échange. Mais je me réjouis que l’on aborde le XXIe siècle dans un monde fait d’échanges, mais sans tour de contrôle centrale. Le politique perd le monopole du droit, j’y vois un progrès.
Pierre Tartakowski : Il faut réformer totalement les institutions, pour qu’elles réduisent réellement les inégalités et qu’elles sortent de leurs logiques purement mercantiles et marchandes. Repenser l’OMC pour qu’elle ne s’occupe pas uniquement de son veau d’or. Démocratiser le FMI. Pousser la Banque mondiale à réellement s’occuper du développement. Bref, entamer la suprématie de cette forme de supra pouvoir économique.
(1) Groupe de pays opposés à toute subvention aux produits agricoles (Brésil, Australie, NouvelleZélande, etc.)