Texte intégral
Internes des hôpitaux, on attendait de vous des pensées fortes sur la médecine de demain et vous nous faites une grève d’un autre âge ! On nous en apprend tous les jours sur la thérapie génique, les plantes-médicaments, la notion de santé publique s’impose lentement et vous réagissez comme des gens inquiets des évolutions inéluctables. Ne vous laissez pas berner, refusez d’être clonés par un passé révolu qui assurait l’immobilité à un certain modèle médical.
Je mesure votre dévouement quotidien, je connais votre compétence, je sais votre fierté d’être médecin, je vois votre indignation. J’ai rencontré et discuté avec des dizaines d’entre vous depuis le début de votre mouvement de grève. Je leur ai affirmé, à leur étonnement, ce que je répète ici pour tous : je comprends votre colère mais je désapprouve votre grève. Il y a erreur sur les causes de la maladie. Et, naturellement, je condamne ceux qui, par démagogie, feignent de vous soutenir. Qu’ils soient politiques et donc qu’ils travestissent leurs opinions pour gagner des suffrages ; qu’ils soient de ces syndicalistes mélangés de droite et de gauche qui défilent sans honte à vos côtés et se conduisent comme si l’intérêt des travailleurs était de faire sauter la banque ; qu’ils soient médecins et qu’ils comptent sur vous, les plus jeunes, pour triompher là où ils ont échoué par conservatisme et querelles ; qu’ils soient usagers – malades potentiels – et qu’ils craignent inconsciemment un courroux qui pourrait s’exercer à leurs dépens. Tant demeure grand le pouvoir médical.
Je ne peux approuver la « grève des soins ». Pour des motifs évidents d’éthique, si souvent et, hélas à tort, évoqués par le corps médical. Les « urgences assurées » ne suffisent pas à calmer l’angoisse supplémentaire des malades. Il y a eu, il y aura, des incidents et même des accidents qui seront très mal vécu par le pays.
Dix-huit mois après le déclenchement des hostilités, les syndicalistes les plus conservateurs, n’ayant pu bloquer le processus, ont réussi à vous enrôler, soldats de la dernière heure. Jusque-là ignorés, sacrifiés par leurs aînés, comme c’est la coutume en médecine, pourquoi, même s’ils sont légitimement anxieux devant l’avenir, les jeunes accepteraient-ils aujourd’hui de prendre le relais des cécités ?
C’est une erreur. D’autant que votre position transitoire dans le système hospitalier ne vous permet pas de négocier à part en entière.
Pourquoi se tromper de cible et faire supporter à l’hôpital public un conflit né d’une certaine pratique de la médecine que l’on dit libérale ? Pourquoi se tromper d’époque ? Votre grève témoigne du regret de ce temps où la liberté de prescription constituait, à tort, la seule garantie de qualité des soins.
Il est vrai que la violence des mesures comptables reflète la brutalité de la reconversion du gouvernement. Je me souvins d’une manifestation semblable à la vôtre où le Premier ministre d’aujourd’hui se trouvait dans la rue ! C’est aussi la preuve que le corps médical français – tout occupé de ses batailles internes – a été incapable d’inventer lui-même une maîtrise médicalisée : la seule intéressante.
Vous parlez d’éthique ? En cette noble matière de santé publique comme ailleurs, on ne peut durablement prétendre dépenser plus que ce que l’on gagne : là commence une morale bien comprise. D’où pensez-vous que provienne l’argent dont vous ordonnez la dépense ? Des usagers. Vous leur devez des comptes plus qu’à vos portefeuilles. Toutes les déclarations et les promesses économiques ont été suivies de dérapages financiers chroniques. Alors, pour enrayer la chute, dans un premier temps, aussi court que possible, on ne peut échapper à un budget encadré. Avec une indispensable enveloppe d’urgence à créer. Ensuite, les médecins devront mettre en place, au plus vire, « leur » maîtrise.
Les syndicalistes qui vous influencent ont failli : c’était leur devoir de piloter le nécessaire réforme. Tout le monde l’aurait acceptée avec soulagement. Pour cela, il aurait fallu travailler autrement, remettre en cause le fonctionnement inflationniste de l’hôpital public, le dogme du paiement à l’acte, instaurer un tiers payant à la française, rembourser le ticket modérateur en fonction des revenus, expérimenter d’autres systèmes, moderniser les études médicales, assurer l’égalité entre les généralistes et les spécialistes, garantir à tous les médecins un rôle à l’hôpital… Tout reste à faire. Faites-le, puisque l’élan est donné ; vous seuls en êtes capables si vous ne devenez pas trop réactionnaires.
Vous affirmez défendre les malades ? Alors parlez-vous d’avenir, ne vous conduisez pas comme les ventriloques d’une corporation exténuée par ses disputes et qui n’a pas compris que le siècle basculait. Et nous, les médecins, avec.
Faut-il prendre en otage l’hôpital public pour négocier sur la médecine de ville ? Je ne le crois pas. L’expérience, la qualité hospitalière française, une médecine salariée réussie et respectée au côté d’une pratique libérale qui doit être maintenue et améliorée, laissaient espérer une autre attitude. Gardez-vous, internes sincères, de vous laissez entraîner dans une revendication sociale confuse qui saisirait l’hôpital entier, autoriserait toutes les démagogies, singerait le mai d’une autre année et laisserait le pays dans l’amertume.
Il manque à ce plan Juppé une réflexion et du souffle. Une telle adaptation de notre système de soins exigeait un débat national, et je souhaitais un référendum. Les propositions sur la santé publique font défaut. Une réflexion collective s’impose, sur la qualité des soins, l’information médicale, ce qu’on attend de notre système de santé dans ces années sans tendresse.
Les patients attendent qu’on parle de santé d’une autre manière que les docteurs Diafoirus ornés de nœuds papillons. Les médecins, par tradition, se méfient de l’information des patients. Ils ont tort. Les usagers, demain les consommateurs, sont beaucoup plus lucides que les praticiens ne l’affirment. Ils savant que la France doit s’adapter aux bouleversements de la médecine. Ils connaissent le prix des soins. Le gouvernement n’a pas compris que le pays est mûr pour la sincérité plutôt que les affirmations hautaines. Mettons-nous à discuter de l’avenir de la médecine avec ceux qui la feront demain, mais aussi et surtout avec les patients, ces usagers que l’on entend trop rarement. Et qui demain pèseront très lourd.
On affirme, dans ce pays, que le médecin doit être au centre du système de soins, erreur : cette place revient au malade, et trop souvent on parle en son nom. Changeons de méthode : tout reste à faire pour la compréhension et le mieux-être des usagers. Pour préserver l’égalité devant les soins. Internes des hôpitaux, profitez de votre élan, commencez le dialogue sur le fond. Votre dynamisme est notre chance à tous.