Interviews de M. Marc Vilbenoît, président de la CFE-CGC, dans "La Dépêche du midi" le 24 janvier 1998 et dans "Valeurs actuelles" le 28 février, sur la réduction du temps de travail et sur le déficit de l'Agirc.

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Intervenant(s) : 

Média : La Dépêche du Midi - Valeurs actuelles

Texte intégral

VALEURS ACTUELLES : 28 février 1998

Q. Êtes-vous pour ou contre la loi Aubry ?

R. Nous sommes partisans d'utiliser la baisse du temps de travail pour créer des emplois. Les leçons tirées du passé montrent que la croissance n'a pas suffi à en créer suffisamment. Le partage du travail s'est effectué, en catimini, entre salariés et chômeurs. Les tranches d'âge au travail ont été réduites et ce système a désormais atteint sa limite. On le voit au travers de la montée de l'exclusion et de l'explosion des banlieues. Nous sommes partisans de l’économie de marché, mais la société risque d'imploser si une approche autre que strictement libérale n'est pas tentée. Pensez donc : les modèles économétriques annoncent que 3 % de croissance pendant une durée de vingt ans écornerait à peine le taux de chômage actuel ! Voilà pourquoi, même si nous le souhaitons, nous ne comptons pas sur le retour d'une croissance forte et durable pour résoudre seul ce problème.
Quant au facteur démographique souvent avancé pour annoncer une amélioration de la situation à compter de 2005, il faut se méfier. Il est prévu que la population active aux alentours de 2030 sera équivalente à celle de 1993. Mais d'ici là les gains de productivité auront progressé plus vite que par le passé, en pesant sur l'emploi.

Q. Donc, vous êtes plutôt pour la loi Aubry…

R. Trois critères rendent cette loi acceptable. Tout d’abord procéder de façon négociée pour éviter l’entrée en vigueur d’une mesure générale et unique. La baisse du temps de travail ne peut, en effet, que s’appuyer sur le réaménagement de celui-ci pour prendre en compte la saisonnalité des ventes, les exigences des clients, la réduction des délais, la volatilité du carnet de commandes... Dans ce contexte, il est possible d'arbitrer réduction du temps de travail contre souplesse interne, meilleure productivité et création d'emplois.
Ensuite, ces mesures doivent être aidées. Tout en étant libéral, j'estime que l'argent public est mieux consacré à aider les gens à devenir salariés, Mieux vaut cela que de financer sans fin, à coups de dizaines de milliards, le chômage et l'exclusion, contribuant ainsi à entretenir des situations de précarité. Il s'agit là d'un choix de société. Au demeurant, ces aides coûtent moins cher que la baisse générale des charges sur les salaires : 40 milliards par an qui créent quarante mille emplois, ça fait un million par emploi, contre 120 000 francs pour un emploi Robien.

Q. Pour favoriser l'emploi, la baisse des charges sur les bas salaires et la flexibilité sont souvent mises en avant…

R. La CFE-CGC préconise plutôt de faire basculer progressivement les prélèvements sociaux de la masse salariale vers la valeur ajoutée dans l’entreprise et l’instauration d’une TVA sociale. Les prélèvements sociaux ne peuvent durablement rester assis sur des revenus du travail décroissants, alors que la richesse produite ne cesse d'augmenter. C'est sur cette dernière que le financement doit reposer. On est arrivé au bout de la contribution sociale généralisée. Il faut lier les recettes de la protection sociale à la production. Un passif social est né : les engagements pris par les entreprises quand la masse salariale représentait 63 % de la valeur ajoutée au lieu de 56 à 57 % aujourd'hui, soit une différence de plus de 400 milliards de francs. Quant à la flexibilité non négociée par suppression du smic, recours accru aux contrats à durée déterminée..., elle ne permet pas de créer une quantité de travail rémunératrice. Elle favorise au contraire ce phénomène des working poors, dont on a commencé à voir les conséquences, en France, en novembre-décembre 1997, comme aux États-Unis.

Q. Quel est le troisième critère qui doit accompagner la loi Aubry ?

R. Il s'agit bien sûr de mettre l'encadrement de son côté. Car c'est une pièce essentielle. Il a à concevoir une nouvelle organisation, à la mettre en application et à la faire fonctionner. Pour s'impliquer, les cadres ne doivent pas être triplement « toisés » par plus de travail - il faut prendre conscience qu'une organisation plus souple est plus difficile à gérer -, par moins de salaire et par une absence de compensations.

Q. Quelles compensations réclamez-vous ?

R. L'axe le plus incontestablement populaire, c'est la semaine de quatre jours. On peut également octroyer des jours de repos supplémentaires, soit vingt-deux jours en plus pour un passage, de 39 à 35 heures. On peut enfin instaurer des comptes épargne temps. Mais dans tous les cas, pour la CFE-CGC, l'accord collectif signé dans l'entreprise qui organisera la réduction et l'aménagement du temps de travail devra prévoir expressément une clause détaillant les modalités d'application pour le personnel d'encadrement.

Q. Vous avez énuméré trois critères indispensables. Pensez-vous vraiment que la loi Aubry les respecte ?

R. La loi Aubry, quoi qu'en dise le président du CNPF, Ernest Antoine Seillière - qui n'est pas l'avis de tous les patrons que je rencontre -, n'est pas uniforme, car elle laisse place aux négociations avant 2000 ou 2002. Il y a une boîte à outils et de l'argent ; je comprendrais mal que les dirigeants d'entreprise se laissent acculer et n'en profitent pas. La CFE-CGC met d'ailleurs sur pied une cellule de mandatement réactive et efficace pour répondre partout à la volonté de négociation des PME.

Q. Pensez-vous réellement que les cadres vont accepter de travailler moins longtemps, donc de diminuer leurs rémunérations, peut-être d'ailleurs en conservant des charges de travail identiques ?

R. Bien sûr que non ! Il ne s'agit pas de lâcher la proie pour l'ombre. La baisse du temps de travail ne peut en aucun cas s'accompagner d'une réduction des rémunérations ciblée sur l'encadrement. Nous y veillerons et réagirons avec force contre cette tentation. Les contrats de forfait doivent être redéfinis dans leur fondement et leur application, à l’occasion de la négociation sur la réduction du temps de travail.

Q. Êtes-vous favorable au retour de la pointeuse pour les cadres ?

R. A la différence de la CFDT, nous ne sommes pas pour la banalisation et le rétablissement de la pointeuse. L’employeur a la responsabilité du temps de travail, le cadre, celle de l’exécution des missions qui lui sont confiées. Il existe des formules d’autocontrôle ou de relevé de mission qui peuvent être mises en place. Car la réduction du temps de travail, je le répète, doit aussi s’appliquer aux cadres.

Q. Vous prônez la négociation. En attendant, des conventions collectives sont dénoncées, des unions patronales refusent de revaloriser les minima sociaux des cadres. Restez-vous confiant ?

R. Que l’Association française des banques ait exploité ce terrain, c’est un fait. La menace est de taille : si le patronat fait le choix de l’affrontement social, c’est sa responsabilité. Contrairement à ce que dit Ernest-Antoine Seillière, on peut fort bien adapter les conventions collectives aux 35 heures sans les dénoncer. Je souhaite le retour à la base afin d’ouvrir les négociations au niveau de l’entreprise et renouer ainsi avec un dialogue social en panne depuis des années. Je crois qu’avec les salariés et l’encadrement le syndicalisme doit apporter des réponses pragmatiques. Les réponses idéologiques générales sont dépassées.

Q. Comment expliquez-vous le revers subi par votre syndicat lors des dernières élections prud’homales ?

R. Comme certains voudraient le faire croire, l’encadrement n’est pas mort, ni la CFE-CGC, mais il est moins monolithique qu’auparavant. Les jeunes diplômés, les techniciens, ne s’identifient plus forcément aux objectifs de l’entreprise. Nous avons pris un retard considérable dans le traitement de cette diversité, car différents systèmes de valeurs cohabitent. Au mois de juin, la CFE-CGC va faire des propositions pour rénover l’organisation, les modes d’adhésion, les services rendus. Nous voulons redéfinir nos objectifs, innover pour ce qui est du champ des nouvelles activités, des nouveaux métiers, développer ce qui marche bien (nouvelles technologies notamment), changer ce qui n’est plus adapté à la réalité. Nous voulons ne pas rester catégoriels, tout en défendant la spécificité de ceux qui vivent de leurs compétences et sont responsables de leurs résultats. Cela nous différencie fortement de la CFDT. Nous devons ainsi nous attacher à maintenir l’employabilité des cadres : la notion de fidélité et de carrière dans une seule et même entreprise est désormais dépassée. Nous devons dépoussiérer notre image.

Q. La loi sur les 35 heures doit-elle selon vous s’appliquer aux fonctionnaires ?

R. De façon générale, la réduction de la durée de temps de travail doit trouver à s’appliquer dans la fonction publique. Il est vrai que, sur la durée, il faudra rétablir un certain nombre d’équilibres entre les secteurs exposés et les autres.
Ce mouvement s’amorce dans les entreprises publiques et il conduit inéluctablement à s’interroger sur la réorganisation des administrations centrales, et sur la productivité globale.

Q. Qu’est-ce qui caractérise un cadre aujourd’hui ?

R. L’acquisition et le maintien d’une haute compétence, son autonomie de fonctionnement et sa responsabilité sur une part du résultat technique ou financier.

Q. Ce n’est donc plus son adhésion au régime de retraite des cadres, qui est d’ailleurs lourdement déficitaire…

R. La matérialisation du statut de cadre demeure l’adhésion à l’Agirc. Mais, en 1973, il a fallu organiser une solidarité des cadres pour soutenir le régime Arrco. Depuis cette date, les cadres cotisent sous le plafond de la sécurité sociale et la baisse des salaires des cadres a pesé. La hausse des cotisations et la diminution des taux de rendement décidées en 1995 n’ont pas permis de rétablir l’équilibre.

Q. En 1997, le déficit technique de l’Agirc a atteint 2,5 milliards de francs après produits financiers et compensation. Vous en prenez la présidence le 1er mars prochain. Qu’allez-vous proposer ?

R. L’augmentation continue du plafond de la Sécurité sociale explique plus que largement le déficit actuel. En outre, les entreprises tablaient sur une augmentation de la masse salariale de 2 % ; en réalité elle n’a été que de 0,6 %. Elles n’ont pas rempli leur part d’engagement, contrairement aux organisations syndicales signataires. La faiblesse de l’évolution des rémunérations, la sous-qualification des jeunes diplômés et les réductions d’effectifs en sont la cause. Ainsi se crée un passif social entre engagements du passé et recettes actuelles qu’il faudra bien compenser par un prélèvement sur les gains de productivité. A la fin de cette année, des négociations vont s’ouvrir, après un état des lieux de l’accord signé en 1995. Il faudra s’efforcer à la neutralité du plafond. Ou bien l’Agirc pourrait devenir un régime à part entière, s’assumant dès le premier franc. Mais la fusion de l’Arrco et de l’Agirc, parfois mise en avant, n’aurait à mon sens que des inconvénients en cumulant les difficultés.

Q. La loi sur les 35 heures ne risque-t-elle pas de déstabiliser un peu plus les régimes sociaux ?

R. Nous ne le pensons pas, puisque nous estimons que cette loi doit conduire à la création d’emplois. Et puis, tout n’est-t-il pas risqué ?

Q. Militez-vous pour l’instauration de fonds de pensions, et selon quelles modalités ?

R. Les fonds de pensions peuvent être un élément de la négociation globale sur les régimes complémentaires de retraite et contribuer à la résorption du passif social, à condition de ne pas avoir les mêmes défauts que la loi Thomas. En clair, un tel système doit être obligatoire, relever d’un régime paritaire être rendu attractif non pas par des exonérations de cotisations sociales, mais par des avantages fiscaux. Un troisième niveau, au-dessus de l’Arrco et de l’Agirc, pourrait ainsi voir le jour, un conseil de surveillance paritaire unique gérant ces trois piliers. Beaucoup d’entrepreneurs veulent des fonds de pensions pour entretenir un actionnariat privé français. Des garanties devront être prises pour s’assurer que ce régime ne sera pas utilisé à la façon de stock-options.

Q. La mesure du travail par le temps n’est-elle pas dépassé ?

R. Non, encore aujourd’hui, le temps passé est un élément important. Cependant, l’offre syndicale doit suivre les nouvelles formes de travail qui se mettent en place.

Q. Mobiliser les cadres, c’est possible ?

R. Certainement, si on leur donne un projet et l’espoir que leurs enfants qualifiés et diplômés trouveront un travail qui soit à leur mesure, et si on n’en fait pas les boucs émissaires de toutes les politiques sociales et fiscales ? J’ajoute que la structuration du mouvement des chômeurs est largement liée au fait qu’il y a de plus en plus de cadres dans cette situation. Je n’approuve pas les occupations d’Assedic. Mais il faut évidemment traiter les urgences, sans toutefois augmenter sans fin les minima sociaux, qui en devenant supérieurs au smic désorganiseraient la société. Je pense au demeurant qu’il est dangereux de laisser s’instaurer une représentation permanente des chômeurs. La meilleure des solutions, c’est l’assurance de revenus, c’est-à-dire l’emploi.