Texte intégral
Europe 1 - 25 octobre 1996
Europe 1 : Pensez-vous que cette journée dans le Massif central ait été utile et qu’elle puisse arranger les affaires des éleveurs compte-tenu de l’annonce faite à Bruxelles par la Commission ?
L. Guyau : J’espère bien qu’elle sera utile, d’ailleurs elle était soutenue aussi par l’ensemble des éleveurs de France puisque les agriculteurs ont fait des actions syndicales, moins voyantes, certes, dans 70 départements français. Elle avait pour but de faire une piqûre de rappel au Gouvernement et en particulier au ministre de l’Agriculture pour les négociations de lundi, pour que les engagements qui ont été pris par le J. Chirac, par le Gouvernement et par les instances européennes soient appliqués : c’est-à-dire accompagner les éleveurs tout au long de cette crise dont ils ne sont pas responsables.
Europe 1 : La Commission dit non, vous pensez que les ministres, lundi et mardi, vont dire oui ?
L. Guyau : J’espère bien que les ministres feront passer leur position parce que si la Commission a considéré qu’il n’y avait pas perte, elle fait tout à fait erreur. Et je crois qu’il est clair aujourd’hui, compte tenu de la situation et M. Monnot le disait tout de suite : comparez les prix de l’année dernière et d’il y a deux ans à 18 francs le kilo et de les voir aujourd’hui à 10-11 francs, il y a bien perte. Bien sûr, il y a eu quelques compensations début juillet qui ne sont pas allées directement vers tous ces éleveurs concernés mais qui n’ont pas compensé non plus la perte terrible que connaissent les éleveurs. Si nous avons fait une opération « Massif central mort », c’est aussi symbolique. C’est pour dire que demain, s’il n’y a pas cet élevage nécessaire à l’équilibre des milieux ruraux, il n’y aura plus de vie dans ces régions.
Europe 1 : Est-ce que vous pensez quand même que P. Vasseur, le ministre français de l’Agriculture, ne va pas avoir une dure pente à remonter lundi dans la mesure où il n’y a quand même que la France qui a un élevage, un troupeau à viande aussi important et que les collègues de la France n’ont pas tellement envie de payer pour elle ?
L. Guyau : C’est la France qui a le troupeau le plus important mais je crois que l’engagement – y compris du commissaire lorsqu’il était venu dans le Massif central il y a maintenant trois mois de prendre en compte cette situation-là – doit gagner vis-à-vis de l’ensemble des autres partenaires parce qu’il en va de l’équilibre total des viandes bovines françaises certes, mais aussi au niveau européen. Ça sera une bagarre dure mais nous faisons confiance au ministre de l’Agriculture et la manifestation, c’était pour lui rappeler qu’il ne fallait pas reculer et rappeler aux autres pays que l’élevage en France veut exister.
Europe 1 - 28 octobre 1996
J.-P. Elkabbach : On croyait que le calme était revenu, et c’est reparti. Les ministres européens de l’Agriculture se réunissent pendant deux jours à Luxembourg. Ils se demandent comment réorganiser le marché de la viande et comment aider le revenu des éleveurs. Vous, qu’attendez-vous d’eux ?
L. Guyau : Eh bien, malheureusement, ça n’est pas fini parce que cette crise est très profonde. Bien sûr, des soutiens ont été apportés en juin et en juillet, mais aujourd’hui, les producteurs de broutards, plus particulièrement du Massif Central et des zones allaitantes, connaissent une diminution de leurs revenus et de leurs prix considérables ! Ce que nous demandons aux ministres de l’Agriculture réunis ces deux jours, c’est dans un premier temps de compenser les plaies, c’est-à-dire les situations difficiles qu’ont connues les agriculteurs, par une aide directe mais aussi de continuer les mesures qui ont été prises pour assainir le marché, ce que nous appelons les mesures d’intervention.
J.-P. Elkabbach : Quel montant ?
L. Guyau : Pour les mesures d’intervention, il nous faut dépasser, et de très loin, les 400 000 tonnes qui sont déjà prévues, parce que nous les avons atteintes. Et concernant la compensation pour les éleveurs, ils estiment avoir une perte entre 500 et 1 000 francs par jeune bovin. Comme ils ne sont pas responsables de cette crise, il est important pour la survie et pour la continuité de leur métier qu’ils soient compensés.
J.-P. Elkabbach : Mais globalement, quelle somme cela représente ?
L. Guyau : Eh bien, pour la France, ça peut représenter près d’un milliard de francs supplémentaire par rapport à ce qui a été apporté au cours de l’été. C’est considérable, certes mais au niveau européen il y a aujourd hui les moyens de pouvoir subvenir à cette difficulté passagère, je l’espère.
J.-P. Elkabbach : Mais alors, c’est sans fin cette aide qui vous est accordée, parce que les éleveurs ont déjà reçu une aide européenne de plus de cinq milliard. Ça ne s’arrêtera jamais ?
L. Guyau : Dès le mois de juin, lorsque j’avais rencontré le président de la République et qu’il m’avait interrogé sur le coût de cette crise, je lui avais dit qu’elle pouvait être de l’ordre de 10 milliards de francs, uniquement pour la France. Mais à ce moment-là, le Gouvernement, le président de la République, l’Europe elle-même, avaient dit qu’ils accompagneraient les agriculteurs durant toute cette crise. Cette crise n’est pas terminée. Il faut donc pouvoir les accompagner. Il en va de l’avenir de nombreuses familles, de nombreuses exploitations, mais aussi et comme l’ont exprimé mes collègues du Massif Central la semaine dernière, de l’avenir de tout un pays.
J.-P. Elkabbach : Sous quelle forme peut se faire la répartition des aides, si elles sont accordées ?
L. Guyau : Si elles sont accordées, elles peuvent se faire soit directement par rapport aux vaches allaitantes que possèdent les producteurs, soit, comme on l’a fait, par déclaration mensuelle des agriculteurs après leurs ventes. Nous avions déjà opéré une procédure comme celle-ci l’année passée et je crois que nous avons les moyens techniques – et d’ailleurs, je tiens à le dire, l’administration a montré beaucoup de détermination durant tout l’été pour les aides qui ont été distribuées aux agriculteurs puissent l’être très rapidement. Alors, je crois que quand il y a la volonté, on peut y arriver.
J.-P. Elkabbach : Les Etats, la France, souvent sollicités ont déjà beaucoup donné. Est-ce que vous réclamez encore une contribution nationale supplémentaire ou y a-t-il encore des fonds ou des réserves en Europe ?
L. Guyau : Il n’est pas besoin aujourd’hui de demander aux Etats des sommes supplémentaires pour le budget européen. Et il y a de la réserve puisque tout n’a pas été consommé. D’ailleurs, ça n’est pas la première année que cela se passe. Bien souvent, il y a des reliquats au niveau de Bruxelles.
J.-P. Elkabbach : E. Cresson disait hier soir au Club de la presse que Bruxelles avait encore 1.7 milliard d’écus en réserve.
L. Guyau : Au chiffre près, je ne suis pas sûr que ce soit exactement ça mais c’est de cet ordre-là. Sans doute plus de 1,5 milliard d’écus, ce qui nous permet de soutenir les producteurs de viande bovine immédiatement, comme nous l’avons demandé.
J.-P. Elkabbach : Certains élus affirment qu’on a sacrifié la recherche. Est-ce qu’il faut rétablir ou relever les crédits pour la recherche ?
L. Guyau : Madame Cresson a fait des demandes claires et fermes en la matière. Je crois qu’elle a raison. Il ne faut pas simplement subir, il faut pouvoir mettre des moyens, justement, pour pouvoir anticiper les difficultés. Elle a demandé des sommes supplémentaires. Je ne trouve pas normal qu’on ne les lui ait pas accordées.
J.-P. Elkabbach : Vous avez parlé tout à l’heure du Massif Central. Est-ce qu’à votre avis, les éleveurs doivent continuer à barrer les routes, la circulation, etc. ? N’est-il pas possible d’éviter les destructions, les incendies, quand vous voulez être entendus ?
L. Guyau : Bien sûr, et nous le souhaitons en permanence. D’ailleurs, je vous fais remarquer que les dernières manifestations, les dernières actions syndicales qui ont été menées depuis plus de trois mois l’ont été dans la sérénité, la démonstration de masse ; la semaine dernière bien sûr par un blocage pendant quelques heures. Mais nous ne souhaitons pas bloquer les routes. Si nous sommes entendus par le Gouvernement, par les gouvernements européens, il n’y a pas de raison que cela continue.
J.-P. Elkabbach : Oui, mais en France, vous êtes entendus ? Par exemple, le président de la République reçoit tout à l’heure P. Vasseur. Ce sont des amis, des copains à vous. Vous les connaissez.
L. Guyau : Je crois que, pour la France, en ce qui concerne cette crise, nous avons été grandement entendus. Mais la crise a tellement été profonde, les moyens demandés tellement considérables qu’il fallait aussi le soutien de l’Europe. Et puis, je le rappelle aujourd’hui, la France ne peut pas donner d’aides directes à ses éleveurs si elle n’a pas l’autorisation de Bruxelles. C’est ça aussi le fonctionnement de l’Europe que nous connaissons, nous agriculteurs. Alors, il ne faut pas simplement convaincre les Français, il faut aussi convaincre toute la Communauté.
J.-P. Elkabbach : En France, l’abattage a porté sur combien de têtes pendant cette crise ?
L. Guyau : Eh bien pour les abattages dus directement à la crise, celle qu’on appelle de la « vache folle », les abattages sanitaires ont été réduits puisque nous n’avons eu que 20 cas, ou 22 cas dans notre pays. Et l’on peut estimer à 2 000, 2 500 le nombre des animaux abattus directement à cause de cette maladie. Mais malheureusement, nous avons dû avoir recours aux abattages pour maîtriser le marché, des animaux qui auraient été abattus normalement et qui sont tout à fait dans le circuit habituel de l’alimentation.
J.-P. Elkabbach : Et comment évaluez-vous les risques à venir de la crise de la « vache folle » ? Et est-ce qu’il y a encore des menaces sur la santé des Français ?
L. Guyau : Il faut être bien clair et les consommateurs, nos concitoyens doivent bien comprendre qu’en France, nous avons pris toutes les mesures pour que, depuis 90, il n’y ait plus de risques. Et nous sommes sans doute le pays qui a le plus, au niveau de l’Europe, mis des moyens pour justement tout mettre en œuvre pour que le consommateur soit protégé. Je tiens à le redire, je l’ai dit à plusieurs reprises, la bataille des consommateurs et des producteurs est la même : la santé, la sécurité, c’est ce qui nous importe.
J.-P. Elkabbach : Est-ce que le comportement du consommateur français a changé ? Est-ce qu’il recommence à acheter, à manger de la viande ?
L. Guyau : Oui, ces dernières semaines, nous devons dire que les consommateurs, à titre individuel, ont repris le chemin des boucheries, peut-être pas totalement mais pour une grande partie et je crois que tous les efforts que nous avons faits, de promotion, de traçabilité, y ont contribué. Cependant, dans les collectivités, nous avons un peu plus de difficulté et je crois que là aussi il faut que cette psychose collective soit abandonnée.
J.-P. Elkabbach : Vous voulez dire que le consommateur français est plus dur, plus exigeant et prudent que les autres consommateurs en Europe ou aux Etats-Unis ?
L. Guyau : Il est sans doute plus dur que d’autres consommateurs, en particulier aux Etats-Unis, parce que, je ne veux pas être dur avec nos amis américains mais là-bas, ils sont une confiance éperdue dans la technique et la science. Il suffit qu’une commission ait dit que c’était ça et qu’il n’y a pas de problème. Les consommateurs européens, et en particulier français, sont beaucoup plus exigeants. Ils ont des exigences pour connaître les produits, c’est ce que nous mettons en place et c’est ce que nous appelons la traçabilité, la possibilité que doit avoir un consommateur, en une ou deux étapes, de pouvoir remonter jusqu’à l’exploitation qui a produit l’animal.
J.-P. Elkabbach : Vous ne mâchez jamais vos mots. L’Europe, est-ce que c’est la misère ou la chance des agriculteurs ?
L. Guyau : Eh bien, je dois le dire clairement, ça a été la chance de l’agriculture française. Ça a été sans doute aussi la chance de la France même si, pour les dernières années, nous subissons quand même quelques soubresauts et quelques difficultés supplémentaires, dus bien sûr aussi au fait que nous avons pu développer fortement cette agriculture. Nous avons connu trois attaques : celle concernant les stocks, celle concernant les budgets et celle concernant le commerce international. Nous sommes victimes de notre succès, certainement. Mais aujourd’hui, nous savons aussi, nous agriculteurs, que cette Europe ne pourra continuer que si, vraiment, on lui donne les moyens de continuer, c’est-à-dire après avoir un marché commun, d’avoir une monnaie unique.
J.-P. Elkabbach : On a promis aux Français une loi d’orientation. Est-ce qu’il la faut ? Et est-ce qu’elle doit être d’abord française ou européenne ?
L. Guyau : Bien sûr, lorsque l’on parle de loi, on se dit : mais pourquoi faire une loi française puisque la moitié ou les trois-quarts des décisions sont européennes ? Mais je le dis haut et fort : si la France n’est pas celle qui tire la politique européenne, je ne crois pas à une rénovation de la politique agricole européenne.
J.-P. Elkabbach : Il y a trois, quatre ans, vous continuiez à traire vos vaches. Là, vous voyagez beaucoup. Alors, c’est fini la traite, pour vous ?
L. Guyau : Malheureusement, je ne peux pas la faire ce matin, mais je l’ai faite hier. J’ai tenu ma permanence hier et samedi matin. Et je crois que c’est la meilleure façon de garder contact d’une part avec mon exploitation, que j’exploite avec mon frère, mais aussi avec les réalités de l’exploitation. Et je crois qu’avec cela, cela me permet de faire une semaine en pleine forme.