Interview débat entre M. Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, et Pierre Le Goff, sociologue, dans "L'Hebdo de l'actualité sociale" du 13 septembre 1996, et interview de M. Louis Viannet, dans "Alternatives économiques" du 3ème trimestre 1996, sur le rôle et les nouveaux défis du syndicalisme.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Alternatives économiques - L'Hebdo de l'actualité sociale

Texte intégral

L’hebdo de l’actualité sociale - 13 septembre 1996

Jean-Pierre Le Goff : En matière de contestation sociale cela ne sert pas à grand-chose de jouer les prophètes.

Il y a un désarroi très profond. La question principale que je me pose est celle du débouché. Ceux qui parlent d’explosion sociale ont plus ou moins en tête des mouvements antérieurs, 1968 ou même 1936. C’est une erreur, nous sommes dans une situation sociale inédite, comme l’a montré décembre. Les luttes ne prendront pas forcément les formes antérieures. Il faut être attentif au nouveau. Les actions peuvent être des luttes défensives très dures, elles ne s’inscrivent pas pour autant dans une représentation positive de l’avenir.

Louis Viannet : Vouloir jouer de la spéculation sur ce que sera le mouvement social revient à ne pas voir la complexité de la situation.

Il y a un flot de raisons qui légitime les sentiments de mécontentement, d’inquiétudes, d’exaspérations. Elles traduisent à la fois une réalité et une perception diverse de cette réalité suffisante pour considérer que le devenir du mouvement social est plus un problème de construction qu’un problème de spéculation. Je suis d’accord pour relever l’inédit de la situation qui rend difficile l’utilisation systématique de la référence au passé, mais je crois que la nécessité de travailler au rapport des forces est un aspect actuel très fort. Laisser se dérouler la spirale c’est aller à des difficultés qui vont labourer la société et toutes les catégories au-delà même des salariés. Nous sommes dans une période où les soubresauts vont avoir des aspects profondément perturbateurs dans la société. Ça peut donner des situations qui seront difficilement maîtrisables.

Jean-Pierre Le Goff : La question est de reconstruire un avenir positif discernable.

Antérieurement, le mouvement revendicatif s’inscrivait dans une optique de progrès et d’un avenir qui était porteur d’émancipation.

Dans les manifestations de décembre, on retrouve une dynamique et en même temps il y a une sourde angoisse. La crise de représentation de l’avenir est un élément décisif. Le lien de progrès entre générations a été cassé. Avant on laissait à son enfant une situation qui était meilleure. Il y avait un sentiment de dette par rapport aux anciens et de devoir envers les jeunes. Le mouvement de décembre exprime la volonté de renouer un lien de progrès entre les générations.

Louis Viannet : Le mouvement de l’hiver dernier est un moment de regain de confiance dans l’action collective.

Cela est d’autant plus significatif qu’il est survenu après une période longue, à mes yeux trop longue, où il n’y avait pas eu d’action collective d’envergure ni résultat de l’action collective. C’est une brisure. Avec du même coup un regard nouveau sur le syndicalisme, une réflexion nouvelle sur l’unité d’action, sur les rapports entre syndicalisme et politique.

C’est aussi tout cela qui constitue le nouveau. Ce qui complique notre propre réflexion car nous sommes habitués à essayer de prévoir plus que d’anticiper et ce qui perturbe les observateurs qui raisonnent avec leurs grilles habituelles.

Les conditions nouvelles du salariat poussent à une interpellation exigeante en direction des syndicats, à laquelle il n’est pas sûr que nous puissions répondre. Ainsi, nombre de ceux qui expriment leur ras-le-bol disent « si vous provoquez à nouveau un mouvement comme en novembre, là j’y serai ». C’est-à-dire qu’ils laissent aux syndicats le soin de construire l’épine dorsale. Or, c’est précisément avec eux que nous devons constituer cette épine dorsale.

Jean-Pierre Le Goff : Par rapport au syndicalisme il y a une autre question, c’est celle du militantisme, ses difficultés ne vont pas disparaître magiquement.

Tout dépend de l’offre que les syndicats font. Là, il y a plusieurs éléments nouveaux. D’abord, la question des générations est essentielle. Se rend-on compte de l’écart qu’il y a entre les jeunes qui arrivent et une génération qui a un imaginaire et des structures mentales différentes ? Cela suppose un type de pratique syndicale qui en tienne compte. C’est un des grands défis.

Le rapport au travail entre les générations n’est pas forcément le même et surtout le rapport individuel-collectif. Entre la sphère du travail et celle du privé il manque souvent un élément, celui de l’engagement social. On peut refuser un certain nombre de choses dans une logique qui reste celle du repli sur le privé. Le compliqué c’est l’engagement qui à la fois reconnaît la place de l’individu et l’importance de la dimension du collectif. C’est un défi posé à toute forme d’engagement civique aujourd’hui.

Louis Viannet : L’idée qu’au bout d’une vie difficile les enfants vivront quelque chose de mieux que ce que l’on a vécu était une quasi-certitude.

Maintenant c’est la mécanique inverse. Il n’y a pas une certitude mais un doute fort sur ce que sera le contenu de l’évolution des générations. Cela donne aussi des différences dans les rapports au travail. Ainsi, une partie des jeunes intègrent le fait qu’ils n’auront pas d’emploi stable avant longtemps. Aussi, commencer par un CES devient moins dramatique. Du coup, le besoin de réagir, de rechercher une solution dans le collectif sont moins ressentis.

Jean-Pierre Le Goff : Sur cette question des générations, il faut prendre conscience du décalage qui peut exister dans la façon de raisonner.

Le militant a tendance à penser avec sa logique interne en oubliant qu’aujourd’hui les jeunes n’ont pas la même mémoire qu’eux. Il y a chez les jeunes générations un poids du « je » qui est beaucoup plus fort par rapport au « nous ». Aussi, la reconstruction de l’engagement doit lier la reconnaissance de l’individu, de ses aspirations, de ses besoins pour aller au collectif.

Il me semble que le syndicalisme gagnerait à partir de ce qui fait la souffrance, l’humiliation quotidienne pour les faire connaître et montrer que les gens dans leur coin ne sont pas les seuls dans cette situation. Les faits de la quotidienneté qui touchent à l’exploitation et à l’oppression sont trop vite ramenés à l’abstrait d’une logique générale. À la limite, ces faits quotidiens sont présentés comme des exemples illustratifs d’une analyse globale et du bien-fondé des propositions syndicales. C’est comme si on disait aux gens : « Voyez, on vous l’avait bien dit, d’ailleurs on l’a toujours dit… ». Je crois que ce genre de démarche n’est pas très convaincante.

Louis Viannet : Vous me donnez envie de revenir à la question du positif. Certes, il y a une aspiration à une perspective mais ce qui domine c’est la demande d’efficacité immédiate.

Cela montre, à mon sens, qu’au cours des quinze dernières années les salariés ont vécu les rapports au politique et au syndicalisme de manière différente. Le discrédit assez fort qui existe à l’égard du politique conduit à associer le positif aux résultats immédiats de l’action syndicale.

Cette recherche du positif n’exonère pas d’une réflexion sur le rapport nouveau de l’individu au collectif. À la CGT, nous avons besoin de dépasser la culture qui mettait au premier plan le collectif. D’où les efforts pour une démarche démocratique qui permette que le collectif soit le reflet des échanges, c’est-à-dire l’investissement de l’individu. Nous en sommes aux premiers balbutiements, et il y a déjà des résultats sur le comportement des salariés. Pour autant, le pas de l’engagement n’est pas gagné. Les nouveaux adhérents sont souvent déçus de ne pas être mis en situation d’apporter leur concours et certains ne restent pas. Ce besoin de positif est très présent dans l’aspiration unitaire. Même s’il nous manque de la mémoire, l’idée que pour obtenir ce positif, il y a besoin d’être fort et que pour cela il est indispensable de s’unir est un réflexe qui s’exprime pleinement.

Jean-Pierre Le Goff : L’organisation elle-même, en offrant des structures qui relient à la fois les salariés à statuts avec ceux qui n’en ont pas et même avec les exclus du travail, est un élément de réponse important.

Dans l’action se nouent des rapports qui retissent d’autres liens. C’est un aspect de solidarité important par rapport à la nouvelle sensibilité. Le syndicat a un rôle à jouer pour parvenir à un décloisonnement et à développer la solidarité.

Je voudrai franchement aborder un autre point. Dans ce qui est fait par la CGT je vois des éléments qui me semblent contradictoires. Je ne suis pas certain, par exemple, qu’il soit absolument nécessaire de qualifier le syndicat « de classe », ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’adversaire, de contradiction et de conflit. Les notions qui font appel à des reconnaissances symboliques identitaires n’ont pas toujours de portée d’analyse du réel. Elles jouent plus comme éléments symboliques d’unification interne par peur de l’inconnu, mais n’ont pas une valeur très pratique.

Louis Viannet : Nous vivons des événements qui suscitent une évolution sur ce concept.

Après avoir entendu sur tous les tons « le capitalisme ça n’existe plus », interrogés aujourd’hui, 80 % des citoyens estiment que la catégorie sociale qui est le moins frappée est celle des banquiers. C’est bien une perception d’éléments de contradiction dans la société qui revient à la surface.

Jean-Pierre Le Goff : Oui, mais cette perception des écarts et des contradictions sociales ne s’inscrit pas forcément dans une vision d’ensemble entre deux systèmes sociaux antagonistes que seraient le capitalisme et le socialisme.

Une question reste ouverte : jusqu’où doit aller un syndicat dans un projet de société ? Le syndicalisme doit-il défendre l’idée d’une société socialiste alternative ? J’ai plutôt tendance à penser que ce n’est pas son rôle. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne s’inscrive pas dans une vision de l’Homme et dans un projet de société, qu’il ne fasse pas des propositions dans des domaines précis, mais de là à militer pour une autre société, c’est une autre affaire.

Cela pose la question du rapport du syndicalisme au politique. À la CGT, l’indépendance est maintenant affirmée avec force. Une question ne me paraît pas réglée, c’est celle du rapport qui peut exister entre les forces politiques de gauche et le syndicat comme force de pression pesant dans le social pour une alternative politique. Ce n’est pas parce qu’on remet en cause l’idée de courroie de transmission par le haut que l’idée d’une complémentarité avec une division des rôles est cassée.

Louis Viannet : Nous en discutons à la CGT. À l’évidence le débat n’est pas tranché. Le simple fait qu’il y ait réflexion et débat est déjà une extraordinaire avancée parce que ça fait partie des sujets qui étaient tabous.

Je crois que les problèmes de courroie de transmission sont dépassés. Ce qui progresse, c’est la conception du besoin d’un syndicalisme indépendant pour avancer sur le chemin de la transformation de la société. Cela n’implique pas, pour le syndicat, d’avoir un projet précis de société. Ce qui se dégage sur les besoins de transformation par rapport à la politique de l’emploi, des salaires, c’est déjà l’expression du besoin d’une société qui fonctionne à partir de critères différents. Vous parliez de perspectives politiques, nous avons besoin d’une prise de distance du syndicalisme par rapport à ce que pourra être la construction politique de la perspective, ce qui ne veut pas dire indifférence. Par contre, sur le contenu, le syndicalisme a un rôle irremplaçable afin que ce soit le mouvement lui-même qui nourrisse le contenu.

Jean-Pierre Le Goff : Le syndicat a un rôle important d’un point de vue démocratique. Il est une école de citoyenneté active.

C’est un lieu d’éducation populaire où l’individu sort de la sphère du privé pour s’intéresser aux affaires de la cité, et même entrer dans la complexité des dossiers. Le syndicalisme a aidé à la formation d’élites populaires qui sont absolument indispensables à une société développée d’un point de vue démocratique.

Le syndicat a aussi un rôle indispensable de médiation entre la société et l’État, ce rôle de médiation inclut le rapport de force.

À ces obstacles je voudrais ajouter la question de la crédibilité des propositions. Face à un monde plus complexe les salariés demandent plus d’arguments. La simple réaction émotionnelle peut entraîner la confusion. C’est comme si les affects et la colère suffisaient. Dans ce cas, on a beaucoup de mal à discuter rationnellement, à prendre un problème pour le regarder dans sa complexité. Le renouvellement de la citoyenneté ne peut pas être simplement de type émotionnel et humanitaire. Il implique une dimension d’analyse réflexive et d’éducation populaire.

Louis Viannet : Dans le domaine de l’argumentaire, la CGT souffre des difficultés qu’elle a pour porter ses positions au niveau où il le faudrait.

Prenons le cas des arsenaux, depuis plus de dix ans nous avons des propositions de reconversion de cette industrie mais elles sont restées en interne sans que nous parvenions à les extérioriser. Aussi quand les problèmes prennent la dimension actuelle, on découvre qu’elles ne sont pas devenues armes de masse. Nous sommes trop à la merci d’une irruption médiatique. D’autant que nous avons du mal à faire comprendre pourquoi nous avons besoin d’argumenter. Nous progressons et en même temps nous avons de sacrées lourdeurs.

Globalement, je perçois une interférence plus systématique entre la prise de conscience du besoin de solidarité et cette aspiration à être reconnu dans tous les aspects de son être. Ce qui est à la fois porteur d’espoirs et d’exigences. C’est un élément qui peut jouer un rôle de catalyseur si survenait un événement qui porte une charge émotionnelle forte.

L’absence de perspectives politiques perceptibles n’est plus suffisante pour empêcher la prise d’élan du mouvement social.

 

Alternatives économiques - N° 29 - 3e trimestre 1996

Alternatives économiques : Historiquement, la CGT se revendiquait d'un syndicalisme de classe. Qu'est-ce que cela signifie ?

Louis Viannet : Je voudrais d'abord préciser que la locution abrégée « syndicat de lutte de classes. Cela veut dire que le syndicalisme CGT prend en compte l'antagonisme fondamental qui existe entre les intérêts du capital et ceux du travail. Il ne s'agit donc pas de porter seulement les revendications d'une classe sociale, mais de toutes les catégories sociales soumises, sous des formes multiples, à l'exploitation par le capital, et de les porter jusques et y compris à l'exigence de la transformation de la société.

Le centenaire de la CGT a été l'occasion d'un rappel historique : en 1895, les corporations puis les syndicats de métiers ont fini par estimer, l'expérience aidant, que pour être une force motrice de la société du XXe siècle en gestation, il fallait rassembler tous les salariés sans exception et donner une cohérence organisationnelle à leur démarche. Le ciment de cette osmose ne pouvait être que la conscience d'appartenir aux classes exploitées, par opposition à leurs exploiteurs. Dans la société du XIXe siècle, décrite par Zola, il n'était pas difficile de trouver les signes concrets de cette opposition d'intérêts.

Et toute l'expérience de notre XXe siècle qui a connu les grandes conquêtes sociales de 1936, de la Libération en 1945, de même qu'une amélioration incontestable du sort des travailleurs dans notre pays, pourrait témoigner que le positionnement de la CGT par rapport à la lutte des classes était profondément juste.

Alternatives économiques : Est-ce toujours la voie de la CGT malgré les récentes modifications de statut ?

Louis Viannet : En effet, la CGT a beaucoup discuté lors de la préparation de son 45e Congrès de décembre 1995 sur la signification d'une référence statutaire forte au syndicalisme de classe. LE résultat de ces débats, confirmé par l'article 1 des statuts, ne prête à aucune ambiguïté : « Prenant en compte l'antagonisme entre besoins et profits, elle combat l'exploitation capitaliste et toutes les formes d'exploitation du salariat. C'est ce qui fonde son caractère de masse et de classe. »

Il est apparu nécessaire de bien préciser le sens de ces affirmations. C'est la raison pour laquelle le préambule explique que : « Soumise à la logique du profit, la société actuelle est traversée par la lutte de classes et par de multiples contradictions dont les conséquences conduisent à des inégalités et exclusions majeures, des affrontements d'intérêts, des tensions internationales, des menaces de guerre et de conflits armés. Les salariés ont besoin de se rassembler comme tels pour se défendre, conquérir leur émancipation individuelle et collective et participer à la transformation de la société et du monde. »

N'est-ce pas la meilleure façon d'exprimer le fait que ce ne sont pas les salariés qui ont choisi la lutte des classes ? Mais bien que, pacifiques par goût, ils sont placés dans une situation de tension permanente par le capital. Plus la crise se développe, plus les enjeux de cette lutte sont vitaux pour les salariés et les populations dont les moyens de vivre finissent par être compromis.

Alternatives économiques : Que signifie en 1996 un syndicalisme de classe ?

Louis Viannet : Certes aujourd'hui, beaucoup de choses ont changé dans l'apparence des rapports sociaux. Le salariat s'est modifié. Le nombre des ouvriers et ouvrières est en diminution tandis que celui des employés, techniciens, agents de maîtrise, cadres et ingénieurs est en augmentation. Les contours des classes antagonistes sont devenus plus flous, moins lisibles.

Beaucoup de salariés ont de la peine à s'imaginer que la lutte des classes est toujours à l'ordre du jour. Il suffit pourtant de voir comment la simple annonce d'une aggravation du chômage en France, aux États-Unis ou en Grande-Bretagne fait grimper les cours de Bourse à Wall Street, Londres ou Paris. Le chômage est en effet un instrument très efficace pour que les salariés acceptent leur surexploitation, les accroissements de productivité, tout ce qui dynamise la formation du profit capitaliste. C'est très spectaculaire et chacun peut le vérifier dans les journaux économiques.

La qualité première d'un syndicalisme de lutte des classes aujourd'hui est d'avoir une claire conscience de l'importance des efforts à faire pour rassembler largement les salariés. Il s'agit de prendre la mesure du mouvement de la société et de ses mutations pour ne laisser personne au bord du chemin. C'est ainsi que les personnes privées d'emploi, bien que n'étant pas stricto sensu salariées, ont toutes les raisons d'être organisées au sein de notre syndicalisme. C'est vrai aussi pour les précaires qui changent sans cesse d'entreprises ou les personnes occupées par télétravail et bien évidemment les retraités. Il faut que ceux qui partagent la portion congrue des richesses créées dans l'entreprise le disputent efficacement avec ceux qui spéculent et amassent des fortunes.