Interview de M. Alain Krivine, porte parole de la LCR, dans "L'Echo des savanes" de décembre 1999, sur l'absenteisme, le cumul des mandats, les indemnités et salaires des députés européens.

Prononcé le 1er décembre 1999

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Média : L'Echo des savanes

Texte intégral

L’Echo des Savanes — Avec vos quatre camarades de la liste Lutte ouvrière - Ligue communiste révolutionnaire, êtes-vous assidus depuis votre élection au Parlement européen en juin dernier ?

Alain Krivine — Complètement assidus. Nous assistons à toutes les séances plénières, aux votes et aux commissions.

L’Echo des Savanes — On ne peut pas en dire autant des autres députés européens français…

A. Krivine — C’est vrai. La plupart du temps, l’hémicycle est vide. Tout le monde reste dans son bureau. Il y a tout juste les rapporteurs et une dizaine de députés sur 600, ceux qui prennent la parole. Généralement, il y a du monde le premier jour d’une session, quand les télés sont là. C’était notamment le cas lors du vote d’investiture de la Commission européenne.

L’Echo des Savanes — Parmi les têtes de liste, toutes avaient affirmé solennellement qu’elles seraient assidues et qu’il fallait en finir avec ce mal français de l’absentéisme…

A. Krivine — C’est de l’hypocrisie pour avoir plus de voix, mais une fois élu, ça n’est plus pareil. Ce n’est pas facile à vérifier, mais je peux vous dire par exemple que Sarkozy et Hue, je ne les ai vus qu’une seule fois depuis le mois de juin.

L’Echo des Savanes — Comment expliquez-vous cet absentéisme ?

A. Krivine — Il y a le problème de cumul des mandats, mais ça n’explique pas tout. Je prends l’exemple d’un collègue italien, Fausto Bertinotti, qui est élu dans son pays secrétaire national de Refondation communiste. Pourtant, il est là à toutes les plénières ! Il peut y avoir l’excuse de l’éloignement quand on habite Rome ou Athènes, mais pas Paris.

L’Echo des Savanes — Après les politiques vont s’indigner du désintérêt des gens pour les institutions européennes…

A. Krivine — Ce qui est le plus effarant, c’est quand on voit les tribunes pleines et l’hémicycle vide. Les tribunes qui accueillent les visiteurs sont souvent pleines, car le Parlement européen, c’est aussi un circuit touristique. Un coup vous avez le troisième âge, un coup les agriculteurs bretons, une autre fois les producteurs de bière bavarois. Avec Arlette, on se demande parfois ce que doivent penser les gens en haut ! Le visiteur lambda doit être effaré de voir un Parlement européen désert.

L’Echo des Savanes — Il existe pourtant une prime à l’assiduité ?

A. Krivine — La prime d’assiduité, c’est en fait les 1 500 F par jour qu’encaisse — cash — chaque député en signant un registre de présence lorsqu’il fait un voyage à Strasbourg ou à Bruxelles. C’est là où le député européen s’aperçoit pour la première fois que sa signature n’a pas un poids… mais un prix ! Pour toucher, il vient pointer au bureau des indemnités. C’est le service le mieux organisé du Parlement, là où il y a le plus de fonctionnaires européens qui bossent et où vous êtes sûr de ne pas faire la queue. Mais pour obtenir ces 1 500 F par jour, il faut avoir participer à au moins 50 % des votes, sinon vous indemnités chutent en conséquence. Mais là, il y a des magouilles possibles. Vous pouvez par exemple signer le registre de présence à la place d’un autre, car on ne vous demande jamais vos papiers. Vous pouvez aussi voter pour votre collègue dans l’hémicycle. Ça se fait, tout le monde le sait ici… Mais depuis qu’une télévision hollandaise a filmé des députés quittant l’hémicycle tout de suite après avoir signé pour sauter dans le premier avion, les experts font plus attention.

L’Echo des Savanes — Donc, on « encourage » tout de même l’assiduité ?

A. Krivine — Oui, et ça donne lieu à chaque session au même manège. Dix minutes avant chaque vote nominal, les députés sont avertis, par la télé du Parlement installée dans leur bureau et par une sonnerie, qu’un vote va avoir lieu. Et là, c’est le grand rush : vous entendez les portes claquer, vous voyez les ascenseurs se remplir, les députés courir vers l’hémicycle. C’est scandaleux, il y a un vrai reportage « clandestin » à faire à ce moment-là. Tout le monde le fait et il y a une sorte d’hypocrisie, de complaisance et de consensus mou. Quand on débarque ici, on a l’impression d’être sur la planète Mars.

L’Echo des Savanes — Les députés sont toujours avertis des votes avant…

A. Krivine — Oui. Il y a un ordre du jour, et une sonnette qui annonce les débats et les votes. Et comme on sait que les votes sont toujours regroupés le jeudi midi ou le vendredi matin, c’est toujours le grand rush. C’est le système du vote électronique : on vote 25 fois en dix minutes. Même quand j’étais militant à l’Unef, on n’avait pas ce rythme !

L’Echo des Savanes — Sincèrement, être député européen, c’est plutôt rentable… même quand on n’est pas assidu ?

A. Krivine — En tout, avec le salaire et les indemnités, on arrive à plus de 100 000 F par mois. On vous donne par exemple 60 000 F pour payer un assistant. Mais ce qui est drôle, c’est qu’il n’existe aucun statut, aucun texte les concernant. Si bien que vous pouvez payer votre assistant 3 000 F ou embaucher votre femme, votre cousine, ou votre belle-sœur ! Il y a aussi les frais de fonctionnement généraux, qui s’élèvent à 18 000 F par mois… alors qu’un bureau est mis gratuitement à votre disposition et que vous ne payez pas les communications téléphoniques.

L’Echo des Savanes — D’autres exemple de gâchis ?

A. Krivine — Oui : le remboursement des voyages. On nous rembourse par exemple le Paris-Bruxelles par le Thalys en 1re classe, alors que grâce à des accords avec les Chemins de fer belges, aucun député européen ne paye ses billets… mais simplement sa réservation, soit 72 F l’aller-retour ! La cerise sur le gâteau, c’est les 18 000 F supplémentaires que touche chaque député européen pour voyager en dehors de la communauté…

L’Echo des Savanes — Pour quoi faire ?

A. Krivine — Par exemple, pour entretenir de bonnes relations entre Tahiti et le Parlement européen, ce qui est primordial comme chacun sait… C’est ce que j’appelle les voyages d’amitié. En plus de ce gaspillage de l’argent public, il y a un gaspillage architectural : le Parlement européen de Strasbourg a coûté 3 milliards de francs pour être construit en dépit du bon sens… si bien que tout le monde s’accorde à dire qu’il faudrait le réaménager. Les députés se plaignent tout le temps, les ascenseurs ne marchent pas et on se prend les portes dans la figure : pour rentrer dans mon bureau, il y a un sas inutile et les portes sont inversées. Tout ici est à la mesure de cette architecture et d’une Europe qui se fait dans le dos des citoyens. Le Parlement européen est par exemple dix fois moins contrôlé que l’Assemblée nationale.

L’Echo des Savanes — Vous, que faites-vous de vos indemnités ?

A. Krivine — Je les reverse intégralement à la Ligue qui me rétrocède 11 000 F par mois.