Texte intégral
L’HEBDO - Les actions des privés d’emploi comme celle récente des salariés routiers concernent des travailleurs isolés et faiblement organisés. Est-ce une nouvelle donne des luttes revendicatives ?
Louis VIANNET - S’en tenir à ce seul constat serait faire fi de l’évolution intervenue entre les routiers et le syndicalisme depuis leurs mouvements antérieurs, d’une présence améliorée de la CGT dans ce secteur. Concernant les privés d’emploi ça serait minimiser les efforts tenaces faits par notre confédération et ses diverses organisations afin de faire vivre des comités de privés d’emploi. L’impact de notre conférence nationale, en juin dernier, n’est pas à négliger.
Sans en revendiquer l’exclusivité, le rôle joué par la CGT dans la mobilisation des chômeurs compte. La forte manifestation des chômeurs qui était organisée, à Marseille, par la CGT, dès le 4 décembre 1997, en a été sinon le déclic, au moins le point de départ. Même si c’est un chemin difficile et long, nous avons toujours été convaincus que la ténacité dont nous faisions preuve pour organiser les chômeurs, forcement porterait ses fruits.
L’HEBDO - Ces actions influent-elles au-delà des chômeurs ?
Louis VIANNET - Ces donnes nouvelles portent loin. Elles montrent que les chômeurs prennent conscience de la force qu’ils représentent même en étant au chômage. Surtout, elles ouvrent des perspectives d’élargissement et de convergences avec les salariés qui ont un emploi et se débattent eux aussi dans des difficultés considérables.
Ce mouvement n’était pas inscrit sur les agendas et il s’est produit. Cela traduit la montée d’exigences qui s’expriment aujourd’hui avec une force nouvelle. C’est le rejet d’une situation ressentie comme insupportable aggravé par le manque de perspectives. Le fait d’avoir dans la même période cette montée de la colère des chômeurs et celle de la jeunesse dans de nombreuses villes, même s’il n’y a pas de liens directs entre les deux événements révèle le besoin de mettre en œuvre une autre politique. Aussi, tous ceux qui cherchent à minimiser ces actions se trompent lourdement et seront conduits à réviser leur jugement dans des conditions pas faciles.
L’HEBDO - Ce changement est surtout attendu à propos de l’emploi. Les deux décisions phares que sont les emplois jeunes et les 35 heures hebdomadaires seront-elles suffisantes pour inverser la courbe du chômage ?
Louis VIANNET - Même si cette bataille est de longue haleine, son évolution dépend de la capacité du gouvernement à insuffler une dynamique nouvelle en matière de créations d’emplois. Ni les chômeurs qui sont dans une situation de plus en plus difficile, ni les salariés confrontés à la baisse de leur pouvoir d’achat, à la menace permanente de perdre leur emploi, aux énormes problèmes que posent le développement de la précarité ne peuvent accepter comme réponses à leurs problèmes, les références aux contraintes de Maastricht où à celles de l’euro.
A l’évidence, tous sont prêts à prendre en compte les difficultés réelles que rencontre une politique nouvelle à condition qu’ils trouvent de premières réponses aux besoins qu’ils expriment. Les mesures du gouvernement sur les emplois jeunes et les 35 heures, ont à la fois suscité de l’espoir et fait grandir l’impatience. Dans la mesure où la traduction concrète des emplois jeunes encore peu développés et des 35 heures en instance d’application n’est pas reçue comme des réponses, les exigences vont encore croître.
L’HEBDO - Comment trouver les bonnes réponses ?
Louis VIANNET - La véritable question est celle d’utiliser tous les leviers possibles pour faire bouger la situation. Pour provoquer un réel choc sur l’emploi, la CGT considère que les 35 heures doivent s’insérer dans un environnement de relance de la consommation, de développement industriel, de mesures contre les licenciements.
Pour le moment, sur ces questions essentielles on ne voit pas grand-chose de concret. Ces·manques peuvent conduire l’impatience à déboucher très vite sur des réactions de colère. D’autant que d’autres leviers auraient pu et dû être utilisés plus rapidement. Je pense aux minima sociaux, à l’ouverture de discussions salariales dans la fonction publique qui donneraient un élan pour une politique salariale plus tonique.
Enfin, je crois que le gouvernement a besoin, très sérieusement, de se donner des marges de manœuvre plus importantes que celles dans lesquelles il est enfermé. C’est vrai pour la réforme de la fiscalité comme pour une participation beaucoup plus forte des trésors de guerre des grands groupes, des grandes fortunes et des patrimoines à cet effort pour sortir le pays de la situation dans laquelle il se trouve. Il y a beaucoup d’argent dans ce pays, il y en a trop qui s’évade des circuits utiles à une politique de relance. Cela accentue le jugement sévère porté par ceux qui souffrent.
L’HEBDO - Le gouvernement a-t-il les moyens de contraindre les employeurs à mener une autre politique ?
Louis VIANNET - Le CNPF mène un combat qui vise deux objectifs, bloquer toutes possibilités de faire bouger la situation et chercher à déstabiliser le gouvernement. li vient un moment où chacun doit prendre ses responsabilités. On ne répétera jamais assez que la situation actuelle convient parfaitement au patronat. Il se sert du chômage pour faire pression sur les salaires, les conditions de travail, imposer la flexibilité et l’annualisation du temps de travail. Sa bataille, contrairement à ce qu’il affirme, n’a rien à voir avec l’intérêt des entreprises. Elle préserve celui des spéculateurs, de ceux qui ne voient dans l’entreprise que le moyen de capter du profit.
L’HEBDO - Cela vous rend-il plus exigeant sur le contenu de la loi sur les 35 heures ?
Louis VIANNET - Notre point de départ n’est pas construit sur des exigences mais à partir des besoins des salariés. Pour la CGT, la réduction de la durée du travail qui est un élément pour améliorer les conditions de travail doit viser à créer des emplois. Cela suppose des conditions : une mise en œuvre rapide, sans perte de salaire, et intégrer les heures supplémentaires et l’assainissement du temps partiel. L’extension de la précarité est une arme utilisée par les employeurs pour bloquer l’avancée d’une réelle mesure de réduction de la durée du travail hebdomadaire pour le plus grand nombre des salariés.
L’HEBDO - En fait, dans le projet gouvernemental, aucune de ces trois conditions n’est remplie…
Louis VIANNET - Pour le moment le projet de loi n’est que projet ! La situation peut évoluer. Le climat créé par l’action des chômeurs est révélateur des possibilités d’évolution rapide d’une situation. Nous entrons dans une période où les exigences vont grandir et s’affirmer dans de nombreux domaines.
La question du pouvoir d’achat est posée partout, la discussion de la loi sur les 35 heures va être un point d’appui pour sensibiliser et mobiliser les salariés.
Le problème de l’emploi reste d’autant plus fort que l’on ne sent pas de modifications dans la gestion des entreprises où les plans sociaux sont toujours aussi nombreux. Inévitablement, le champ de mobilisation va s’élargir en même temps que grandit la prise de conscience sur le besoin de se faire entendre. Nous sommes sur une trajectoire de montée de la mobilisation qui peut déboucher sur des initiatives de grande envergure à propos de tous ces aspects brûlants de l’actualité.
L’HEBDO - Le 10 décembre dernier les salariés n’ont pas manifesté un grand intérêt pour les élections prud’homales. Comment qualifiez-vous ces résultats ?
Louis VIANNET - Il y aurait beaucoup à dire dans ce que ces élections ont révélé d’insuffisances dans les moyens mis à disposition pour sensibiliser les salariés. La question du boycott médiatique ne peut rester en l’état si ce scrutin reste un test de représentativité. En ajoutant à cette donnée les insuffisances dans la logistique d’organisation et les employeurs qui ont fait barrage à l’exercice du droit de vote on parvient au taux d’abstentions qui a suscité tant de commentaires. Commentaires beaucoup plus tempérés quand le même taux d’abstentions concerne des élections législatives partielles.
La CGT, qui conserve le taux de confiance acquis en 1992, a toutes les raisons d’apprécier ses avancées dans les activités diverses, l’encadrement et sa position de leader dans trois sections sur cinq. Bref, nos résultats sont autant d’éléments de confiance pour la mise en œuvre de la démarche syndicale de proximité que nous nous employions à faire vivre depuis des années. Naturellement, comme toujours, le global cache des inégalités sur lesquelles chacune des organisations de la CGT doit se pencher afin de mettre les pendules de son activité à l’heure des aspirations des salariés.
En France, le syndicalisme est implanté dans une entreprise sur trois, il syndique moins de 10 % des salariés. En même temps ce syndicalisme représente un espoir, incarne une attente. Y répondre suppose que les forces syndicales existantes ne se limitent pas à regarder dans leur coin mais se mettent en mouvement pour aller à la rencontre de ceux qui n’ont pas de syndicats. Ils souhaitent un syndicalisme près d’eux, présent sur leurs problèmes, qui s’appuie sur eux et contribue à leur propre engagement dans l’élaboration des revendications et la définition des modes d’action. Cela nécessite que toutes les forces de la CGT fassent converger leurs efforts afin que le syndicalisme soit plus apparent pour les salariés, pas extérieur mais très près de ce qu’ils vivent et veulent modifier.
L’HEBDO - La mise en place d’un gouvernement de gauche a-t-elle modifié le comportement de la CGT ?
Louis VIANNET - Si on entend par là que la CGT pourrait avoir une démarche syndicale à géométrie variable en fonction du gouvernement en place, évidemment non.
La vie vaut largement toute déclaration d’intention. Pour autant nous ne perdons pas de vue que le mouvement social en portant ses objectifs de façon autonome, indépendante est en droit d’espérer trouver des points d’appuis, un encouragement à peser encore plus fort afin que les choses bougent dans le bon sens. Et réciproquement toute montée du mouvement social doit être un stimulant pour aider un gouvernement de gauche à bousculer les obstacles. C’est ce que j’appellerai les données essentielles d’une dynamique nouvelle.