Interview de M. Philippe Vasseur, ministre de l'agriculture, de la pêche et de l'alimentation, à France-Inter le 16 octobre, déclaration le même jour et article dans "Le Monde" du 17 (intitulé "Favoriser la fin des faims"), sur la faim dans le monde, l'aide au développement et la sécurité alimentaire.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque du Comité français pour la solidarité internationale sur le thème "Horizon 2000, faim, pauvreté, sécurité alimentaire", Paris le 16 octobre 1996 (journée mondiale de l'alimentation)

Média : Emission la politique de la France dans le monde - France Inter - Le Monde

Texte intégral

Date : mercredi 16 octobre 1996
Source : France Inter / Édition du matin

A. Ardisson : C'est aujourd'hui la Journée mondiale de l'alimentation, organisée comme chaque année par les Nations unies, mais cette année, elle revêt une importance particulière parce qu'elle précède le Sommet mondial de l'alimentation qui se tiendra à Rome dans un peu moins d'un mois. Son objet : la sécurité alimentaire pour tous. J'avoue que, naïvement, au début, j'ai pensé que « sécurité alimentaire », c'était la sécurité de ce qu'on avait dans notre assiette et en fait, il s'agit de la suffisance alimentaire du monde avec des experts qui s'alarment. C'est un formidable paradoxe quand on connaît la situation de nos agriculteurs !

P. Vasseur : Cela montre bien notre égoïsme d'Européens, d'Occidentaux et notre aveuglement. Au moment où on se pose des questions pour savoir s’il y a un problème avec tel ou tel aliment - parce que l'on a parlé de la « vache folle » mais il y a bien d'autres aliments sur lesquels on se pose des questions -, il y a une autre question beaucoup grave qui est posée et qui est de savoir si l'on sera capable de nourrir le monde dans vingt ans. Jusqu'à présent, on considère que tout s'est bien passé. C'est vrai que, globalement, on a augmenté la production, y compris dans les pays en voie de développement, avec ce qu'on l'appelait la « révolution verte » dans les années 70. Or, nous voyons aujourd'hui la population mondiale augmenter considérablement dans les pays en voie de développement : neuf personnes sur dix nouvelles se trouvent dans les pays en voie de développement. Et paradoxalement, nous n'avons plus les mêmes progressions en matière de rendement, en matière de production qu'autrefois. Si bien que nous craignons d'avoir de graves difficultés. Il y a des tas d'experts qui aujourd'hui sont en train de tirer la sonnette d'alarme. Nous craignons d'avoir de graves difficultés à l'horizon 2010 pour nourrir la planète. Et la question qui est posée par la FAO pour ce Sommet mondial de l'alimentation, c'est de dire qu'il faut que nous fassions attention parce que nous risquons de voir la faim s'aggraver à nouveau dans le monde.

A. Ardisson : Mais justement, l'agriculture productiviste, on en connaît les travers. On sait qu'elle peut être dangereuse pour l'homme. Est-ce qu'il n'est pas complètement fou de prétendre, Amérique du Nord et Europe réunies, nourrir le reste du monde ?

P. Vasseur : D'une part, ce qui est en cause c'est une certaine conception du productivisme. C'est le productivisme intensif et sans limites, ce n'est pas du tout le progrès technique. Il faut quand même relativiser les choses. Et d'autre part, il ne s'agit pas du tout, pour l'Amérique du Nord et pour l'Europe, de nourrir l'ensemble de la planète. Il y a deux choses qu'il faut que l'on fasse. D'abord, il faut que l'on aide tous ces pays en voie de développement à faire progresser leur agriculture, à augmenter leurs rendements, à s'organiser. Mais même cela ne suffira pas pour fournir la totalité de ces pays du monde et donc il faudra ensuite que l'Europe et l'Amérique puissent jouer leur rôle. Juste un exemple : la Chine, aujourd'hui, c'est le quart de la population du globe. C'est 7 % seulement des superficies cultivables.

A. Ardisson : Est-ce que ce n'est pas formidablement hypocrite de tenir d'un côté un langage tiers-mondiste et puis de l'autre, de se battre comme des chiffonniers pour préserver des parts de marché, voire les étendre, mettre des barrières, etc. ?

P. Vasseur : Il y a une fantastique hypocrisie. C'est tout à fait vrai qu'on ne tient pas nécessairement le même discours quand on est devant un banquier que quand on se trouve devant le représentant d'un peuple qui souffre de la faim. Et c'est vrai que l'année où nous avons le Sommet mondial de l'alimentation - et on se pose ce type de questions - nous avons, nous en Europe, décidé de maintenir 5 % de nos superficies cultivables en jachère. C'est-à-dire de ne pas les faire produire. C'est une fantastique hypocrisie, pour des raisons qui sont des raisons purement financières, même pas économiques !

A. Ardisson : Est-ce que ce Sommet va servir à quelque chose, concrètement ? Est-ce que cela va remettre en cause les équilibres négociés au Gatt ? Est-ce que cela peut remettre en cause certaines décisions prises en matière de politique agricole commune, comme les jachères ?

P. Vasseur : Ce Sommet va rassembler des représentants de l'ensemble des gouvernements : des chefs d'État, des chefs de gouvernement, des ministres. Donc, ce sera un très grand forum qui permettra aux uns et aux autres de discuter et, je l'espère, pour ce qui concerne les pays occidentaux, de prendre conscience de l'enjeu. Derrière cet enjeu, il y a également un enjeu stratégique, il ne faut pas l'oublier. Qui, demain, sera le grand fournisseur de céréales, par exemple, de la planète ?

A. Ardisson : Qui tiendra le monde ?

P. Vasseur : Et donc qui tiendra le monde, parce que l'arme alimentaire, quand elle est utilisée comme une arme, est une arme redoutable qui permet à un pays, finalement, d'étendre non pas sa domination, je n'irais pas jusque-là, mais son influence sur la totalité de la planète.

A. Ardisson : Comment se fait-il que les Quinze, à Bruxelles, sous la houlette de votre collègue F. d'Aubert, aient dit non aux chercheurs qui réclamaient des crédits supplémentaires pour étudier la maladie de la « vache folle » ?

P. Vasseur : Écoutez ! Vous poserez la question à F. d'Aubert ! J'ai cru comprendre...

A. Ardisson : Vous êtes membre du même gouvernement, que je sache !

P. Vasseur : Bien entendu ! Je suis membre du même gouvernement mais j'estime que, quand on parle d'agriculture, il vaut mieux me passer la parole à moi, parce que je sais de quoi je parle, et quand on parle d'autres sujets, j'estime qu'il vaut mieux poser la question à mes collègues qui sont mieux spécialisés en la matière. Ce que je sais c'est que depuis - si j'ai bien compris - la question a été résolue et que les crédits en question sont débloqués.

A. Ardisson : Depuis quand ?

P. Vasseur : Depuis ces jours-ci.

A. Ardisson : Où en est l'indemnisation des agriculteurs ? Ont-ils vraiment touché quelque chose, ceux qui ont pleuré ?

P. Vasseur : Attendez ! « Ils ont pleuré » ? N'exagérons pas ! Il ne faut pas non plus dire que les agriculteurs pleurnichent ! Ils ont de très graves difficultés, il ne faut pas les ignorer. Ils ont déjà touché une première aide, qui a été versée d'ailleurs de façon accélérée, qui ne représente qu'une petite partie du préjudice qu'ils ont subi et nous sommes en train de négocier à Bruxelles, dans le cadre de l'Europe. Nous nous rencontrerons à la fin de ce mois pour apporter un complément d'indemnisation aux pertes des éleveurs.

A. Ardisson : Le nombre d'agriculteurs a diminué, le nombre de fonctionnaires dans l'agriculture a augmenté. Logique ou pas ?

P. Vasseur : Oui, c'est logique dans la mesure où, quand vous parlez d'agriculture, il ne faut pas simplement parler des producteurs agricoles. Il faut parler par exemple de la sécurité alimentaire, parce qu'on sait qu'il y a, au ministère, plus de 4 000 vétérinaires qui sont chargés de la sécurité alimentaire. Il faut aussi parler d'enseignement, parce que l'enseignement agricole dépend du ministère de l'agriculture, il représente la moitié des effectifs de ce ministère. Donc, évidemment, si on compare simplement au nombre d'agriculteurs, cela peut paraître quelque peu curieux. Il faut le comparer à l'ensemble des consommateurs, parce que le but de l'agriculture quand même - ne l'oublions pas - c'est de nourrir la population.

 

Intervention au colloque du Comité français pour la solidarité internationale, « Horizon 2000, Faim, Pauvreté, Sécurité alimentaire », au centre du congrès Chaillot-Galliera, Paris, mercredi 16 octobre 1996

Nous nous réunissons, aujourd'hui, 16 octobre, Journée mondiale de l'alimentation, pour évoquer ce problème toujours cruellement d'actualité, la faim.

Éradiquer la faim, tel était l'objectif central de la FAO lorsqu'elle fut créée, il y a 51 ans, tel reste son objectif aujourd'hui, telle, malheureusement, restera sa mission, pour de nombreuses années encore.

Déjà en 197 4, la Conférence Internationale avait pour but de relancer le combat contre ce fléau, contre cette situation, insoutenable, inacceptable. Déjà, les gouvernements du Nord comme du Sud étaient placés devant leur responsabilité et sommés d'agir.

20 ans plus tard, le constat demeure, la faim est toujours d'actualité.

La fracture s'élargit entre les pays qui ont atteint la sécurité alimentaire et les pays qui s'en éloignent :
    – 800 millions de personnes souffrent toujours de malnutrition ;
    – 10 à 12 millions d'enfants en meurent chaque année.

Même dans certains pays, apparemment sortis des conditions du sous-développement, ces pays que l'on dit « en transition », la fracture existe toujours entre les populations favorisées, qui ont accès à la nourriture, et les tranches de population « laissées pour compte », pour qui la quête de nourriture est un combat de tous les jours.

L'expérience des deux dernières années aura eu l'intérêt d'alarmer le monde en mettant en évidence l'extrême fragilité de l'équilibre alimentaire de notre planète, avec une chute de la production mondiale de céréales de 100 millions de tonnes environ.

À l'origine de cette baisse, des aléas climatiques, auxquels sont venus s'ajouter des politiques restrictives de maîtrise de l'offre menées par les principaux pays producteurs.

Les stocks mondiaux ont atteint des niveaux alarmants, représentant 2 mois de consommation pour le blé, et à peine plus d'un mois pour les céréales secondaires, niveaux largement inférieurs à ce que la FAO considère comme indispensable pour assurer notre sécurité alimentaire. Ces niveaux n'avaient jamais été atteints depuis la fin de la dernière guerre, cette période où même l'Europe connaissait la faim.

En 3 ans, de 1993 à 1996, nous avons connu un doublement des prix du blé sur le marché international. Un record a été atteint début 1996 avec un prix du blé de 270 dollars par tonne. Les prix des autres céréales ont suivi, y compris les céréales produites dans le Sud, comme le riz, le mil, le sorgho.

Ce retournement de situation aura fait bien des victimes.

Ces premières ont été, bien entendu, les pays importateurs de céréales, et plus spécialement les pays les moins avancés, confrontés à un renchérissement de leurs importations. Les pays à faible revenu et déficit vivrier, pour la plupart en Afrique, ont ainsi vu la valeur de leurs importations augmenter vertigineusement de plus de 3 milliards de dollars en 1995, creusant d'autant leur déficit de balance des paiements.

Que dire également des pays encore plus pauvres qui ont été tout simplement écartés du marché des céréales car incapables de financer leurs achats alimentaires.

Que dire du comportement des pays du Nord qui ont, alors même que ces pays en avaient le plus besoin, réduit de moitié leur aide alimentaire, et « oublié » leurs engagements en faveur des pays les moins avancés, engagements qui, pourtant, accompagnaient les Accords de Marrakech ? Rendons hommage à l'Union Européenne pour avoir su ne pas abandonner ces pays dans cette période de crise.

Quittons un peu l'actualité récente et replaçons-nous dans une perspective de plus long terme :

En effet, les campagnes que nous venons de vivre ne doivent pas masquer une amélioration réelle de la sécurité alimentaire sur les 30 dernières années.

Les conditions qui ont permis cette amélioration doivent nous rassurer et conforter nos choix quant aux solutions à proposer pour l'avenir.

Il est en effet possible de parler d'amélioration : en dépit d'une augmentation rapide de la population, de 3,2 à 5 milliards d'habitants entre 1960 et 1990, les disponibilités alimentaires se sont accrues. Au niveau mondial, mais aussi au niveau de chaque individu.

Si malheureusement 800 millions d'hommes et de femmes souffrent de la faim aujourd'hui, comme en 1960, ils ne représentent plus qu'un être humain sur cinq, contre un sur trois à cette époque. Cette tendance favorable s'explique tout autant par une augmentation considérable de la production alimentaire mondiale, que par la croissance du marché mondial qui a permis la redistribution de la production des pays producteurs vers les pays consommateurs.

Il a en effet fallu produire plus, beaucoup plus qu'il y a 30 ans. Jamais dans l'histoire du monde, la productivité agricole n'a progressé autant que durant cette période.

Dans les pays en développement, tout d'abord, qui ont bénéficié pleinement de la « révolution verte » - des années 70. Au moins peut-on l'affirmer pour les pays asiatiques, l'Afrique étant resté malheureusement trop souvent à l'écart de ce véritable « boum » agricole.

Dans les grands pays producteurs et exportateurs du Nord, également, États-Unis, Canada, Australie, Argentine et naturellement Union Européenne, qui ont été capables de répondre à l'explosion des importations de céréales des pays en développement, multipliées par 5 dans les années 70 et 80, pour atteindre près de 90 millions de tonnes en 1990.

Il a également fallu que les pays en développement puissent consommer, c'est à dire acheter plus, qu'africains et asiatiques puissent accéder à cette nourriture qui est devenu disponible sur les marchés.

Mais, il n'est pas suffisant que la production agricole augmente, que les disponibilités alimentaires s'accroissent, pour que la faim disparaisse. Les étals des commerçants peuvent être pleins, si le porte-monnaie est vide, le cabas restera vide. La lutte contre la faim passe aussi par la lutte contre la pauvreté et par le développement économique général.

Les 30 dernières années l'ont prouvé. Les pays qui ont atteint la sécurité alimentaire sont ceux qui sont parvenus à « décoller » au niveau économique, qui ont dégagé les ressources suffisantes pour bénéficier des nouvelles disponibilités mondiales, ceux pour lesquels les populations ont vu leur niveau de vie s'élever suffisamment pour pouvoir acheter cette nourriture.

Tout serait-il gagné pour autant ? La faim serait-elle en voie d'extinction ? Les courbes de la faim observées sur les 30 dernières années peuvent-elles être extrapolées sur les 15 ou 30 prochaines années ? Je n'en suis pas certain.

Peut-on être certain que la croissance de la production agricole sera suffisante pour accompagner l'explosion démographique des 15 prochaines années avec une population mondiale estimée à 7 milliards d'habitants contre 5,3 milliards aujourd'hui ? Permettra-t-elle de couvrir le développement prévisible de l'élevage dans les pays nouvellement industrialisés ou dans les pays dits en transition ?

L'élevage de ces pays et l'élevage des pays développés n'absorberont-ils pas les nouveaux gains de production des grands pays producteurs ? En un mot, pourra-t-on demain, en 2010, fournir les 2,4 milliards de tonnes de céréales qui, selon les experts, seront consommés dans le monde ? Je n'en suis pas certain. Qu'en sera-t-il dans 30 ans si le cap de 2010 est franchi ?

Les superficies agricoles disponibles par habitant atteindront des valeurs inconnues à ce jour : le même hectare de terre arable qui ne devait nourrir que 2 personnes en 1950, doit en nourrir 3 aujourd'hui et devra pouvoir en nourrir 5 avant 2030.

Dans le même temps, l'eau agricole se fait plus rare, limitant les possibilités de développement de l'irrigation, voire même rationnant les périmètres existants. Chaque année, un million d'hectares de terres cultivables disparaissent définitivement sous l'action de l'homme. Sous l'effet d'une urbanisation non maîtrisée, sous l'effet de la construction de nouvelles routes ou de nouvelles infrastructures, sous l'effet simplement de mauvaises pratiques agricoles conduisant à l'érosion accélérée des sols ou à leur stérilisation par salinisation.

Que deviendront les pays en développement où se produira l'essentiel de l'accroissement démographique ? Le développement accéléré des pays du sud-est asiatique pourra-t-il se poursuivre au rythme observé ces dernières années ? Que deviendra l'Afrique, éternelle laissée pour compte de développement ?

Répondre fermement aujourd'hui à toutes ces questions me semble encore bien imprudent. Si la faim semble régresser, l'objectif de la FAO est encore loin d'être atteint. Remercions la FAO de mobiliser une nouvelle fois la communauté internationale à l'occasion du Sommet mondial de l'alimentation, qui doit avoir lieu en novembre prochain.

Il y a en effet beaucoup à faire.

Le Sommet permettra de confronter les conceptions du développement. Il devrait consacrer une évolution dans notre réflexion sur la sécurité alimentaire.

Vous et vos collaborateurs du groupe d'experts, M. le Président, avez permis de mettre en avant les solutions françaises aux problèmes de sécurité alimentaire. Soyez-en remercié.

Espérons que vos idées pourront s'imposer lors de ce sommet.

Espérons que vos idées pourront être reprises également par l'Union Européenne, qui devra, elle aussi s'engager, à l'occasion de ce sommet.

En effet, détentrice des terres parmi les plus fertiles de la planète, d'une histoire et d'une tradition agricole plus que millénaire, quelle peut être la contribution de l'Europe à cette réflexion sur la sécurité alimentaire mondiale ?

Quel peut-être son rôle effectif dans l'équation alimentaire mondiale ?

Peut-elle se désintéresser de ce formidable défi à l'humanité, ce droit fondamental inscrit dans la Déclaration universelle des Droits de l'homme, celui de chaque être humain à bénéficier d'une alimentation saine et suffisante ?

L'Union Européenne a des responsabilités vis-à-vis des pays en développement et particulièrement des pays les moins avancés, qu'elle se doit de prendre en compte lors de l'élaboration de sa politique de développement et de sa politique agricole.

Une politique de repli sur soi serait une quadruple erreur : morale, politique, économique et stratégique.

Ce serait une erreur morale parce que les pays européens ont un devoir de solidarité vis-à-vis des pays en développement, qui repose sur des valeurs profondément ancrées dans notre culture. Ce devoir s'est exprimé lors des négociations du cycle d'Uruguay, il s'exprime par la part importante du PIB que nous consacrons à l'aide publique au développement. L'Europe doit œuvrer pour que l'application des Accords de Marrakech ne se traduise pas, pour les pays les moins avancés, par des difficultés supplémentaires pour assurer leur approvisionnement alimentaire.

Ce serait une erreur politique car aujourd'hui, comme il y a 2000 ans, les déséquilibres économiques et la faim conduisent à des crises politiques toujours menaçantes pour la paix. L'histoire montre que des pays, des continents entiers, ont pu voir leur situation alimentaire s'améliorer ou se dégrader en une génération. L'Europe a acquis ces 50 dernières années une expérience qu'il convient de valoriser, pour la sécurité alimentaire et pour la paix de notre planète.

Ce serait une erreur économique car il existe des besoins que le seul développement des productions des pays en développement ne pourra couvrir, et qui ne trouveront de contrepartie que sur le marché mondial. Les théoriciens de l'autosuffisance alimentaire, qui triomphaient du temps de la guerre froide, se sont inclinés devant les chiffres implacables de la croissance démographique. L'Europe, qui dispose de 6 % des terres arables, parmi les plus fertiles de la planète, doit contribuer à répondre à ces besoins.

Ce serait une erreur stratégique car la capacité de nourrir le monde conférerait un pouvoir d'influence anormal à celui qui la détiendrait seul. Il est de l'intérêt de tous les pays importateurs, du Nord comme du Sud, de pouvoir compter sur un nombre suffisant de fournisseurs fiables.

L'Europe doit rester dans le groupe déjà peut-être trop restreint des grands pays exportateurs.

L'Europe ne doit donc pas ignorer les enjeux de la sécurité alimentaire mondiale.

Pourtant, il est clair que l'Europe ne peut pas se substituer aux gouvernements des pays en développement dans la course à la sécurité alimentaire.

Il est de la responsabilité première de ces États de mettre en place les conditions d'un développement économique général sans lequel le développement rural n'est pas envisageable et sans lequel la sécurité alimentaire devient une utopie.

L'Europe doit cependant contribuer pleinement à la sécurité alimentaire mondiale en développant une politique d'appui aux productions locales dans les pays en développement et en régularisant les approvisionnements du marché céréalier mondial.

Elle doit y contribuer tout d'abord en développant une politique d'appui aux productions locales. Et, concernant ce point, vous me permettrez, M. le Président, de rappeler les principaux points que votre groupe d'expert a soulevé dans ses travaux :

Par ses capacités financières, l'Europe a les moyens d'appuyer les politiques locales de développement en donnant la priorité à l'augmentation de la productivité des agricultures. Les pays en développement ont aujourd'hui besoin d'une nouvelle révolution verte, associant augmentation des rendements et respect de l'environnement, doublement verte en quelque sorte.

L'Union Européenne doit « investir » dans l'agriculture du Sud. Elle doit appuyer la recherche agricole, en particulier la recherche appliquée aux cultures vivrières traditionnelles, ces cultures « orphelines », dont vous soulignez l'importance, M. le Président, pour l'alimentation des populations de ces pays, et qui malheureusement sont trop souvent restées à l'écart du progrès technique. Elle doit favoriser l'accès des agriculteurs aux intrants et au crédit, en contribuant à la création des infrastructures de production et de communication nécessaires.

Mais l'Europe peut apporter plus que ses investissements, plus que son argent.

L'Europe, les agriculteurs européens, peuvent également apporter leur expérience du développement. Nous aussi, Européens, nous avons eu à conquérir notre sécurité alimentaire, à développer notre production agricole.

Certaines « recettes » de la politique agricole commune, de l'organisation du développement agricole français, pourraient utilement être reprises et adaptées dans le Sud pour favoriser la sécurité alimentaire.

N'avez-vous pas parlé, M. le Président, de l'intérêt des marchés régionaux ? Celui de rendre le développement à la société civile ? De redonner l'agriculture du Sud aux agriculteurs, en décentralisant le pouvoir de décision, en favorisant le regroupement d'agriculteurs et en leur confiant des responsabilités réelles dans le développement et la gestion des infrastructures ?

L'expérience française et européenne doit être valorisée et adaptée aux conditions de ces pays.

L'Europe doit également peser sur les négociations internationales, en particulier commerciales, pour que soient mieux pris en compte les intérêts des agricultures défavorisées.

La libéralisation à tout crin du commerce international pourrait s'avérer suicidaire pour les producteurs du Sud. Nous savons tous qu'aucune agriculture n'a pu se développer sans une certaine organisation et protection de la concurrence sauvage et spéculative du marché mondial ; ni l'agriculture européenne ; ni même l'agriculture américaine !

Comment le petit paysan africain armé de sa daba, pourrait-il lutter sur un marché mondial spéculatif et de plus en plus ouvert à la concurrence ? Veut-on le transformer en spéculateur de la guerre commerciale ? Veut-on le transformer en spéculateur de la guerre commerciale ?

Il ne faut pas sacrifier l'agriculture des pays en développement sur l'autel de la concurrence leur agriculture aura encore longtemps besoin d'être protégée pour se développer.

Hier, la mise en place des Accords de Lomé répondait déjà à ce besoin : ouvrir nos marchés aux produits agricoles du Sud, leur offrir de nouveaux débouchés rémunérateurs, mais sans déstabiliser les marchés agricoles locaux. C'est sans doute la meilleure forme d'aide économique que nous puissions leur offrir.

Aujourd'hui, l'Europe doit veiller à préserver cet acquis. Remettre en cause ces accords, comme certains le font actuellement à l'OMC, est révélateur de leur conception de l'aide au développement. Le combat ne doit pas s'engager entre « banane daba » et « banane dollar ». Il est perdu d'avance. Sous couvert de libéralisme, n'introduisons pas le renard dans le poulailler.

Demain, en 1999, je dis bien demain et non aujourd'hui à l'occasion de la conférence de Singapour lorsque de nouvelles négociations commerciales s'engageront sur le commerce des produits agricoles, nous, pays développés, ayons l'humilité et la générosité de ne pas oublier les pays les plus pauvres ; luttons, là aussi, contre l'exclusion.

L'Europe doit contribuer pleinement à la sécurité alimentaire mondiale en développant une politique d'appui aux productions locales dans les pays en développement mais elle doit aussi y contribuer en régularisant les approvisionnements du marché céréalier mondial.

Et vous me permettrez, M. le Président, d'insister sur ce point. Car, ne nous leurrons pas !

Malgré les efforts qui doivent être faits et que nous ferons pour développer la production des pays en développement, il sera cependant toujours nécessaire à ces pays de recourir au marché mondial, pour couvrir leur déficit vivrier.

Ce besoin pourrait même s'accroître dans les années à venir. La demande pourrait exploser dans les pays du Sud alors que les principales capacités de production encore inexploitées sont au Nord. Les importations céréalières des pays en développement devraient ainsi être multipliées par deux d'ici 2010 et par 5 d'ici 2025 ! 200 millions de tonnes en 2010, à savoir très exactement la production totale actuelle de céréales de l'Union Européenne !

Peu de régions dans le monde, on les connaît, seront susceptibles de répondre à cet accroissement de la demande. Il s'agit, pour l'essentiel, de l'Amérique du Nord, de l'Australie, de l'Europe et des pays de l'ex Union Soviétique.

Dans cet ensemble, l'Union Européenne constitue une exception : ses conditions naturelles de production, avec un climat tempéré, pour l'essentiel océanique, une qualité et une variété de sols exceptionnelles, lui permettent d'atteindre des rendements et une régularité de production inégalée dans le monde.

C'est un atout pour l'agriculture européenne. Ce l'est aussi pour la sécurisation de l'approvisionnement du marché agricole mondial, qui a besoin de fournisseurs fiables, à l'abri des aléas climatiques.

La France et l'Union européenne doivent se donner les moyens d'intervenir sur les marchés pour que la situation de crise internationale de ces dernières années ne se renouvelle plus.

Cela signifie que l'agriculture européenne doit pouvoir produire librement pour alimenter le marché mondial, sans avoir à s'appuyer sur des aides publiques massives. L'argument budgétaire ne doit plus peser sur les décisions engageant la sécurité alimentaire des pays en développement.

C'est une question de volonté politique. Il faut que l'Union Européenne décide de jouer ce rôle. Il faut que la définition de la politique agricole européenne prenne en compte non seulement l'approvisionnement intérieur, mais également les nécessités de la sécurité alimentaire mondiale.

Voilà, j'en ai fini.

Ma conviction est que l'Europe doit abandonner sa politique de repli sur elle-même, que ne comprennent plus nos partenaires du Sud, et que moi-même avons j'ai de plus en plus de mal à comprendre.


Date : 17 octobre 1996
Source : Le Monde

Au cours des dernières décennies, la sécurité alimentaire s’est améliorée. Depuis le début des années 60, la proportion des personnes souffrant de la faim a diminué : leur nombre est resté constant alors que, dans le même temps, la population de la planète est passée de 3,2 à 5,3 milliards d’habitants.

Les avancées considérables de la production mondiale ont donc permis une redistribution vers les consommateurs. Un exemple : les excédents des États-Unis, du Canada, de l'Australie et de l'Union européenne ont permis aux pays en développement de multiplier par cinq en vingt ans les importations de céréales.

Mais, à l’évidence, la situation alimentaire du monde n'est ni satisfaisante ni rassurante. Elle n’est pas satisfaisante parce que la faim accable encore 800 millions d’êtres humains. Elle n’est pas rassurante parce que l’avenir risque d’être plus grave encore que le présent.

Au début de l’année 1996, les stocks mondiaux de céréales sont tombés aux niveaux les plus bas depuis la dernière guerre, largement au-dessous du seuil jugé indispensable par la FAO pour assurer la sécurité alimentaire du globe. Les prix ont alors battu tous les records sur le marché international et la facture a augmenté de façon vertigineuse pour les pays importateurs disposant de faibles revenus. Les accidents climatiques et les politiques restrictives menées par de grands pays producteurs au nom de la « maîtrise de l’offre » sont les causes principales de ce déséquilibre.

Mais le constat d’aujourd’hui conduit à poser bien plus de questions encore pour demain. La planète pourra-t-elle nourrir dans quinze ans une population qui passera de 5,3 à 7 milliards d’habitants ? Ce n’est pas seulement affaire de nombre, mais aussi de modification des habitudes de consommation. Dans les pays nouvellement industrialisés (ou dans ceux dits « en transition »), l’essor de l’élevage accroît les besoins en céréales : au total, il en faudrait 2,4 milliards de tonnes en 2010, selon certains experts.

Les prévisions indiquent que l’hectare de terre arable qui alimentait deux personnes en 1950 en nourrit trois aujourd’hui et devra assurer la subsistance de cinq avant 2030. Or l'eau subsistance agricole se fait e plus en plus rare et 1 million d’hectares de terres cultivables disparaissent chaque année pour des causes naturelles ou humaines, telles l’érosion ou l’urbanisation incontrôlée.
Après une période de progrès relatif, la crainte d'une aggravation prochaine de la faim dans le monde n'est donc pas sans fondement. Il appartient à la communauté internationale de rassurer les peuples angoissés en affirmant sa volonté de garantir la sécurité alimentaire.

L’Europe, grande puissance agricole, peut-elle se désintéresser de ce formidable défi ? Peut-elle oublier que le droit fondamental de chaque être humain à bénéficier d’une alimentation saine et suffisante est inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme ?

Dans l'élaboration de sa politique agricole, l'Union européenne doit impérativement prendre en compte ses responsabilités à l'égard des pays en développement et de la sécurité alimentaire u monde. Le fait-elle vraiment à la hauteur de ses capacités ?

Si elle choisissait de se replier sur elle-même en ne se souciant que de l'équilibre du marché communautaire, l’Europe commettrait une quadruple erreur : morale, politique, économique et stratégique. Elle perdrait son âme en oubliant le devoir de solidarité qui est au cœur de notre culture. Elle se renierait en contribuant à accentuer les difficultés des pays en développement pour leur approvisionnement alimentaire.

L'Histoire nous enseigne que les déséquilibres économiques et la faim conduisent toujours à des crises compromettant la paix. Les pays en développement ne pourront couvrir leurs besoins par la seule croissance de leur production. Le marché mondial va connaître une expansion à la mesure de la croissance démographique. Pour y tenir sa place, l'Europe dispose de terres arables qui sont parmi les plus fertiles, et même des meilleures terres à blé du globe. Enfin, la capacité de nourrir le monde conférerait un pouvoir d'influence exorbitant à celui qui l'exercerait sans partage.

L'intérêt et l'équilibre du monde impliquent une pluralité d'exportateurs parmi lesquels l'Europe doit figurer au premier rang. Cela ne signifie nullement que l'Europe doive se substituer aux gouvernements des pays en développement dans la recherche de leur sécurité alimentaire. Au contraire, notre premier devoir est de favoriser les productions locales, donc de faire profiter les régions du monde qui en ont besoin de notre expérience du développement.

L'Europe doit peser sur les négociations internationales pour que les intérêts des agriculteurs défavorisés soient mieux pris en compte. La libéralisation débridée du commerce mondial pourrait être ravageuse pour les producteurs des pays en développement. Ceux-ci ne peuvent pas être sacrifiés sur l'autel de la concurrence. Leur agriculture devra être protégée longtemps encore pour s'épanouir.

Hier, la mise en place des accords de Lomé répondait déjà à cette exigence : ouvrir nos marchés aux produits agricoles des pays en développement pour leur offrir des débouchés rémunérateurs, sans déstabiliser les marchés locaux. Aujourd'hui, l'Europe doit veiller à préserver cet acquis. Demain, en 1999, lorsque de nouvelles négociations s'engageront sur le commerce mondial des produits agricoles, ayons l'humilité et la générosité de ne pas oublier les pays les plus pauvres. Luttons, là aussi, contre l'exclusion. Tous ces efforts ne dispenseront pas les pays en développement d'avoir, plus encore, recours au marché mondial dans les années à venir, au cours desquelles la demande va exploser.

Les importations céréalières de ces pays devraient être multipliées par deux d'ici 2010 et par cinq d'ici 2025. Seules quelques régions pourront répondre à cet accroissement de la demande : l'Amérique du Nord, l'Australie, les pays de l'ex-bloc soviétique et l'Europe.

Pour contribuer à la régularité des approvisionnements mondiaux, pour être aux avant-postes de la sécurité alimentaire, l'Union européenne doit se donner les moyens de produire librement et cela ne nécessite pas obligatoirement de s’appuyer sur des aides publiques massives. L’Union européenne est-elle décidée à jouer ce rôle ?

Elle a tous les atouts pour être l'un des grands acteurs de l'alimentation mondiale. Elle doit en faire le choix en prenant en compte non seulement l'équilibre de son marché intérieur, mais encore l'urgence de combattre la faim partout sur la planète.

Il lui faut, pour cela, abandonner d'urgence la tentation européenne du repli sur soi que ne comprennent pas les peuples des pays en développement et que nous avons, nous-mêmes, de plus en plus de mal à comprendre.