Texte intégral
Qu’un gouvernement de gauche à direction socialiste bloque, pendant quatre mois, les salaires et les prix, alors que, dans le même temps, il proclame son attachement aux libertés et à la politique conventionnelle… voilà qui peut sembler déroutant ! Qu’il soit tenté, par ailleurs, de préciser, au moment où vont s’ouvrir les négociations entre organisations professionnelles et syndicales, quels sont les objectifs poursuivis… et le voilà accusé d’interventionnisme, de dirigisme et de duplicité ! A l’aube de ce qu’il est convenu d’appeler la « rentrée sociale » et à la veille de la sortie du blocage, il est donc opportun et utile d’expliquer. Et, par la même occasion, de donner la clef politique de ces apparentes contradictions en explicitant notre conception des rapports entre l’Etat et les organisations professionnelles et syndicales.
Il appartient au législatif et à l’exécutif - et à eux seuls - de définir, en dernier ressort, les intérêts de la nation et de mettre en oeuvre les moyens de les satisfaire. Mais il est clair qu’une telle politique se nourrit de l’exercice autonome des relations entre partenaires sociaux, qui disposent d’un espace de liberté considérable. La vie sociale que nous souhaitons promouvoir est fondée sur le contrat. Aux organisations de le faire vivre.
Les organisations professionnelles et syndicales sont les porte-parole et les défenseurs naturels et légitimes des agents économiques. Mais la période actuelle ainsi que la résolution de problèmes qu’elle pose exigent une transformation profonde du comportement de chacun. Il n’est d’ailleurs pas certain que cette transformation ne se produise pas plus vite chez les salariés eux-mêmes que dans leurs organisations (ou qu’à certains niveaux de celles-ci).
A la concertation active et approfondie entre organisations et gouvernement succèdent les choix et leur réalisation pour celui-ci. Des décennies d’un pouvoir de droite n’ont créé ni les solidarités (dont l’exercice permettrait de surmonter certaines de nos difficultés) ni des modes constructifs de discussion sur les remèdes à mettre en oeuvre.
Jusqu’alors, la vie contractuelle, active mais limitée à certains secteurs, a laissé une majorité des salariés du secteur privé hors du champ des accords salariaux. Des thèmes aussi essentiels que l’emploi, la durée et l’organisation du travail ne sont pas trop souvent même pas entrés dans les négociations. Et tout cela devrait, n’est-ce pas, inciter à la réflexion, voire à la modestie. Alors que le Gouvernement veut donner un rôle majeur à la politique contractuelle dans le progrès économique et social, il ne peut tolérer ni l’exclusion de fait d’une majorité de travailleurs ni la pauvreté des domaines que cette négociation aborde.
A cet égard, l’année 1982 est marquée par deux occasions qu’on peut qualifier d’historiques.
La première à propos de la réduction de la durée légale du travail à trente-neuf heures. Et pourtant trop peu d’entreprises du secteur productif ont saisi l’opportunité - avec les contrats de solidarité sur la durée du travail ou les nouvelles facilités du « temps choisi » - de repenser leur organisation du travail, voire de répondre à l’accroissement de la demande que la relance du second semestre de 1981 avait suscitée. L’avenir donnera raison à ceux qui ont eu la clairvoyance, le courage et le dynamisme de faire travailler moins les hommes et davantage les machines. D’autant que l’emploi y a été gagnant.
La seconde occasion se présente aujourd’hui avec la sortie d’un blocage qui concerne tous les Français, actifs ou non. La sortie doit être à la fois intelligente et utile.
D’abord, il faut sortir intelligemment et collectivement du blocage, c’est-à-dire en tirant le meilleur profit de ce moment sévère de la reconquête de notre santé économique. Par une double prise de conscience : de la rudesse des réalités économiques, nationales et internationales, certes, mais aussi de la volonté d’un Gouvernement qui, fidèle à ses choix politiques, s’attaque avec vigueur aux racines même de l’inflation.
Ces efforts commencent déjà à porter leurs fruits. Les Français les apprécieront avec le bon sens qui les caractérisent. Mais il faut qu’ils sachent aussi ne pas gâcher l’acquis économique de leurs sacrifices. Ils doivent au contraire avoir à coeur de prolonger ces premiers résultats.
Ensuite, il faut sortir utilement du blocage. A situation nouvelle, comportement nouveau. Ce serait myopie et contresens que de se contenter de relancer une politique contractuelle sur les mêmes rails, les mêmes habitudes, voire les mêmes travers, que par le passé. C’est-à-dire comme dans un autre contexte politique qui condamnait à la fatalité de la crise, de l’inflation et du chômage… faute de réformes structurelles.
Les accords de sortie élaborés au niveau des branches et des entreprises elles-mêmes devront certes prendre en compte les problèmes de l’évolution du pouvoir d’achat. Mais ils n’auront d’efficacité durable que s’ils prennent en compte les contraintes de la compétitivité.
Le discours du Gouvernement s’articule donc autour de deux thèmes essentiels.
Le premier consiste à réaffirmer le maintien du niveau du pouvoir d’achat du salaire moyen entre le 1er janvier 1982 et le 31 décembre 1983. Cet objectif est important quand on le compare à ce qui se passe chez nos partenaires étrangers. Seule la date de fin 1983 constitue un engagement. Sauf pour les « bas salaires », en faveur desquels les partenaires sociaux pourront négocier des dispositions spécifiques intervenant plus tôt. Cette clause entraînera évidemment des conséquences pour les « salaires moyens » et « élevés », qui devront contribuer à l’effort de solidarité.
Le second thème souligne la nécessité de « sortir » progressivement du blocage afin de briser tous les mécanismes d’indexation. Ceux-ci (dont on connaît les conséquences sur l’inflation) constituent une garantie illusoire. Car, à terme, ce sont les plus démunis qui en sont les principales victimes, et les inégalités qui s’amplifient. Il y a donc lieu de s’engager dans la prédétermination des hausses de salaires jusqu’à la fin de l’année 1983 pour permettre d’atteindre l’objectif retenu en matière d’inflation.
Lors des négociations qui vont s’ouvrir au niveau des branches, le jumelage « salaire-temps de travail » se justifie amplement car si le pouvoir d’achat est un problème qui concerne directement toutes les familles, le problème de l’emploi, lui, demeure central. Le Gouvernement a fondé son action sur l’exercice d’une solidarité active entre titulaires d’un emploi et chômeurs. Cette solidarité s’exerce à la fois dans le domaine de l’évolution du pouvoir d’achat à durée de travail constante et dans celui de la compensation salariale liée à la réduction des horaires.
Ce « jumelage » des thèmes de négociation peut sembler, à l’heure actuelle, trop difficile à assurer et exiger trop de sacrifices aux salariés. Il n’est jamais agréable à des socialistes d’engager un tel débat. Mais le courage conduit, et c’est un des privilèges du pouvoir politique, à demander beaucoup à ses mandants en modifiant, à leur profit, les rapports de force qui prévalent dans la société productrice.
C’est pour cela qu’il convient d’insérer les négociations qui se préparent dans les transformations structurelles qui vont intervenir dans les relations sociales après le vote des lois sur les droits des travailleurs.
Cette meilleure information et cette plus grande participation sont les gages d’une plus grande responsabilité. L’exercice de la responsabilité appelle à surmonter ses propres intérêts à court terme au profit de l’intérêt collectif. Or, en l’espèce, quel est le véritable enjeu de la négociation ? Moins le seul salaire ou la seule durée du travail que les coûts de production et, parmi eux, les coûts salariaux unitaires de production.
Contrats sociaux de compétitivité
Sur cette idée qui progressivement fera son chemin est fondée la notion de contrats sociaux de compétitivité avancée par le ministre de l’Economie et des Finances. La compétitivité, c’est en fin de compte la productivité physique du travail et les coûts des facteurs de production. Dans ce cadre globalisateur peuvent être abordés de façon économiquement raisonnable et socialement équitable les problèmes de l’emploi et du niveau de vie.
Certes, ces négociations-là n’ont-elles de sens que dans l’entreprise, seul endroit où la productivité a un aspect concret. On voit ainsi, mais était-il besoin de le clarifier une nouvelle fois, l’articulation entre négociation d’entreprise et négociation de branche. Le Gouvernement souhaite la signature de tels accords pour compléter les négociations par branche.
Je souhaite enfin préciser les intentions du Gouvernement en matière d’évolution des bas salaires. Il est des catégories entières de travailleurs qui doivent être épargnées par les rigueurs économiques. Le Gouvernement continuera la politique qu’il a menée en matière de SMIC, même si la progression du pouvoir d’achat envisagée doit être éventuellement adaptée. Si cela écrase les hiérarchies ouvrières - et nous en sommes conscients -, que les partenaires en tirent les conséquences en négociant les grilles indiciaires. Ce n’est pas aux plus démunis de faire les frais de réticences catégorielles.
Quant aux mécanismes de fixation des salaires, j’ai engagé des travaux au sein de la commission supérieure des conventions collectives. Ils seront poursuivis. Il s’agit de briser tout ce qui dans les modes de détermination des revenus peut favoriser l’inflation. Il appartient aux partenaires sociaux de s’entendre sur des formules nouvelles - comme par exemple le salaire binôme - pour éviter la répercussion généralisée des hausses des bas salaires. Bien qu’illégale depuis l’ordonnance de 1959, l’indexation perdure, avec l’accord tacite de tous.
Dès lors, dans le cadre d’une politique gouvernementale volontaire, cohérente et clairement affichée, de réformes de structures très largement engagées, d’une prise de conscience porteuse d’une volonté nationale, cette politique contractuelle rénovée peut apporter concrètement sur le terrain la réponse à bien des problèmes.
Elle exigera de la part des acteurs sociaux plus de courage que de complaisance ou de démagogie. Le chemin du socialisme auquel nous aspirons n’est pas celui de l’attente stérile et facile, mais celui de la création, dans le dialogue, la solidarité et la liberté.
Quand, demain, les partenaires se mettront autour de la table des négociations, ils devront savoir qu’ils ont à négocier des « contrats de responsabilité » au regard de la nation tout entière. Je sais bien qu’ils en sont aussi conscients que capables.
Jean Auroux