Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à Europe 1 le 9 décembre 1999, sur la crise franco-britannique ouverte par la décision française de maintien de l'embargo sur le boeuf, la proposition française d'inscription de la crise tchétchène à l'ordre du jour du conseil européen d'Helsinki et l'offensive diplomatique européenne auprès de la Russie pour négocier une solution non exclusivement militaire au conflit en Tchétchénie.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Dans la décision sur le bœuf, qu’est-ce qui a été le plus difficile, hier soir à Matignon ?

Hubert Védrine : Cela n’a pas été difficile. Tous les ministres interrogés par le Premier ministre et lui-même sont arrivés à la même conclusion qui est que la France n’est pas en mesure, aujourd’hui, de lever l’embargo sur la viande britannique parce qu’il n’y a pas assez d’assurances, pas assez de garanties. Ce qui est difficile, c’est d’arriver à ce constat – mais on n’y peut rien, c’est un problème objectif – avec un pays qui est aussi proche de nous et qui est un partenaire avec lequel nous faisons des choses aussi importantes en ce moment. Mais, nous allons tout faire pour circonscrire cette crise. C’est une crise du bœuf, c’est un problème objectif de l’exportation du bœuf britannique et pas uniquement, d’ailleurs, par rapport à la France. Ça n’est pas qu’une confrontation franco-britannique.

C’est bien de reconnaître que c’est une crise ?

Hubert Védrine : C’est une crise sur ce point, parce qu’il y a contradiction – mais nous la vivons, nous la découvrons ensemble et nous la gérons le mieux possible – entre ce nécessaire principe de précaution, la santé publique avec laquelle on ne peut pas jouer, et un certain nombre de mécanismes communautaires et l’aspiration des Britanniques à pouvoir exporter leur bœuf. Mais, tout cela pour le moment ne s’articule pas. Pas encore.

Les Français passent avant l’Europe ?

Hubert Védrine : La santé des consommateurs ! Mais cela serait la santé de n’importe quel autre consommateur, et nous pensons que ce que nous faisons est très important pour l’avenir et pour les consommateurs européens, ce ne sont pas que les consommateurs français.

T. Blair a lancé tout de suite une action en justice contre Paris.

Hubert Védrine : On n’y peut rien. C’est une procédure mécanique. Mais elle ne règle pas le problème sur le fond – elle ne fait pas disparaître le risque de maladie – et cela ne répond pas pour autant assez précisément à ce dont nous avons besoin. C’est-à-dire de tests plus rigoureux et surtout d’un étiquetage parfaitement clair qui permettra aux consommateurs au bout du compte – et tous les consommateurs d’Europe en profiteront – d’être parfaitement au courant.

Une vague de francophobie va déferler sur la Grande-Bretagne. « Tant pis, on n’y peut rien » : C’est cela ?

Hubert Védrine : C’est tout à fait regrettable. Cela traduirait une mauvaise connaissance du dossier puisqu’il y a un problème objectif. Il n’y a aucune espèce d’intention, de la part de la France, d’avoir une crise avec la Grande-Bretagne. Au contraire, nous sommes arrivés à cette conclusion, à regret. Si c’est comme ça, c’est comme ça. Mais les Britanniques comprendront bien que ce n’est pas une intention française.

Ils mettront du temps à comprendre, parce que la colère des Britanniques avait commencé dès hier soir. Et s’il y a des représailles sur les produits français ?

Hubert Védrine : Ce serait vraiment totalement injustifié et déraisonnable de leur part. Mais, considérons que c’est une pure hypothèse. De toute façon, ils ont un problème d’exportation parce qu’il y a d’autres pays qui n’ont pas levé l’embargo – l’Allemagne par exemple –, il y en a une quarantaine, une quarantaine de pays dans le monde. D’autre part, il y a d’autres pays qui n’ont pas d’embargo, mais où personne n’achète du bœuf britannique. Donc, ils ont un problème global d’exportation. Ils savent très bien qu’ils devront apporter plus de garanties. Ils ont d’ailleurs pris des engagements mais qui ne sont pas encore concrétisés. Ils ont besoin de concret.

Vous leur donnez un délai ? Vous leur dites : « On va se revoir dans tant de temps ? »

Hubert Védrine : On se voit tout le temps. On travaille ensemble sur la défense européenne, on va être ensemble à Helsinki. On travaille ensemble sur le Proche-Orient, sur la Tchétchénie, sur l’élargissement de l’Europe, sur la réforme institutionnelle. On est au coude-à-coude. On est dans le même bateau. On est dans le même projet. Donc, on n’a pas à se fixer des dates pour se revoir. Sur l’affaire de la vache, on avancera au fur et à mesure que les garanties concrètes que nous avons demandées seront là.

Le Président de la République a été constamment informé…

Hubert Védrine : Naturellement !

Est-ce qu’il approuve les décisions du gouvernement Jospin dans ce domaine ?

Hubert Védrine : Je ne sais pas exactement ce que le président et le Premier ministre se sont dit tard dans la nuit. Mais, je suis convaincu qu’il y a unanimité en France derrière la décision du gouvernement.

Est-ce que cela veut dire aussi que la France ne craint pas les sanctions promises par la commission Prodi ?

Hubert Védrine : C’est la commission en tant que telle, ce n’est pas Prodi.

La commission de Bruxelles ! Est-ce que vous voulez qu’elle modifie ses règles au nom du principe de précaution ? Qu’il y ait des règles européennes désormais ?

Hubert Védrine : D’abord, concernant la procédure, on verra. Elle prend un certain temps, et nous aurons à faire valoir nos arguments qui sont sérieux, comme nous le disions il y a un instant. Au bout du compte, il faudra certainement tirer les leçons de cette affaire pour améliorer les mécanismes, notamment en matière de protection du consommateur et de santé publique de façon à ce que l’Europe ait une approche cohérente par la suite. Il faudra que de ce mal sorte un bien. Mais on n’en est pas encore là.

Le sommet d’Helsinki va-t-il être retardé ? Aura-t-il lieu ?

Hubert Védrine : Mais bien sûr !

Vous pensez que T. Blair ira ?

Hubert Védrine : À ce conseil européen, nous devons fixer une politique générale de l’Europe quant à son élargissement. Les Européens qui ont été relativement en désaccord entre eux depuis une dizaine d’années sur l’élargissement – fallait-il accélérer ou ralentir pour mieux maîtriser ? – sont maintenant d’accord. Il y a vision de synthèse de l’Europe. C’est une date très importante. Cela n’a aucun rapport avec cette affaire pénible de la vache. Nous avons à prendre des décisions en matière de défense qui sont importantes. Nous allons parler de la Tchétchénie.

Helsinki devait marquer un progrès décisif pour une vraie défense européenne indépendante. Est-ce que c’est encore possible, est-ce que c’est fichu ?

Hubert Védrine : Non, ce n’est pas fichu du tout ! Le processus a commencé précisément grâce aux Français et aux Britanniques qui se sont rapprochés à Saint-Malo, ce qui a permis aux Quinze d’avancer ; la déclaration de Cologne, ce qui leur a permis de préparer Helsinki. Tout cela va déboucher sur des décisions à la fois sur les engagements des Européens pour renforcer leurs capacités et de nouveaux mécanismes de décision pour aller vers une Europe plus autonome dans le cadre de l’alliance. La défense européenne a été depuis très longtemps une chimère sympathique pour les discours et les colloques. Elle est en train de devenir réalité. Et Helsinki va marquer une vraie étape sur ce plan.

L’élargissement de l’Europe : est-ce qu’elle ne menace pas le dessin ou le projet européen ?

Hubert Védrine : Si, on peut le dire. C’est pour ça qu’il faut le maîtriser. Il faut que la négociation soit rigoureuse et il faut faire avant les élargissements qui sont en perspective des réformes institutionnelles pour que l’Union européenne puisse continuer à fonctionner après. C’est dans l’intérêt de tout le monde, y compris des candidats. S’ils veulent venir avec nous, c’est parce que cela marche bien. Donc, il faut que cela continue à marcher bien après. C’est pour cela que nous allons faire ce que l’on appelle dans le jargon “une conférence intergouvernementale” pour réformer les institutions et pour pouvoir être prêt à accueillir ceux des pays candidats qui seront prêts eux-mêmes, à partir, disons, de 2003.

Le bœuf fou va s’inviter à Helsinki. Il y aura aussi les chars russes et les criminels russes qui s’invitent à Helsinki. La Russie pour sa campagne électorale prend les Tchétchènes en otages et les assassine, y compris, dit-on, avec des armes chimiques. Est-ce qu’une action militaire de dissuasion est possible ?

Hubert Védrine : Il y a un vrai problème tchétchène, que nous ne nions, dans les deux sens. Et je le dis dans l’autre sens pour compléter le sous-entendu de votre interrogation. Il y a un vrai problème de terrorisme dans le Caucase du Nord. Cela dure depuis des années. Il y a un véritable problème d’industrie du kidnapping, des otages – beaucoup d’entre eux ont été assassinés : des Russes mais aussi des Caucasiens, aussi des Occidentaux. Donc, personne au monde n’a contesté le fait que la Russie ait le droit de lutter contre le terrorisme comme tous les gouvernements le font. Et personne ne conteste la souveraineté russe sur cette région du Caucase du Nord. Ce que nous contestons de façon claire, de plus en plus forte et de plus en plus pressante par rapport aux Russes, ce sont les méthodes employées et cette action militaire disproportionnée, démesurée, non discriminée…

Comment les Européens réunis en sommet à Helsinki vont-ils réagir ? Est-ce qu’une mise en quarantaine économique, financière, politique de la Russie est possible, et est-ce suffisant ?

Hubert Védrine : Le président Clinton vient d’exclure les sanctions contre Moscou en faisant remarquer par ses porte-parole que la plupart des mécanismes d’aide de l’Occident par rapport à la Russie visent à servir notre intérêt : par exemple, aider la Russie à mieux contrôler ses matières nucléaires ; par exemple, aider la Russie à mieux payer sa dette…

Donc, ce matin, vous nous dites que la France est d’accord avec Clinton : pas de sanctions contre les Russes ?

Hubert Védrine : Attendez, c’est important dans l’analyse, parce que quand nous agissons globalement entre Occidentaux, il est certain que nous avons plus de poids. Je voudrais dire que, sur ce point, nous sommes absolument déterminés à faire plier les Russes. C’est-à-dire à les faire changer de politique, à les ramener sur le terrain politique. Parce qu’au Caucase une solution purement militaire ne marchera pas. Nous le disons très fortement depuis des semaines…

Mais, ils continuent !

Hubert Védrine : Oui, en ce moment, ils continuent ! Et c’est pour cela que le sommet d’Helsinki va se saisir de cette question de la Tchétchénie dès le début. Nous allons proposer, nous Français, que l’ordre du jour soit modifié, que l’on commence par ce sujet vendredi matin. Parce que c’est important, on ne peut pas délibérer des autres sujets – qui sont très très important, mais dans le long terme – par rapport à cette crise. Nous voulons traiter la crise tchétchène, revenir sur le terrain de la solution politique sans mettre par terre toute la politique que nous avons entamée par rapport à la Russie depuis 10 ans qui consiste à accompagner ce pays dans la construction d’un grand pays moderne. Cela va prendre 20 ou 30 ans. Il faut garder le sens de la durée et le sens de la stratégie, même dans cette crise aiguë, et même au moment où nous jugeons absolument détestables les méthodes de l’armée russe. Je note d’ailleurs que les Russes sont en train de reculer cet ultimatum…

Ils ont donné trois jours de plus, mais ils continuent les massacres ! Ville après ville, la Tchétchénie tombe.

Hubert Védrine : Naturellement, mais nous ne sommes pas en train de contester les faits puisque c’est là-dessus que nous parlons depuis des semaines. Je dois dire que nous avons commencé à en parler à une époque où les médias ne nous posaient pas la question. On a même eu du mal à faire entendre ce que nous disions, avant que l’on commence à nous dire : “Mais pourquoi vous ne parlez pas du sujet.” Cela faisait déjà plusieurs semaines que l’on essayait de faire comprendre ce que nous avions à dire. L’objectif est que les Russes arrêtent cette politique militaire aveugle qui prend en otage l’ensemble des populations, ce qui est intolérable, et qu’ils reviennent à une solution…

Et s’ils continuent malgré la rationalité de vos propos ?

Hubert Védrine : Je défends nos intérêts à long terme, par rapport à la Russie de demain…

Et s’ils continuent !

Hubert Védrine : Eh bien, nous ne pourrons pas continuer à coopérer avec eux comme si de rien n’était, s’il n’y a pas les changements que nous exigeons dans la façon dont ils gèrent cette crise tchétchène.