Conférence de presse de M. Michel Barnier, ministre délégué aux affaires européennes, sur les travaux de la conférence intergouvernementale sur la réforme des institutions communautaires et sur la construction de l'Europe politique, Bruxelles le 17 septembre 1996.

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Circonstance : Conférence des représentants de gouvernements des Etats membres de la conférence intergouvernementale (CIG) à Bruxelles le 17 septembre 1996

Texte intégral

Je suis content de vous retrouver au début de cet automne et j’ai bien compris que vous souhaitiez que l’on se voit régulièrement sur ces sujets. D’ailleurs, cela va devenir utile, pour vous et pour moi aussi, qu’on se voit plus souvent afin que je vous dise comment se déroule cette négociation, quand elle sera vraiment enclenchée, ce qui est un peu difficile. Cela justifie d’ailleurs la demande française, acceptée aujourd’hui, qu’il y ait un sommet informel des chefs d’État et de gouvernement le 5 octobre pour donner l’impulsion politique que seuls peuvent donner les chefs d’État et de gouvernement qui concluront cette négociation, nous l’espérons, à Amsterdam.

Les ministres aussi auront plusieurs occasions de discuter de la CIG dans les semaines qui viennent. Et nous attachons beaucoup d’importance à ce premier dialogue au sommet et au fond sur la CIG à Dublin I, comme actuellement nous préparons, conformément à la demande de Florence, Dublin II.

Je suis heureux de vous retrouver maintenant, c’est-à-dire quelques jours après la première visite de Jacques Chirac, le président de la République, dans un pays d’Europe centrale, candidat à l’adhésion. Je pense que vous avez lu ou entendu le président de la République parler à Varsovie, non seulement de la perspective, qu’il souhaite proche, de l’adhésion de la Pologne, mais aussi des conditions de cet élargissement. Jacques Chirac a dit, je le cite : « pour s’élargir, l’Union européenne doit d’abord s’approfondir ». Il a évoqué la nécessité de réussir la Conférence intergouvernementale, de construire des institutions plus efficaces et plus démocratiques. Et cela correspond exactement à la feuille de route qui est la nôtre dans cette négociation.

C’est un message important, je le dis par rapport à ce qui se dit et à ce qui s’écrit actuellement. La seule chose qui compte, me semble-t-il, c’est ce que pense et ce que souhaite le président de la République française et c’est encore une fois lui qui a fixé la feuille de route qui est la nôtre. Je la respecte et j’essaie de la remplir jour après jour de manière besogneuse, qui est forcément celle de cette négociation, une fois par semaine, mais sans perdre l’énergie, l’enthousiasme, et même une part d’utopie peut-être qui m’anime depuis que je suis engagé dans la vie publique.

En tout cas je ne suis pas engagé dans cette négociation de manière désabusée ou fataliste, bien au contraire. Je suis certain qu’à force de conviction, peut-être au prix de secousses – il ne faut pas non plus exclure une crise le cas échéant dans cette négociation –, nous aboutirons à un point d’équilibre qui se situera au-dessus de la ligne nécessaire pour que l’Union européenne, à la veille de l’élargissement et pour réussir cet élargissement, se transforme d’un supermarché en une puissance politique, même si cette transformation est progressive et qu’elle exige des étapes. C’est cette conférence qui doit fixer le cadre et la perspective que j’évoque.

Voilà pourquoi le président de la République garde la même ambition pour cette CIG qui est une étape très importante de la construction européenne dans les années qui viennent.

Cette négociation n’est pas facile, je viens de le dire. Il y a des questions qui posent de vrais problèmes et sur lesquels il y a des lignes différentes : naturellement, la repondération, le nombre de commissaires, mais cela n’est pas nouveau. On le savait depuis le début et cela n’empêche pas la France, tranquillement, avec énergie, sans arrogance, de rechercher, et nous allons y parvenir, une position commune avec l’Allemagne et avec d’autres pays qui le voudront et de continuer à affirmer les sept objectifs prioritaires que nous voulons atteindre.

Je voudrais vous le rappeler :
    - pour le Conseil, un nouveau système de vote qui alliera la repondération des voix et l’extension de la majorité qualifiée ;
    - pour la Commission, un caractère collégial et restreint pour que cette Commission reste efficace ;
    - une meilleure association des parlements nationaux à l’élaboration des textes notamment du troisième pilier et à la définition de la subsidiarité. Puisque je parle des Parlements nationaux, j’ai dit hier dans la négociation que nous étions également ouverts à une discussion sur le rôle du Parlement européen ;
    - la subsidiarité : j’ai annoncé hier que la France dans les jours qui viennent déposerai un texte elle aussi pour fixer le cadre de sa demande, de sa réflexion. Mais nous rejoignons assez la démarche allemande, notamment l’idée d’un protocole qui inscrirait, d’une manière forte dans le traité, les textes d’Edimbourg ;
    - le renforcement de la PESC ou la création d’une vraie PESC avec le Haut Représentant : sur ce point, j’ai observé un progrès de l’idée, je ne dis pas « l’idée française » car ce n’est pas une idée pour la France que celle du Haut Représentant, c’est une idée pour l’Europe. Je suis sûr de cette idée, encore plus depuis que je suis allé à Chypre d’ailleurs, où nous avons un bon cas d’école de la nécessité d’une seule voix et d’un seul visage. Mais il y a d’autres cas où l’on pourrait appuyer cette démonstration ;
    - et puis le troisième pilier, c’est le sixième point, la drogue, c’est-à-dire le couple sécurité-liberté ou liberté-sécurité, de circulation, qui doivent avancer ensemble ;
    - enfin, cette idée, à l’origine franco-allemande mais qui elle aussi fait son chemin, de la coopération renforcée.

Voilà les sept grands objectifs de la France que nous nous efforçons, plus par la conviction que par toute autre méthode, de faire progresser.

Je dis un mot du souci qui est aussi le nôtre et qui va justifier qu’aujourd’hui ou dans les jours qui viennent, je dépose un texte qui est en cours de finalisation sur les services publics. Nous avons accueilli avec satisfaction, avec beaucoup d’intérêt la démarche de la Commission. Notre proposition sera de préciser, de compléter l’article 90, d’intégrer la jurisprudence récente des conclusions du Conseil européen, qui vont dans le bon sens d’ailleurs. J’ai observé aussi des initiatives intéressantes dans ce sens de la Belgique. Là encore, il ne s’agit pas d’une demande ou d’une idée française à usage exclusif. Nous sommes sûrs que cette idée de préserver les services publics d’intérêt économique sera utile à toute l’Union, parce que l’idée existe, même si elle est fausse, que l’Union empêche l’exercice d’un droit pour les citoyens à disposer de services de base lorsqu’ils sont éloignés, isolés ou qu’ils sont faibles. Donc, nous allons déposer ce texte dans les heures ou les jours qui viennent.

Le travail des représentants de gouvernement est aujourd’hui peut-être ingrat, mais nous le savions puisqu’il s’agit de déblayer, de clarifier, d’expliquer notre objectif. C’est simplement après ce travail de déblayage et de clarification que les chefs d’État et de gouvernement auront, comme c’est leur rôle, une discussion globale sur les enjeux et les options à Dublin I, puis à Dublin II.

Tous les sujets que je viens d’évoquer forment un tout dans l’esprit du président de la République française. Nous souhaitons, non seulement l’approfondissement politique de la PESC, de la défense, du troisième pilier, mais aussi des institutions plus efficaces. C’est pour cela que j’ai dit hier que dans notre esprit, il n’y aurait pas d’extension de la majorité qualifiée s’il n’y avait pas, en même temps, dans un nouveau système de vote au Conseil, une repondération.

Il nous reste assez peu de temps d’ici à Dublin II. Je vous rappelle la demande qui nous a été clairement faite par le Conseil européen de Florence de présenter un schéma de traité et nous travaillons à cela. Comment illustrer les choses ? On va tenter de faire un document qui sera le plus précis possible, assez précis donc. Il faudra prendre du temps pour le lire, puisqu’il s’agira de trois colonnes en quelque sorte, sur les grands points en discussion et peut-être même sur tous les points du mandat de Turin : une colonne qui comportera la rédaction actuelle du traité, une deuxième colonne, celle de la présidence qui écrira le point d’équilibre où il lui semble que la discussion est arrivée entre les représentants et les ministres. La troisième colonne comportera – ce seront les États qui la rempliront – les différentes propositions alternatives. Enfin, le rôle des ministres et des chefs d’État sera de rapprocher puis de fusionner la deuxième et la troisième colonne.

J’ai la conviction que, sur la base d’une ambition forte qui est celle de la France, nous sommes capables, au bout du compte, d’arriver à un point d’équilibre, à un point final qui se situera au-dessus de la ligne de l’ambition moyenne. Nous n’avons pas d’ambition moyenne dans cette négociation, nous avons une ambition forte. Le débat européen ne se résume pas à la CIG. Il y a d’autres étapes suivantes : la monnaie unique, les négociations d’élargissement, le débat sur la défense, la négociation des perspectives budgétaires et financières. Mais cette première étape est une étape incontournable pour réussir les autres. C’est donc la raison de la détermination du gouvernement, du président de la République française et de cette diplomatie du volontarisme que nous continuerons à pratiquer derrière le chef de l’État.

Q. : Que pensez-vous qu’on pourra faire à Dublin I, trois jours avant un congrès du parti conservateur ?

R. : Beaucoup de choses sont liées à la position britannique mais tout n’est pas suspendu à ce qui se passe en Grande-Bretagne, en France, en Allemagne, au Luxembourg. Nous savons bien que Dublin I ne sera pas une réunion conclusive. Hervé de Charrette avait souhaité, il y a quelques semaines, et il avait raison, qu’on dispose à Dublin I – nous espérons que la présidence le fera – une sorte de synopsis de la négociation, c’est-à-dire sur les huit ou dix points importants, une présentation des options qui restent en discussion pour que les chefs d’État ne se mettent pas à discuter ligne par ligne, virgule par virgule. Notre demande pour faciliter Dublin, était d’avoir un document comme cela. Nous espérons que la présidence aura le temps de le faire. En tout cas, nous le lui avons demandé.

J’ai oublié de dire que naturellement, et parallèlement, un travail franco-allemand se fait : il y a un prochain séminaire des ministres des Affaires étrangères et des ministres des Affaires européennes, et puis nos chefs d’État et de gouvernement se parlent souvent. Il y a un important travail bilatéral qui est très intéressant.

La demande de Jacques Chirac et d’Helmut Kohl est de mettre sur la table une proposition qui précisera ce qui était contenu dans la première lettre de Baden-Baden. Nous avons aussi besoin de travailler avec les Allemands. Dans l’esprit de la lettre de Baden-Baden, nous avions besoin et nous avons encore besoin de travailler ensemble. Mais les relations bilatérales ne sont pas seulement franco-allemandes. J’ai beaucoup travaillé, par exemple, avec les Espagnols ces temps derniers, et avec d’autres pays. Voilà pourquoi, je reste raisonnablement optimiste même si je ne sous-estime pas les difficultés de cette négociation les risques de secousse même dans les mois qui viennent. Je pense que si on arrive à additionner les fruits des discussions bilatérales que nous avons tous les uns et les autres, pas seulement la France avec les autres, mais aussi les autres avec les autres, je suis convaincu que nous pouvons aboutir à un résultat qui soit au-dessus de la ligne.

Q. : Est-ce que cela veut dire que pour Dublin I, il n’y aura pas d’initiative franco-allemande ?

R. : Il n’y a pas d’initiative franco-allemande pour Dublin I. Sauf d’obtenir que Dublin I ait lieu.

Q. : Il y aura un sommet franco-allemand quelques jours avant. Donc, il y aura un papier ?

R. : Oui, mais je ne suis pas sûr qu’il y aura un papier au sortir de ce sommet. Il y aura peut-être des déclarations mais il n’y aura pas un document franco-allemand au sortir de ce séminaire. Ce séminaire est fait pour continuer à travailler sur le document que le Président Chirac et le Chancelier Kohl voudraient rendre public et proposer à nos partenaires avant le Sommet de Dublin II.

Q. : (au sujet des services publics) ?

R. : Ce n’est pas une initiative, c’est un document qui propose une rédaction que nous souhaiterions introduire dans le traité pour clarifier et préciser l’application de l’article 90 notamment. Mais c’est une rédaction très simple, dans l’esprit d’ailleurs du travail préparatoire qu’a fait la Commission très utilement et qui consiste à dire que la Communauté, les États membres, dans le cadre de leur compétence respective, reconnaissent et garantissent le droit de chacun à disposer de services économiques d’intérêt général en Europe. (…)
La Commission a sa position, nous pouvons avoir la nôtre. Nous verrons bien après la discussion.

Q. : Vous proposez de modifier l’article 90 ?

R. : Probablement.

Je vous donnerai ce texte. Vous le verrez, il est très simple. Il ne devrait pas être contraire mais assez complémentaire, même s’il va un peu plus loin que ce que souhaite la Commission. Mais c’est un bon texte, de mon point de vue, dès l’instant où il sera dans le traité – alors, le problème est de savoir où on le mettra dans le traité –, nous avons souhaité qu’il soit placé dans l’article 90 mais on verra bien.

Q. : Vous allez présenter ce texte aujourd’hui ?

R. : Aujourd’hui, la discussion portait sur les institutions, donc ce n’était pas très opportun, mais il est en cours de finalisation. Donc, dans les jours qui viennent ou, au plus tard, la semaine prochaine.

Q. : Vous avez parlé de votre volonté, de votre énergie, de votre part d’utopie…

R. : Oui, je pense qu’un homme politique doit garder une part d’utopie. Peut-être certains d’entre vous l’ont-ils diagnostiqué, je sais que, quelquefois, j’apparais comme quelqu’un de trop enthousiaste et même un peu naïf. Je suis moins naïf qu’il n’y paraît, mais je garde et je garderai cette capacité de ne pas être désabusé.

Et puisque vous parliez d’utopie, mon utopie à propos de l’Europe, même si je sais qu’elle ne sera atteinte que par étapes, c’est que cette union économique, ce marché, ce supermarché devienne une puissance politique. Quand je dis cela, certains de vos confrères – hier, je voyais vos confrères britanniques et je leur parlais de la PESC – me disaient : « vous êtes complètement irréaliste, vous voyez bien sur l’Irak, vous avez vu sur le Liban, vous voyez bien à Chypre ». Ils partaient d’une situation actuelle. Alors, c’est peut-être une utopie d’imaginer un jour, sur quelques idées communes, quatre ou cinq (il ne faut pas être trop ambitieux en matière de PESC), que les chefs d’État ou de gouvernement décideraient en Conseil européen, eux-mêmes, fixant la ligne, et demanderaient à une personnalité choisie par eux d’être le porte-parole et le coordonnateur des différentes chancelleries, des différents ministères des Affaires étrangères. Il y a une part d’utopie. Mais, vous savez, il y a du chemin encore. Quand je suis allé en Slovaquie avec Werner Hoyer, c’était une première visite officielle franco-allemande et nous allons d’ailleurs en faire d’autres (nous réfléchissons à un projet de visite dans les nouvelles Républiques issues de l’ancienne Yougoslavie ; c’est intéressant qu’une visite franco-allemande ait lieu en Croatie, en Slovénie, en Bosnie)…

Q. : Mais avec quelle signification ? Vous voyez un jour ces Républiques intégrer l’Union ?

R. : Attendez. On va les voir. Ce qui est bien, c’est qu’on y aille ensemble, compte tenu de l’Histoire et de ce qu’on considère être le poids de l’Histoire dans le parallélisme de nos diplomaties sur cette zone. Avez Werner Hoyer, nous sommes d’accord sur cette idée. On va voir si elle est faisable. Je disais donc : quand je suis allé en Slovaquie avec Werner Hoyer, nous avons pris le même avion, nous avons fait la même visite, nous avions les mêmes rendez-vous, y compris avec les communautés française et allemande que nous avons reçues ensemble à Bratislava. Pour la première fois, on a bâti un dossier commun. Les deux ministères ont créé un dossier commun avec les mêmes éléments de langage pour les deux ministres. C’était intéressant. Ce n’était pas un discours commun, une conférence de presse à la fin d’un séminaire ; c’était des dossiers communs. Eh bien, c’est un tout petit exemple. Dans ce lieu de cohérence diplomatique animé par Monsieur PESC, les diplomates prennent l’habitude de travailler ensemble. Alors, c’est un peu de l’utopie. Mais je crois qu’elle est réaliste. C’est une utopie réaliste.

Q. : Vous faites déjà des travaux pratiques ? C’est cela ?

R. : Oui.

Q. : Vous parliez d’utopie. Est-ce que vous avez l’impression que certains de vos partenaires considèrent que l’engagement du Président Chirac en Pologne, sur la date d’adhésion de la Pologne à l’Union européenne, est une utopie ?

R. : Mais non. Jacques Chirac, je l’ai dit, est un homme volontariste. Il pratique la diplomatie du volontarisme. Et c’est cette diplomatie-là que je pratique comme il nous l’a demandé. C’est ma feuille de route. On ne contraindra pas nos partenaires, on les convaincra.

S’agissant de la Pologne, il a voulu faire un signal politique. Mais je vous fais observer que ce n’est pas très différent de ce qu’ont dit d’autres chefs d’État. M. Gonzalez a fait aussi des déclarations sur l’élargissement, le Chancelier Kohl également. Pourquoi à Varsovie, le Chancelier Kohl serait-il le seul à dire : nous sommes prêts à vous accueillir le plus vite possible ? Pourquoi le Président français ne le dirait-il pas aussi ?

M. Kohl a dit, ce que Jacques Chirac pense aussi, qu’il n’y aura pas de raccourci. C’est pourquoi j’ai pris la peine de vous rappeler le discours de Jacques Chirac à Varsovie.

Q. : Il n’y a pas une contradiction entre dire qu’il faut approfondir la Communauté… ?

R. : Non, c’est très cohérent. Nous souhaitons que cette CIG se termine à Amsterdam.

(…)

Tout dépendra des périodes de transition pour telle ou telle politique. Je ne crois pas qu’il y ait des obstacles insurmontables. Il a fixé l’an 2000 parce que c’est le tournant du siècle et que c’est une date symbolique. Cela dépendra de l’état de préparation des pays. La Pologne se prépare très activement. Elle n’est pas la seule d’ailleurs.

Q. : Quel est le poids que pourrait donner Dublin I ?

R. : Les chefs d’État et de gouvernement se sont vu, ils ont établi un menu. Mais ils n’ont pas vraiment négocié. (…) À Florence, ils ne négociaient pas. À Florence, ils ont fixé la liste des sujets. (…) Dans les institutions européennes, ce sont les chefs d’État qui décident, donc les conseils européens sont faits pour cela. Ils ont fixé le menu, la liste des sujets, ils n’ont pas négocié pour l’instant. Nous avons été chargés de déblayer le terrain de la négociation. Et ce qu’espère Jacques Chirac, c’est qu’on va rentrer dans le vif du sujet au plus haut niveau. C’est-à-dire qu’ils vont tenter d’avancer, non pas seulement d’évoquer les sujets, de faire un tour de table pour que chacun répète, mais de négocier. Comme tout le monde sait que ce dossier est très difficile, Jacques Chirac a pensé que si on voulait atteindre l’objectif d’Amsterdam, il ne fallait pas se contenter d’une seule réunion (Dublin en décembre) où il y aura peut-être d’autres grands sujets : la Bosnie, la situation agricole… Donc, Jacques Chirac sait que le temps presse et il veut donner une impulsion politique. Comment donne-t-on une impulsion politique ? Ce n’est pas en restant chacun dans sa capitale. Donc il a demandé qu’il y ait une réunion supplémentaire des chefs d’État. Il avait été très heureux du climat de Formentor. Je ne sais pas si Dublin I sera exactement ainsi.

Vous savez, sauf en tête-à-tête, en bilatéral, ils ont très rarement parlé à Quinze du fonds des sujets.

Q. : Y a-t-il des sujets que vous préférez qu’on aborde, dans le menu que vous avez cité ?

R. : Je vous ai dit les sept points qui lui paraissaient importants. Je vous ai dit que sur les questions de sécurité extérieure et de sécurité intérieure. Le président de la République a une forte motivation. Et ensuite la méthodologie qui s’attache à cela. Est-ce qu’on veut faire une vraie sécurité extérieure commune ? Est-ce qu’on veut faire une vraie sécurité intérieure commune (troisième pilier) ? Avec quelle méthode ? Je trouve très important que les chefs d’État consacrent quelques heures à aller au fond des choses.

Q. :  Est-ce que l’ambition n’a pas été réduite ? On parle de plusieurs étapes, de plusieurs CIG ?

R. : Ce n’est pas l’idée du président de la République. Il n’y a pas d’étapes dans la CIG.
J’ai parlé d’étapes dans le calendrier européen que vous connaissez, qui sont fixées. Mais notre souci, c’est qu’elles ne se télescopent pas trop.

Q. : Si la CIG se termine à Amsterdam, vous aurez accompli tout. Il n’y aura rien d’autre à faire ?

R. : Je ne crois pas. Je vous donne mon sentiment personnel. Je ne crois pas qu’il y aura d’autre CIG. En tout cas, ce n’est pas notre idée. Je crois que les autres étapes sont suffisamment graves et importantes (sur la monnaie, sur l’élargissement, sur la défense) pour qu’on évite les télescopages et qu’on essaie de réaliser l’ensemble de l’exercice cette fois-ci. Je le dis d’autant plus que, plus on sera nombreux dans cette Union, plus les modifications institutionnelles deviendront difficiles. Nous avons là une occasion historique, 45 ans après le début de la construction communautaire, de modifier les institutions. Je ne suis pas sûr qu’on en ait beaucoup d’autres après.

Q. : (… sur la clause de coopération renforcée…)

R. : Si l’on met dans les institutions une clause de coopération renforcée, elle est acceptée par tout le monde et elle sert ensuite sur différents sujets pendant 50 ou 100 ans. On ne modifiera pas plusieurs fois les institutions. La coopération renforcée est faite pour tenir compte de la nouvelle nature de l’Union européenne qui sera très vaste et empêcher que l’Union n’avance qu’au pas du pays le moins pressé.

(…)

Dans l’Union, quelques pays proposent sur tel ou tel sujet une action commune sous forme de coopération renforcée. Les autres en sont d’accord et quelques pays avancent plus vite. Mais tout l’enjeu, c’est que les coopérations renforcées existent vraiment. Ouvrons les yeux, elles existent et elles vont exister de plus en plus. Dans le traité, on en a déjà une avec l’Union économique et monétaire. À côté du traité, on en a une autre, j’espère qu’on pourra l’y inclure, c’est le protocole social. En dehors du traité, on en a une très claire, c’est Schengen. Elles vont se multiplier. J’ai dit aux autres pays : voulez-vous qu’elles aient lieu toutes dans l’Union, ou prenez-vous le risque qu’elles aient lieu à l’extérieur de l’Union, en faisant plusieurs Europes ou deux Europes ? Le président de la République française souhaite qu’elles aient lieu dans l’Union. Alors mettons-les dans les institutions, dans le traité, et trouvons une méthode commune, de telle sorte que petits et grands pays, pays neutres pour l’instant et autres (je parle de la PESC), soient au moins autour de la table lorsqu’on discute d’une coopération renforcée. Car le risque qu’ils prennent, c’est de ne plus être du tout dans la pièce.

Q. : (… au sujet de la PESC…)

R. : Vous avez une vision très fataliste de la future politique extérieure commune. Vous dites que ce n’est pas possible compte tenu de la capacité actuelle, des problèmes actuels. Moi je dis : c’est parce qu’il y a l’incapacité actuelle que nous voulons changer un certain nombre de méthodes progressivement et aboutir à moins d’incapacité, et à plus d’actions communes. Aucun des sujets que vous avez évoqués n’est fermé.

(…)

Cela dépend de l’action commune. Si l’action commune, ce sont les relations de l’Union européenne avec la Russie, les relations de l’Union européenne avec le Moyen-Orient, la gestion politique de l’élargissement…

(…)

Pourquoi nos diplomaties seraient-elles condamnées au parallélisme, voire à la concurrence ? Parce qu’elles ne travaillent pas ensemble. Faisons un lieu où les diplomates travaillent ensemble quotidiennement et tentent d’aboutir (cela prendra peut-être 20 ans) à des analyses communes des problèmes et de leurs intérêts. Pourquoi dire de façon fatale et définitive que l’intérêt de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne dans l’Europe seraient concurrents au Moyen-Orient ?

Q. : (la Communauté a plus été, tant en Yougoslavie qu’au Proche-Orient, pour l’instant, une charge, un handicap pour un pays comme la France qu’un avantage. D’une certaine manière, les navettes de M. de Charrette ont démontré qu’il était préférable de veiller que (…) à la Communauté.

R. : M. de Charrette a fait, au nom de la France, ce que la France était la mieux placée pour faire, mais vous partez de la situation que la PESC n’existe pas. L’habitude de consulter préalablement et de décider n’existe pas. Dans le cas du Liban, c’est très intéressant, si notre système existait – encore une fois, sans être parfait et efficace dans tous les cas. Il faut d’abord comprendre qu’une politique commune extérieure, ce n’est pas une politique unique. Dans un cas réussi, l’action commune pour le Moyen-Orient est décidée, ce qui veut dire que les chefs définissent une ligne commune, préalablement. M. PESC doit être sur une ligne fixée par les chefs d’État. S’il n’y a pas de ligne commune, ce n’est pas M. PESC qui va l’inventer tout seul. Je n’exclus pas que dans la décennie qui vient, les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne fixent une ligne politique commune dans les relations de l’Union avec le Moyen-Orient. Si nous sommes dans cette hypothèse, les ministres des Affaires étrangères décident par exemple que le ministre le mieux placé parmi eux, par exemple M. de Charrette, le ministre français, va au Liban et qu’il est accompagné par M. PESC. Dans un autre cas, c’est M. PESC qui y va tout seul.

(…)

Je vous écoute, constatant l’impuissance, l’incapacité actuelles de l’Union, et vous me dites qu’au fond il n’y a pas de raison que cela change. Alors on reste dans un marché économique commun et c’est tout. Ce n’est pas notre idée : nous tentons de faire bouger les choses.

Q. : On a l’expérience de 30 ans de politique agricole commune, on voit bien l’affaire de la « vache folle » … politique étrangère commune ?

R. : Oui, mais quand même, la politique agricole commune existe, quels que soient les mensonges, les imperfections ou les lacunes, par exemple en matière de contrôles vétérinaires, parce qu’il y a des leçons à tirer pour améliorer le fonctionnement du marché agricole. Mais elle existe. Il a fallu tout ce temps-là. Je pense qu’il faudra effectivement plusieurs décennies pour aboutir à une vraie politique extérieure commune. Et nous proposons de commencer par un instrument et quelques actions. La première est la gestion politique de l’élargissement. C’est la première action évidente pour tout le monde, mais il y en a peut-être deux ou trois autres. Le président de la République française pense que l’Union européenne n’est pas seulement un supermarché, et qu’elle doit devenir une puissance politique capable de faire que l’Europe pèse dans le monde autant que le bloc nord-américain ou l’Asie. Voilà pourquoi nous sommes déterminés sur la monnaie unique, et nous tentons de faire bouger tous les États qui sont intéressés, les petits comme les grands, vers cette puissance politique. Et nous avons proposé quelques réformes ou quelques instruments pour cela. Vous ne pouvez pas le reprocher à la France.

(…)

J’ai dit que ce débat n’était pas fermé du tout. Il faut rentrer dans les détails : sur quoi appliquerait-on la majorité qualifiée par exemple ? Je parle bien de la PESC. Naturellement, il faut qu’il y ait consensus sur l’action commune. Mais après, dans la mise en œuvre des moyens et des modalités de cette PESC…

(…)

C’est vous qui avez été étonnés, parce que le Chancelier Kohl avait dit des choses comparables il y a quelques mois…

Q. : (sur le problème du calendrier…)

R. : Sur le calendrier bien sûr. Tous les chefs d’État ont dit dans plusieurs conseils : nous voulons l’élargissement, tous. Quelques-uns sont un peu plus enthousiastes que d’autres. Au moins, cela va dans le bon sens.

Q. : (… sur les départements d’outre-mer)

R. : Le débat continue. Comme vous le savez, le président de la République m’a envoyé la semaine dernière faire un très long voyage, aux îles Marshall. En bilatéral, nous travaillons beaucoup. Par exemple, la semaine dernière encore, j’ai travaillé avec le ministre espagnol, puisque nous sommes très liés sur ces sujets. Nous sommes d’accord, au moins en ce qui concerne le Portugal, la France et l’Espagne.

Nous travaillons sur un texte qui renforcerait dans le traité la place des départements d’outre-mer. Je me suis entretenu avec Jean-Jacques de Peretti.

Je suis allé dans les départements d’outre-mer.

Je vous remercie. Je voulais vous dire que la France garde et gardera son ambition et son volontarisme sur cette CIG. Il n’y a aucun doute là-dessus.