Interview de M. Alain Madelin, vice président du PR et président du mouvement Idées-action, et M. Claude Allègre, universitaire membre du PS, dans "La Croix" du 29 juin 1996, sur la réforme de l'université.

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Média : La Croix

Texte intégral

La Croix : Alain Juppé s’est récemment félicité des propositions de réforme de l’université présentées par François Bayrou. Sont-elles, à vos yeux, satisfaisantes ?

Claude Allègre : Je voudrais d’abord rappeler que l’université française n’est pas dans l’état épouvantable que l’on décrit parfois. Nonobstant le problème des premiers cycles, dramatiques sur le plan social, il ne faut pas oublier qu’elle est passée, en trente ans, de 350 000 à deux millions d’étudiants. Dans le même temps, la qualité de l’enseignement s’est extraordinairement améliorée, surtout en sciences, médecine et technologie.

Pour en venir à la réforme Bayrou, on ne peut se satisfaire d’un plan qui occulte la question du financement. Prenons l’exemple du statut étudiant, une idée que nous avions déjà développée. Tel qu’il est présenté dans le plan Bayrou, il coûte 6 milliards de francs supplémentaires par an. Sans cette somme, il n’y aura pas de statut ! Plus généralement, il existe un problème de financement de l’enseignement supérieur en France, avec des universités sous-financées et des grandes écoles surdotées. C’est un système extraordinairement inégalitaire.

Alain Madelin : On ne peut pas séparer la question du financement du problème du statut juridique. Cette réforme évoque beaucoup de questions mais ne traite pas suffisamment de l’essentiel, à savoir : le statut des établissements universitaires. Sur ce point, on sait ce qui marche dans le monde : des universités très fortement décentralisées, avec un statut de pleine autonomie et des moyens financiers accompagnant ce statut. Il est vrai que nous sommes dans un drôle de pays, où l'on dépense plus pour financer le déficit de la SNCF que pour l'ensemble des universités. C'est vrai que l'éducation supérieure de qualité nécessite des moyens financiers importants. Mais, et Claude Allègre sera d'accord avec moi, il ne s'agit pas seulement de réinjecter de l'argent dans le système, mais de réparer et de rénover les structures. Car certaines favorisent la qualité des hommes, et d'autres pas.

C. A. : Je constate que vous êtes d'accord avec moi sur le fait que toute politique de l'enseignement supérieur nécessitera de l'argent et que pour l'instant, on n'en parle pas. Je rappelle qu'aux États-Unis, où l'argent public finance 80 % des budgets des universités, on dépense pour les étudiants deux fois et demi plus qu'en France.

A. M. : Encore une fois, il ne s'agit pas simplement de régler un problème de moyens, mais de permettre aux gens de talent qui dirigent l'université, qui la composent, d'exercer leurs responsabilités. Toutes les universités dans le monde sont confrontées au défi du nombre. Mais il est clair qu'un système autonome, très fortement décentralisé, avec des universités ouvertes sur la vie, est mieux à même de résoudre ces questions. Nous avons en France un système beaucoup trop centralisé. Le problème clé, je le répète, c'est l'autonomie. Tant qu'on hésitera sur ce point, on pourra faire toutes les réformes du monde, on progressera peut-être mais on passera à côté de l'essentiel.

La Croix : Vous partagez ce point de vue ?

C. A. : Non seulement je suis partisan d'une plus grande autonomie des universités, mais les contrats d'établissements que nous avons faits lorsque Lionel Jospin était à l'éducation réalisaient un pas dans ce sens. Le plan université 2000 prévoyait une négociation pluriannuelle entre les régions, l'État et l'université.

A. M. : Vous savez ce que j’ai regretté dans votre plan université 2000 ? Que l’on n’en ait pas fait un formidable instrument d’innovation, qu’il n’y ait pas eu une sorte d’appel d’offres pour des projets un peu innovants…

C. A. : Vous n’êtes pas bien au courant ; c’est ce qu’on a fait.

A. M. : Non, c’est ce qui, de fait, s’est un peu imposé à vous. Par exemple nous, en Bretagne, sur le terrain, on a dit : on ne veut pas entrer dans le moule.

C. A. : Je suis attaché à cette notion de diversité. Au ministère de l’éducation nationale, j’ai personnellement protégé deux universités atypiques et complètement différentes, Dauphine et Saint-Denis, pour préserver la diversité.

La Croix : Jusqu’à quel point peut-on accorder l’autonomie sans aboutir à un système complètement éclaté ?

C. A. : On pourrait discuter des modalités. Mais je pense que nous sommes plutôt d’accord sur ce point. Ce n’est pas un problème gauche-droite, c’est un problème entre jacobins et girondins.

A. M. : À l’heure actuelle, il y a une sorte de consensus autour du modèle qui domine à l’étranger. À condition que ce ne soit pas la mise des universités sous la coupe des régions, ni un retour du corporatisme.

C. A. : Je suis un adversaire tout aussi acharné du corporatisme. Ce qui donne la citoyenneté à l’université, c’est l’État. À partir du moment où l’on donne plus d’autonomie à l’université, il faut lui donner une citoyenneté. Je m’explique : vous ne pouvez pas faire gérer la poste par les postiers et l’université par les universitaires seuls. Par conséquent, il faut faire ce que nous avons fait dans les universités d’Île-de-France, dans les universités nouvelles, à savoir créer un conseil d’orientation, avec des représentants des forces vives locales. Université autonome ne veut pas dire université anarchique. Le chemin est encore long. Il n’est pas normal, par exemple, que les dossiers de carrière des professeurs soient toujours gérés de Paris ! Dans l’armée, cela fait vingt ans que la gestion est décentralisée. Mais en tout état de cause, le contre-exemple, pour moi, c’est l’université Pasqua.

La Croix : Pour vous aussi ?

A. M. : Moi, je suis pour le campus de Ker Lann, un campus situé dans ma circonscription d’Ille-et-Vilaine, largement financé par le conseil général, sur lequel on accueille des enseignements supérieurs, publics et privés, l’École normale de Cachan, l’école Louis-de-Broglie en électronique, etc. Le problème de l’université Pasqua, c’est sa singularité, qui pose la question de la bonne utilisation de cette ressource rare qu’est l’argent du contribuable.

C. A. : Voilà un désaccord très net entre nous. Je suis pour l’autonomie des universités mais pour la coordination de l’État pour l’ensemble universitaire et sur la création d’universités en particulier. Je suis pour l’initiative et la concurrence. Ce que je reproche à M. Pasqua, c’est de se prendre pour le ministre de l’éducation nationale, en utilisant l’argent public du conseil général pour créer une université privée.

A. M. : J’ai pourtant cru comprendre que vous faisiez l’éloge d’un système d’économie mixte, comme aux États-Unis…

C. A. : Sauf qu’il y a une différence fondamentale : aux États-Unis, l’initiative de création est essentiellement privée. L’argent public est venu après. La volonté de certains élus de fabriquer « leur » université est un danger mortel.

A. M. : Je vous rejoins sur ce point. Cela reviendrait à transformer la monarchie en féodalité, avec le démembrement des universités pour opérer un saupoudrage électoral sur un territoire.

C. A. : L’État doit coordonner la politique de l’enseignement supérieur, l’animer mais pas la gérer.

A. M. : Oui à un pilotage un peu fin par l’État. Mais non à un carcan administratif insupportable qui bride l’énergie.

La Croix : La rénovation des premiers cycles, avec notamment une certaine forme de déspécialisation, est-elle de nature à réduire l’échec universitaire ?

C. A. : Je vous ferai remarquer que c’était notre projet et que nous avons rencontré une opposition terrible dans la filière Lettres, où une hyperspécialisation précoce s’est introduite.

A. M. : C’est pourtant une question essentielle qui rejoint celle de l’autonomie. Prenons l’enseignement de l’économie. Si je voulais faire preuve d’initiative, je bâtirais un enseignement central en élaborant un enseignement complémentaire avec des entreprises, des écoles d’application ou encore avec tel ou tel ministère. Aujourd’hui c’est impossible.

C. A. : Si, c’est possible dans le système actuel. C’est pour cela que nous avions créé le statut de professeur associé et favorisé les contacts avec la vie civile. Il reste vrai que l’ensemble des acteurs économiques, politiques, sociaux, doit participer à la réflexion sur l’université et à l’orientation des programmes, notamment pour tout ce qui est de type professionnel.

A. M. : Il est clair en effet que, sans regard autre que le sien, la corporation des professeurs maintiendra ad vitam aeternam l’enseignement correspondant à la spécialité du professeur Untel, même s’il n’est pas utile au savoir ou à la société. Si nous résumons les propositions que nous venons de faire, nous avons un conseil d’orientation qui désigne son président, un président recruté librement, ensuite une gestion libre du personnel administratif, et une ouverture dans le recrutement des enseignants.

La Croix : Les diplômes restent nationaux ?

C. A. : Le diplôme doit rester national. L’essentiel est de veiller à ce qu’on ne crée pas des filières de culture et communication recueillant 1 500 inscriptions d’élèves nourrissant l’espoir de devenir metteur en scène !

La Croix : Est-ce que la déspécialisation des deux premières années est une bonne idée ?

C. A. : Oui, bien sûr. Dans les disciplines littéraires, il faut faire la synthèse de ce qu’on a fait dans le secondaire : de la philosophie, mais aussi de [illisible] des grandes durées, de la littérature comparée… C’est ce que nous voulions d’ailleurs instituer. Mais nous avons assisté à une révolte de tous les petits mandarins locaux qui voulaient garder leur cursus à eux.

A. M. : Pourquoi faut-il une réforme nationale du premier cycle ? Dans notre statut d’autonomie, est-ce que les présidents d’université, les équipes enseignantes ne sont pas capables d’organiser tout cela eux-mêmes ? Est-ce que quelques orientations nationales ne suffiraient pas à impulser un mouvement ? J’aurais aimé, là encore, que la rénovation des premiers cycles soit liée à une réforme du statut juridique et financier.

C. A. : L’une des grandes plaies de notre système, c’est que les étudiants ne sont pas assez mobiles. Le cadre national leur permet d’être mobile.

A. M. : Il faut organiser des passerelles, c’est évident. Imaginons que je sois ministre de l’éducation nationale, et vous, président d’université, je vous donnerais le cahier des charges des passerelles de premier cycle, et ensuite je vous laisserais libre.

C. A. : Il est indispensable que l’État fixe tout de même un cadre. Cela étant, pour réduire le taux d’échec dans le premier cycle, le rapport entre le nombre d’étudiants et le nombre d’enseignants est le seul paramètre qui vaille. Il faut plus d’enseignants, et mieux formés.

A. M. : Et l’orientation quand même ?

C. A. : Mais l’orientation est un problème plus compliqué sur lequel je vais être encore plus ouvert que M. Madelin. Il faut, à mon sens, que l’étudiant choisisse lui-même son orientation en prenant des initiatives. Aujourd’hui, les étudiants ont tendance à être passifs ; ils attendent d’être inscrits dans l’université qui correspond à leur lieu de résidence. Et ce n’est pas bon.

A. M. : L’orientation par le domicile, c’est la loi Savary !

La Croix : Vous êtes pour une désectorisation ?

C. A. : Je suis pour tout ce qui stimule l’initiative individuelle.

A. M. : Nous avons un système de sélection totalement régressif, qui ne repose ni sur l’excellence ni sur la compétence ou la volonté, mais sur le domicile.

C. A. : Je vais aller plus loin. Je pense que notre système éducatif a tendance à fabriquer des spectateurs de télévision et pas des citoyens. Tout le monde s’insurgeait parce qu’à une époque il fallait faire la queue toute une nuit pour s’inscrire à Paris I. Et alors ? Si c’est pour son propre avenir, ce n’est pas extraordinaire de passer une nuit !

A. M. : Premier arrivé premier servi, comme méthode de sélection, ce n’est pas l’idéal ! Tenir compte un petit peu de la compétence des étudiants, ce n’est quand même pas totalement stupide.

La Croix : Et si on désectorise, qu’est-ce qui se passe ?

C. A. : On ne passera pas d’un système à un autre comme ça. C’est vrai qu’il faut éviter les facultés dépotoirs, mais je vais vous donner un contre-exemple. Des étudiants qui habitent la banlieue nord m’ont dit : « Avec votre sectorisation, nous ne pourrons jamais aller qu’à Villetaneuse et à Saint-Denis, et nous ne pourrons pas aller à Paris I. Vous nous avez enfermés dans un ghetto. »

Autre exemple : j’ai passé un savon l’année dernière à mes élèves de troisième cycle parce qu’au début de l’année je leur ai demandé : qu’est-ce que vous prévoyez de faire ? On ne sait pas, on va essayer de passer le DEA… C’est un échec du système d’enseignement de fabriquer des gens qui sont des assistés. Le socialisme moderne ce n’est pas l’imitation du Gosplan. C’est combiner la justice sociale assurée par le collectif et la liberté individuelle.

A. M. : C’est l’émancipation. Vous revenez enfin aux sources du socialisme. Vive le socialisme libéral !

C. A. : Je vous arrête tout de suite. Le dynamisme économique du pays est complètement freiné, parce qu’on fabrique la hiérarchie sociale à 20 ans avec le système des concours. Vous rentrez à l’École polytechnique sur vos capacités à faire des mathématiques, après quoi vous n’avez aucun goût du risque puisque votre avenir est assuré. On ne peut pas toucher à l’orientation universitaire sans toucher au système des grandes écoles. On pourrait réserver chaque année à Polytechnique 50 places pour des élèves venant de l’enseignement technique. Cela n’est abordé ni par M. Fauroux ni par M. Bayrou.

A. M. : C’est tout à fait juste. Le système des grandes écoles organise la société française en castes, en mobilisant beaucoup de ressources financières pour ceux qui seront les mieux lotis plus tard. D’un côté le tout sélectif, et de l’autre la non-sélection, ou plus exactement la sélection la plus bête, la plus idiote. De plus en plus, dans ce monde du savoir, l’université doit diffuser des connaissances aussi larges que possible. Demain je serai peut-être médecin économiste, médecin informaticien. Donc il faut permettre le brassage. Mais un mécanisme permettant de vérifier la vocation de médecin reste nécessaire.

C. A. : Dans les filières américaines prestigieuses, vous devez rembourser l’argent avancé pour vos études le jour où vous entrez dans le privé. Seriez-vous d’accord pour appliquer cela en France, pour les élèves de l’ENA et de Polytechnique ?

A. M. : Je l’ai déjà proposé. Les grandes écoles assurant une place automatiquement à la sortie, l’investissement est rentable pour l’élève. Le calcul est simple à faire. Je vaux plus, donc j’emprunte et je rembourse. La mission de l’État est de récupérer de l’argent sur les grandes écoles pour le redistribuer là où ce n’est pas rentable.

C. A. : Donc vous êtes d’accord avec le système que nous avions mis en place mais qui n’a pas été jusqu’au bout, qui était de dire : les élèves des grandes écoles n’ont pas de bourses, ils ont des prêts, cet argent-là on le récupère pour donner des bourses aux élèves de premier cycle, et au fur et à mesure que les élèves montent dans les études et donc ont une perspective d’emplois, ils ont moins de bourses et plus de prêts.

A. M. : C’est ce qu’on a essayé, sous une forme un peu différente, de mettre en œuvre en Bretagne. Mais d’une façon générale, oui, il y a les études professionnelles rentables qui ont pour vocation d’être financées par des mécanismes adaptés, et des études qui doivent être financées par l’État. Claude Allègre disait tout à l’heure : « Je veux que les gens se reprennent en main » ; pour financer ses études, il n’est pas interdit aux étudiants de trouver des petits boulots. C’est ce que j’ai fait ; vous aussi sans doute.

C. A. : Bien sûr. Je n’ai jamais bien compris pourquoi on avait supprimé petit à petit ce qu’on appelait les « pions » ; c’était un moyen à la fois de financer les études et d’exercer une sorte de tutorat pour les lycéens.

La Croix : La formation continue est-elle assez encouragée ?

C. A. : Notre système n’en parle pas. Je suis contre la civilisation de l’ascenseur et pour celle de l’escalier. Aujourd’hui, comme dans la tour Montparnasse, des ascenseurs s’arrêtent au 15e étage pour certains, et pour d’autres, ils franchissent ces mêmes étages sans s’arrêter. L’École polytechnique par exemple vous conduit directement au 15e, et même si vous ne réussissez pas, vous ne redescendrez jamais. Moi je préfère que chacun ait toutes les marches à monter, plus ou moins vite, plus ou moins haut, suivant son talent, son mérite professionnel, le diplôme ne donnant qu’une impulsion initiale.

A. M. : J’ai moi-même proposé depuis longtemps l’idée d’un capital éducation, d’un capital de deuxième chance. Pour vous donner un ordre de grandeur, bientôt 500 000 jeunes vont entrer dans l’enseignement supérieur, 250 000 seront diplômés à bac + 4 ou plus, et la société française n’aura pas plus de 100 000 postes bac + 4 à offrir. On imagine déjà les frustrations qui se préparent. Il ne faut pas pratiquer la politique de l’autruche. D’où l’urgence aussi de revoir l’entrée dans les entreprises. L’expérience et le caractère doivent compter autant que le diplôme, la différenciation n’étant souhaitable qu’après deux ou trois ans dans l’entreprise. À défaut de cela, nous allons tout droit à l’explosion sociale. Parce qu’on ne tolérera pas cet immense échec social. Offrir des études à ses enfants, c’est espérer pour eux une situation un peu meilleure que celle que l’on a soi-même connue. Si l’échec est programmé à l’avance, ce sera un échec redoutable de la société tout entière.

C. A. : Vous allez de toute manière à l’explosion sociale.

La Croix : Si l’enjeu est d’une telle ampleur, un référendum n’est-il pas la seule solution ?

C. A. : Avec comme question : voulez-vous prendre vos vacances en été ou au bord de la mer ? Répondez pas oui ou par non.

A. M. : Pourquoi pas un référendum, mais les choses sont plus complexes que cela. Plutôt que de faire du bricolage, mieux vaudrait qu’on nous dise où l’on veut aller.

C. A. : On ne peut pas sacrifier une génération. Il faut y aller très progressivement, sans casser les choses.

A. M. : C’est pour cela que la revendication de l’autonomie est une vision parfaitement évolutionniste. Je suis pour une révolution tranquille. Mais l’histoire est faite d’alternance entre des périodes de remise en ordre et des périodes de remise en cause, des périodes de gestionnaires et d’ajusteurs et des périodes de visionnaires et d’entraîneurs. Nous avons besoin aujourd’hui de visionnaires.

C. A. : C’est en effet l’incapacité des élites à conduire ce changement qui donne envie au peuple de changer d’élites.