Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur le bilan des accords de Matignon pour la Nouvelle-Calédonie, notamment la mise en place des institutions nouvelles et la sortie de accords de Matignon, notamment le développement économique de la région, Paris le 24 février 1998.

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Circonstance : Ouverture des discussions sur l'avenir de la Nouvelle-Calédonie à Paris le 24 février 1998

Texte intégral

Monsieur le ministre,
Monsieur le député,
Monsieur le sénateur,
Messieurs les présidents,
Mesdames et Messieurs,

1. Le 26 juin 1988, il y a presque dix ans, étaient signés à l’Hôtel de Matignon, dans cette même pièce, par le Premier ministre, M. Michel Rocard, par Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur, ainsi que par onze autres membres des délégations de Nouvelle-Calédonie, dont l’un est présent aujourd’hui, une « déclaration commune » et deux annexes bientôt connues sous l’appellation d’Accords de Matignon.

La déclaration commune affirmait, je cite, « l’impérieuse nécessité de contribuer à établir la paix civile pour créer les conditions dans lesquelles les populations pourront choisir, librement et assurées de leur avenir, la maîtrise de leur destin ».

Il était prévu que, dix ans plus tard, un scrutin d’autodétermination soit organisé sur le territoire.

Le 20 août 1988, étaient signés ensuite les Accords dits de la rue Oudinot qui exprimaient un accord sur le teste du projet de loi que le Président de la République décidait, sur proposition du Gouvernement, de soumettre à un référendum national.

Le peuple français approuvait ce projet qui devenait ainsi la « loi du 9 novembre 1988, portant dispositions statutaires et préparatoires à l’autodétermination en 1998 ».

Dix ans ont passé : nous voici en 1998.

Selon l’article 2 de cette loi, c’est entre le 1er mars et le 31 décembre 1998 que, je cite encore, « des populations intéressées de Nouvelle-Calédonie », c’est-à-dire celles inscrites sur la liste électorale spéciale résultant de l’accord signé à Matignon, pouvant établir une résidence de dix années sur le Territoire, « seront appelées à se prononcer par un scrutin d’autodétermination, conformément à l’article 53 de la Constitution, sur le maintien du territoire dans la République ou sur son accession à l’indépendance ».

C’est cette année que, pour reprendre l’heureuse formule de la déclaration commune, ces populations auront à choisir « la maîtrise de leur destin ».

2. Aujourd’hui, au moment d’ouvrir cette réunion, à quelques mois du dixième anniversaire de la signature des Accords de Matignon, je voudrais tout d’abord rendre un hommage particulier aux signataires de ces accords qui ont mis fin, pendant ces dix années, à une situation d’affrontement qui avait conduit, comme l’a reconnu la déclaration commune, « à une situation voisine de la guerre civile ».

Après les événements que le Territoire avait connus les mois précédents, jusqu’au drame d’Ouvéa, il fallait beaucoup de courage et de lucidité pour trouver les voies d’un accord et engager sur celui-ci sa responsabilité politique et personnelle.

Les Accords de Matignon resteront un exemple privilégié de la capacité que certain hommes ont de faire prévaloir les paroles de paix sur l’engrenage des affrontements.

Jean-Marie Tjibaou a manifesté dans ces moments difficiles une hauteur de vue, un sens de la perspective historique, une détermination et une générosité qui forcent le respect. Moins d’un an après avoir signé les accords qui rétablissaient la paix, il tombait victime de son engagement. L’inauguration prochaine du centre culturel qui portera son nom, et qui marquera, par une réalisation architecturale exceptionnelle, la grandeur de la culture kanak et son rayonnement parmi les cultures océaniennes, sera l’occasion de rendre un hommage solennel à Jean-Marie Tjibaou. Dès aujourd’hui je souhaitais rappeler le rôle éminent qu’il a joué dans l’instauration d’un processus de paix et d’une solution politique en Nouvelle-Calédonie.

Je veux aussi rendre hommage à M. Jacques Lafleur, qui n’a pu assister à l’ouverture de ces discussions. Son engagement personnel dans la négociation de juin 1988 et son attention constante et vigilante à la mise en œuvre des Accords de Matignon ont été une des clés de leur succès. La poignée de main qu’il a échangée avec Jean-Marie Tjibaou illustre, pour l’histoire de la Nouvelle-Calédonie, l’importance de ce moment véritablement historique.

Je me dois aussi de rappeler aujourd’hui le rôle joué à l’époque par le Premier Ministre, Michel Rocard, dans l’élaboration des Accords de Matignon et dans leur suivi pendant leurs premières années d’application. C’est à juste titre qu’il est considéré, au même titre que Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur comme l’un des artisans de cette œuvre de paix. Je puis témoigner, mais vous le savez tous, qu’il conserve, pour la Nouvelle-Calédonie, un attachement personnel très fort.

Je voudrais enfin évoquer la place qui revient dans la préparation des Accords de Matignon à la mission du Dialogue, dirigée par M. Christian Blanc, qui a rassemblé des hommes de bonne volonté, de toutes opinions et de toutes origines, qui se sont rendus sur place et ont su, par une écoute attentive, renouer les fils du dialogue.

3. Les Accords de Matignon, avant de créer des institutions nouvelles et d’organiser des réformes, ont fait prévaloir un état d’esprit, dont les mots-clés sont le dialogue et le partenariat.

Le premier paragraphe de la déclaration commune des Accords de Matignon évoque justement « plusieurs décennies d’incompréhension et de violence ». La violence naît de l‘injustice et de l’incompréhension, et celle-ci est souvent d’abord la conséquence de l’absence de dialogue.

Les Accords de Matignon ont en quelque sorte libérée la parole, au sein de chaque communauté, entre les communautés, entre les responsables politiques. Sans doute la prise de parole reste-t-elle encore trop limitée sur le territoire, ne concerne-t-elle pas assez de citoyens, connaît-elle des éclipses. Personne ne peut nier toutefois que les Accords de Matignon aient établi un climat de dialogue, dont l’absence, les années précédentes, avait contribué à laisser libre cours à la violence.

Le partenariat, mot certes souvent employé de nos jours, à un sens fort dans le vocabulaire des Accords de Matignon. Il y a trois signataires qui sont partenaires, l’État, le RPCR et le FLNKS. Ce ne sont pas des adversaires, même si les convictions sont parfois différentes ; il n’y a pas non plus ceux qui sont acteur et ceux qui sont observateur, chacun est également responsable de la mise en œuvre du contrat que constitue les Accords de Matignon.

L’esprit des Accords de Matignon est davantage que les textes qui les ont traduits dans des dispositions juridiques et d’organisation.

Cet état d’esprit, nous devons être attentifs à le préserver pour les étapes à venir. Il nous faut à notre tour maintenir dans nos discussions un esprit de dialogue confiant. Pour la plupart, ceux qui sont autour de la table ne sont pas ceux qui ont participé à la discussion de 1988 et les difficultés qui nous attendent peuvent être de nature différente. Les nouveaux Accords de Matignon que nous devons inventer à notre tour doivent s’inspirer de l’esprit de ceux qui ont été signés par nos prédécesseurs.

4. Notre première tâche consistera à dresser un bilan des accords d’il y a dix ans. La réunion que présidera demain, rue Oudinot, le secrétaire d’État à l’outre-mer, M. Jean-Jack Queyranne, y sera consacrée. Ce bilan doit être dressé de bonne foi et sans complaisance. Pour bâtir un nouvel accord, il nous faut un échange approfondi sur ce qui a été accompli.

Aucun chapitre ne devra être négligé : le fonctionnement des institutions, la reconnaissance de 1’identité kanak, le rééquilibrage, entre les communautés et entre les différentes régions du territoire, sont autant de sujets dont j’imagine qu’ils susciteront des débats.

Des efforts considérables ont été accomplis par l’État et par les institutions territoriales, provinciales et communales pour mettre en œuvre les engagements des Accords de Matignon, réaliser des réformes, construire des équipements, accroître l’égalité des chances, infléchir l’évolution économique et sociale et aussi affirmer de nouvelles prises de responsabilité pour les différentes communautés.

Les institutions créées en 1988 ont fonctionné. Elles ont permis un exercice des responsabilités et une adaptation des politiques publiques aux réalités de chacune des parties du territoire.

Dix années, c’est à la fois beaucoup, suffisamment en tout cas pour dresser un bilan, et peu, car les structures économiques et sociales ne se modifient en profondeur que sur le long terme. Certains d’entre vous souligneront tout ce qui a été fait, d’autres tout ce qui n’a pas été fait et aurait dû l’être. Je le redis, il faut établir ce bilan en toute rigueur et en toute franchise, pour que ce que nous déciderons ensuite pour l’avenir ait encore plus de chance d’entrer dans les faits.

Lorsque j’étais ministre de l’éducation nationale dans le gouvernement que dirigeait Michel Rocard, je m’étais rendu sur le territoire, en 1989. Je garde le souvenir très vif et très fort de ces journées. J’espère venir vous revoir.

J’avais eu aussi plusieurs fois l’occasion, par exemple lors des réunions annuelles des comités de suivi des Accords de Matignon, de faire le point des réalisations et des réformes en Nouvelle-Calédonie, dans mon secteur de responsabilité. Je me souviens des décisions qu’il m’a fallu prendre pour donner au territoire une priorité dans les crédits et les postes d’enseignants, pour faire face à l’accroissement de la population à scolariser, mais aussi pour rattraper les retards d’équipement et d’encadrement. Je me rappelle aussi les débats sur la pédagogie, et en particulier la question des langues vernaculaires, de leur enseignement et de la place qui devait leur être donnée dans l’enseignement élémentaire et préscolaire.

Je serai particulièrement intéressé à connaître le bilan que vous dresserez de ces dix années dans le secteur de l’éducation nationale.

5. Une fois réalisé ce bilan des Accords de Matignon, il conviendra d’examiner ensemble comment aura lieu ce que l‘on appelle la « sortie des Accords de Matignon » et quel sera l’avenir du territoire.

Je souhaite d’abord redire combien je me réjouis que cette discussion s’engage.

Depuis juin dernier, nous n’avons pas ménagé nos efforts pour que ces discussions puissent avoir lieu. Je voudrais que chacun ici soit conscient du travail considérable effectué par le Gouvernement pour que soit résolu un problème qui n’était pas réglé lorsque nous sommes arrivés aux responsabilités : celui de l’échange des gisements miniers condition de la réalisation d’un projet d’usine métallurgique dans le nord du territoire. Nous avons tenu nos engagements.

Le ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, M. Dominique Strauss-Kahn, le secrétaire d’État à l’industrie, M. Christian Pierret, M. Jean-Jack Queyranne et M. Philippe Essig ont tout mis en œuvre pour que les négociations sur le projet d’usine métallurgique dans le nord, dont le non-aboutissement bloquait l’engagement des discussions politiques, se concluent dans les meilleurs délais compatibles avec l’importance des enjeux et la difficulté de l’exercice. Il fallait en effet concilier l’objectif de créer une nouvelle usine dans le nord, établir de manière équilibrée les rapports entre la SMSP et l’opérateur industriel et préserver l’emploi dans l’usine de la SLN à Doniambo, ce qui est évidemment l’intérêt de tout le territoire et non celui de la seule SLN.

J’ai parfois lu ou entendu que l’État aurait manifesté de la mauvaise volonté ou aurait été réticent à favoriser la réalisation de cette usine métallurgique dans le nord de la Nouvelle-Calédonie.

Permettez-moi d’abord de rappeler que si la province nord, par sa société SOFINOR, détient la majorité du capital de la SMSP, c’est à la fois parce que M. Lafleur a décidé de vendre les parts qu’il détenait dans cette société et parce que le Gouvernement de l’époque, celui de M. Michel Rocard, a accordé à la province les moyens financiers pour que cette transaction se réalise.

Il s’agissait clairement alors de permettre à la province nord de franchir un pas supplémentaire dans le rééquilibrage économique et de faire accéder la communauté mélanésienne à la richesse minière, dont elle avait été jusque-là tenue à l’écart.

Le Gouvernement ne pouvait donc qu’être favorable à ce que la SMSP mène à bien avec un partenaire industriel un projet d’usine de transformation du minerai de nickel, créateur d’emplois, comme il le sera pour tout autre projet industriel dans cette partie du territoire.

Pour autant le Gouvernement ne pouvait pas, dans l’intérêt même du territoire, ne pas se préoccuper des emplois de la SLN.

La conciliation de ces préoccupations également importantes a demandé plusieurs mois : ce ne fut pas un délai excessif compte tenu des enjeux.

Désormais plus rien ne s’oppose à l’engagement de discussions sur l’avenir institutionnel du territoire.

La loi référendaire a prévu, vous le savez, que serait posée la question du maintien dans la République ou de l’indépendance. Dans l’esprit des signataires des Accords de Matignon, il était envisagé, après ce scrutin, d’organiser les modalités de l’indépendance, et notamment des rapports du nouvel État avec la France, si le scrutin d’autodétermination avait ce résultat, ou d’établir une nouvelle organisation statutaire, si la consultation locale concluait au maintien dans la République.

Trois ans plus tard, en 1991, M. Jacques Lafleur, estimant le scrutin d’autodétermination trop simplificateur, a proposé de faire l’économie de ce référendum d’autodétermination pour rechercher une « solution consensuelle », traduisant un compromis institutionnel, solution pour laquelle tant le FLNKS que le RPCR pourraient appeler la population néo-calédonienne à voter. Le FLNKS a accepté de rechercher cette solution qui pourrait donc conduire à poser à la population de Nouvelle-Calédonie une autre question que celle prévue par la loi référendaire.

Le Gouvernement de l’époque et les Gouvernements qui l’ont suivi ont indiqué que dès lors qu’une telle solution recueillerait un accord de l’ensemble des signataires des Accords de Matignon, elle pourrait en effet être soumise à consultation sur le territoire, sans qu’il soit préalablement nécessaire d’organiser le scrutin d’autodétermination prévu à 1’article 2 de la loi de novembre 1988.

Je vous confirme que le Gouvernement que je dirige est bien, pour ce qui le concerne, dans cette disposition d’esprit.

Il convient donc maintenant sans tarder, car les échéances prévues devront être respectées, de rechercher puis de mettre au point cette solution susceptible de recueillir l’accord des trois signataires des Accords de Matignon.

Cet accord doit d’abord être celui de ceux que l’on appelle les partenaires locaux, RPCR et FLNKS. C’est à eux qu’il appartient d’échanger l’expression de leurs conceptions de l’avenir du territoire et de discuter pour les rapprocher.

L’État entend naturellement jouer activement son rôle de signataire des accords et donc de partenaire, en proposant une méthode et un calendrier, en suggérant des pistes pour rapprocher les points de vue et en étudiant les traductions juridiques et institutionnelles des consensus qui s’établiraient.

Je vous engage à commencer cette discussion dès que possible et à la poursuivre, à Paris ou à Nouméa, dans les mois qui viennent, selon un calendrier rigoureux. Compte tenu des délais probables de mise en œuvre juridique de la « solution consensuelle », notamment si celle-ci implique une révision de la Constitution, il ne nous reste que quelques mois pour aboutir.

Il n’y a donc pas place pour de nouveaux préalables, mais je sais que nous sommes d’accord sur ce point. Cela ne signifie pas que des discussions ne puissent se dérouler dans des formations particulières. Je fais notamment allusion à la question dite du « contentieux colonial » que le Gouvernement abordera par une discussion directe avec la communauté mélanésienne, afin de procéder à un examen du passé de la colonisation, qui permettra de fonder plus solidement la Nouvelle-Calédonie de demain.

Dès lors que les sujets évoqués conduiront à aborder l’avenir, il conviendra de revenir  des formations de discussions permettant la représentation de tous les partenaires des Accords de Matignon et de toutes les composantes de la société néo-calédonienne.

M. Jean-Jack Queyranne vous proposera une méthode de discussion. Je vous suggérerais seulement à ce stade de discuter de l’avenir de la société et des institutions, par thèmes, plus que sur la base de concepts juridiques abstraits.

Les questions que nous avons à résoudre sont importantes. Il s’agit de bâtir la Nouvelle-Calédonie de demain en répondant à quelques questions à la fois simples et fondamentales.

Comme l’identité kanak doit-elle s’exprimer et se traduire dans la société néo-calédonienne et dans le monde d’aujourd’hui ?

Quelle manière de vivre ensemble voulons-nous définir pour les communautés qui vivent sur cette terre, dans le respect de leur histoire ?

Comment fonder pour l’avenir de nouvelles relations entre la Nouvelle-Calédonie et la République française puisque, je l’observe, personne autour de cette table ne pense ni ne souhaite que cette histoire commune de plus de eux siècles soit brutalement interrompue ?

C’est la réponse à ces questions que les habitants du territoire, et notamment les plus jeunes, attendent de nous, dans la fidélité à l’esprit des Accords de Matignon.

Nous ne pouvons pas les décevoir.