Texte intégral
« Le peuple vous a déjà censuré »
(…) Je lis, j’entends ici ou là que ce serait un crime de lèse-majorité que de déposer une motion de censure. Nous nous bornons à utiliser les moyens offerts par la Constitution et à remplir, comme chacun ici, notre rôle de députés. L’Assemblée n’a déjà été consultée ni sur la reprise des essais nucléaires, ni sur le service national, ni sur la réintégration dans l’OTAN, ni - en détail - sur la protection sociale. Les mesures qu’annoncent les ministres sont systématiquement présentées en dehors de cette enceinte. Et on voudrait en plus, que l’opposition se taise et renonce à son droit !
Sous la Ve République, une motion de censure sert moins à renverser un gouvernement qu’à exprimer un refus quand le pays va mal. Elle sert à prendre date pour indiquer comment la situation pourrait être redressée. Tel est le cas : trois années après l’installation d’une majorité parlementaire de droite, un an après l’élection présidentielle, chacun constate que les choses en France vont plutôt mal. Le pays le ressent. Beaucoup de gens dans nos départements vivent de plus en plus difficilement, inquiets pour le présent et pour l’avenir, inquiets pour leurs enfants. Les évènements de décembre dernier ne sont pas loin. Une tension réelle existe dans beaucoup de nos villes. Le fait qu’à l’issue de ce vote vous ne serez pas renversé ne rend pas moins pertinente notre démarche : il souligne seulement combien cette Assemblée, juridiquement légitime, est devenue peu représentative de l’opinion profonde du pays. (…)
D’abord, nous voulons censurer votre abandon des services publics. Demain, le Conseil des ministres européen de l’énergie doit se réunir pour décider d’abandonner les règles qui jusqu’ici régissaient ce secteur. Malgré vos démentis, vous voulez offrir le marché à des producteurs et à des distributeurs réputés « indépendants » - indépendants d’EDF, oui, mais certainement pas des capitaux internationaux. Pourtant le service public, égal et neutre, facilite la cohésion sociale. Il contribue à la régulation économique. Il permet la prise en compte du long terme et de l’intérêt général. C’est un élément majeur de notre tradition et de notre identité nationale. C’est cela que vous voulez abandonner. Et c’est cela que nous n’acceptons pas. (…)
Pourquoi ces réticences de votre part et même parfois ce rejet du service public ? Parce que vous n’admettez pas, par idéologie, que des secteurs importants de notre société ne soient pas régis par la loi du marché, donc du profit. Parce que le service public est pour vous une parenthèse : envolées d’ailleurs vos prétentions à constitutionnaliser le service public à la française, mais personne dans cette enceinte, ni ailleurs, n’a oublié vos déclarations sur la « mauvaise graisse » des fonctionnaires.
Je reviens un moment - car l’exemple est significatif - à EDF, réussite industrielle reconnue, qui fournit une des électricités les moins chères d’Europe. Le projet d’accord que vous avez préparé avec l’Allemagne aura des conséquences négatives sur l’emploi, sur l’innovation technologique, sur l’indépendance énergétique, peut-être même sur la sécurité. Vous prévoyez qu’aux opérateurs privés seront affectés les entreprises gros clients, représentant 30 % de la consommation les plus rentables, auxquelles seront proposés des tarifs abaissés. A EDF resteront les 29 millions d’usagers à faible consommation, tout ce qui sera au-dessous de 9 Gwh dans un délai de 6 ans. Vous aggravez encore cette évolution dans un article de votre projet d’accord en précisant « qu’à la lumière de l’expérience acquise, le Conseil des ministres européens envisage, le cas échéant, une nouvelle ouverture du marché. » Bref, au lieu du choix qui, jusqu’ici, assurait l’égalité d’accès et de traitement des usagers du service public, vous préférez une logique financière qui aboutira à doubler le prix du kWh au centre de la France et davantage Outre-mer. Ce que votre ministre de l’Industrie appelle « préserver le cœur du service public » signifie en accommoder les restes. L’aménagement du territoire en pâtira. Le lien social à moyen terme aussi. Et les abonnés paieront la facture.
Monsieur le Premier ministre, nous refusons pour notre part la dérégulation et le libéralisme outrancier à la britannique qui aboutissent au monde fou de la vache folle. Dans le cas d’EDF, nous voulons le maintien et la modernisation du service public à travers trois décisions. Premièrement, comme nous-mêmes l’avons fait, refuser cette directive au lieu d’y céder. Deuxième proposition, nous souhaitons que soit introduit dans le traité constitutif de la Communauté, à travers la Conférence intergouvernementale, un texte préservant le service public et modifiant notamment l’article 90 du Traité, éliminant ainsi les contentieux. Troisièmement, je souhaite que vous repreniez le projet de charte européenne des services publics permettant les adaptations et les moyens de fonctionnement indispensables, et assurant une pleine reconnaissance communautaire. Ce que nous vous demandons, c’est de reconnaître que certaines activités essentielles, en France et en Europe, ne doivent pas être soumises au seul vent du marché et de la concurrence, mais qu’elles doivent satisfaire ces principes fondamentaux que sont la continuité, l’adaptabilité, l’égalité et la neutralité, qui seuls à nos yeux permettent redistribution, participation, responsabilité et transparence. Bref, défendez le service public au lieu, peu à peu, de l’abandonner. (…)
Sur le plan de la stratégie, chacun sait qu’il y a 30 ans, sous l’impulsion du général de Gaulle, la France quittait le commandement intégré de l’OTAN. Aujourd’hui elle y revient sans qu’une explication convaincante ait été fournie, sans qu’un vrai débat ait eu lieu, notamment au Parlement. Nous avons approuvé l’attitude ferme du président de la République en Bosnie. Mais comment pourrions-nous nous satisfaire du catalogue de déclarations d’intention qui vient d’être signé début juin à Berlin ? Quelles garanties précises le gouvernement français a-t-il obtenues. A notre connaissance, aucune. On voudrait croire que la rénovation de l’OTAN est en bonne voie et que son européanisation est acquise. La réalité est différente, car l’accord est soumis à des conditions imposées par Washington. Les Américains s’arrogent un droit de veto sur le choix des actions menées, un droit de regard sur l’utilisation du matériel et la composition des forces, à quoi s’ajoutent des contraintes techniques. Il est à craindre qu’en payant d’avance, en renonçant à exiger des contreparties et un calendrier, le gouvernement ne soit privé du seul levier dont il disposait. Le risque est réel que l’européanisation de l’OTAN ne s’efface rapidement devant la matérialité américaine de son commandement : technologie américaine, soldats européens, et plus rien à négocier. Nous ne pensons pas que ce soit ainsi que l’on puisse maintenir le mieux l’influence internationale de la France et la perspective d’une authentique identité européenne de défense.
Cette critique, nous la formulons à l’égard de l’ensemble de votre politique de défense. Le président de la République a été au cours des derniers mois très actif dans ce domaine. Pour quelles actions ? Une reprise brutale des essais nucléaires - avant leur abandon -, une proposition de dissuasion partagée que nos alliées nous ont renvoyée au visage, une loi de programmation militaire qui contredit le texte que même Assemblée avait voté voici deux ans, une réforme de la conscription mettant en cause le lien armée-nation et se réduisant en définitive à un check-up du lundi midi au vendredi même heure, enfin un reformatage expéditif de nos armées, l’affaiblissement de notre outil industriel de défense et la suppression de dizaines de milliers d’emplois. Je rappellerai à cet égard que c’est le même Jacques Chirac, qui aujourd’hui propose de ramener le budget de la Défense à 185 milliards et qui, en 1991, après donc la chute du Mur de Berlin souhaitait l’accroître à 270. La défense de la France a besoin d’être modernisée, elle se prête mal à de telles embardées.
Nous sommes convaincus pour notre part qu’au-delà de la nécessaire évolution de nos forces armées vers un plus grand professionnalisme, un service national plus court, profondément remanié, contribuerait à une défense moderne. Dans les circonstances actuelles, ce service prendrait la forme d’un service d’initiation à la défense, de deux mois. Il maintiendrait le lien armée-nation. Il ouvrirait la possibilité, en cas de modification de la menace extérieure, de faire appel à un nombre beaucoup plus grand de personnes et faciliterait l’organisation de réserves efficaces. C’est notre quatrième proposition.
Les Français, à tort ou à raison, seraient peut-être disposés à oublier tout cela s’ils bénéficiaient grâce à votre politique d’une amélioration concrète de leur situation. Aucun progrès ne s’est produit malheureusement pour ce qui devrait être le principal front gouvernemental : l’emploi. (…)
Vous avez multiplié les erreurs de politique économique en bloquant la croissance par la lourdeur des prélèvements, tout en reprochant aux consommateurs leur prudence. Comme si les consommateurs obéissaient aux injonctions gouvernementales de consommer ! 600 000 jeunes de moins de 25 ans restent sans emploi. Quelles que soient les manipulations statistiques, plus de trois millions de Français n’ont que le chômage pour horizon, nombre qui a augmenté de 300 000 en trois ans. Les difficultés de vie, l’angoisse du lendemain, la peur du licenciement gagnent toutes les communes et toutes les couches de la société. L’emploi précaire se banalise et constitue désormais l’antichambre de l’exclusion.
L’état de la protection sociale n’est pas meilleur. (…) Assurément il convenait de réformer en profondeur le système et de maîtriser l’évolution des dépenses de santé. Mais votre méthode a été mauvaise, ainsi que plusieurs de ses aspects de fond. Vous avez, là aussi, multiplié les prélèvements, remis en cause de nombreux droits, et les 17 milliards de déficit sur lesquels vous vous engagiez il y a six mois pour 1996 sont devenus entre-temps 50 milliards, du fait notamment d’un effondrement des recettes lié à votre politique récessive. Comment comptez-vous financer ce déficit ? Jusqu’à quand repousserez-vous la loi cadre contre l’exclusion, la prestation autonomie, une vraie politique familiale, toutes ces mesures qui constituaient le contingent des promesses pré-présidentielles ? Déficit de croissance, déficit d’emploi, déficit social. Pour les Français, votre politique, c’est cela : on paie plus et on touche moins. (…)
Sur le plan de l’emploi, plusieurs séries de dispositions devraient être prises. D’abord, cinquième proposition, un soutien de la demande salariale et du pouvoir d’achat des pensions car la croissance souffre avant tout d’une anémie de consommation. Une loi-cadre - sixième proposition - visant partout où c’est possible à une réduction forte du temps de travail avec embauches compensatrices, l’Etat consacrant à cette démarche les sommes aujourd’hui gaspillées dans des aides inutiles aux entreprises. Septième proposition : la conclusion de contrats avec les collectivités locales, les encourageants financièrement au lieu de les ponctionner, afin qu’elles développent massivement les emplois d’utilité collective dans des métiers que l’économie marchande ne prendra jamais seule en compte (activités de quartier, écodéveloppement, accompagnement de l’enfance et de la vieillesse, animation du lien social). Huitième proposition enfin : favoriser l’emploi à travers une réforme de l’impôt et des cotisations sociales.
Précisément, sur le plan de la fiscalité, nous récusons les ponctions injustes auxquelles vous vous livrez. La situation financière que vous laisserez sera si tendue qu’on ne pourra sans doute opérer d’allègements massifs rapides. Mais nous entendons néanmoins relever le défi et nous engager sur une baisse de l’impôt indirect, sur un rééquilibrage de la fiscalité des capitaux, sur une péréquation de l’impôt local, enfin sur une limitation des charges pesant sur les couches moyennes et modestes aujourd’hui souvent surtaxées. (…)
Au moment où le pays a besoin d’un projet mobilisateur, vous donnez le sentiment d’agir par saccades, de conduire un pouvoir déconnecté des attentes de la société et de manquer d’une perspective d’ensemble. L’arithmétique parlementaire ne nous permet pas aujourd’hui de l’emporter, mais le pays, lui, a jugé votre politique. Monsieur le Premier ministre, le pays vous a déjà censuré.