Texte intégral
RMC - Lundi 3 juin 1996
RMC : Vous vous intéressez au Proche-Orient. Faut-il penser ce matin qu’un coup de frein important sera apporté au processus de paix ou bien qu’au bout du compte, il continuera comme il avait été entamé avec le prix Nobel de la paix ?
J.-P. Chevènement : Il y a deux choses. Il y a les principes : il y a eu une élection démocratique, M. Netanyahou va être le Premier ministre d’Israël ; et il y a la réalité : il est clair que toutes ses déclarations précédentes – pas de paix avec la Syrie tant qu’elle est un régime dictatorial, aucune concession territoriale sur le Golan et pas de discussion sur Jérusalem – tout cela pose quelques problèmes. Au-delà des discours, il faut juger sur les actes. Je suis de ceux qui pensent depuis longtemps que la création d’un État palestinien est dans l’intérêt d’Israël. Est-ce que le gouvernement de B. Netanyahou va appliquer ou non les accords d’Oslo ? Telle est la question.
RMC : Est-ce que ce n’est pas M. Arafat qui va payer le premier le prix de l’élection israélienne du Likoud ?
J.-P. Chevènement : On peut le craindre. Arafat s’est engagé dans le processus de paix. Dès le départ, il faut le rappeler, c’était un processus assez déséquilibré car il s’est engagé au lendemain de la chute de l’Union soviétique et de la guerre du Golfe qui a profondément divisé le monde arabe. Donc, Y. Arafat n’avait plus guère d’autre choix pour survivre. Maintenant, l’espace se resserre toujours plus. On peut être inquiet, c’est mon cas, sur la prospective à long terme des rapports Nord-Sud en Méditerranée. Je vois partout la montée des intégrismes. Ce n’est pas un fait nouveau. Il y a maintenant près de trente ans que la montée de l’intégrisme est une constante de la situation dans le monde arabo-musulman. Il est clair aussi que le poids croissant des partis religieux en Israël ne va pas faciliter les choses. Je suis, je ne dirais pas inquiet, mais c’est plus que cela : je suis très perplexe sur l’évolution des rapports entre le monde arabo-musulman et l’Occident dans lequel je mets Israël. Israël a droit à la sécurité mais ceci doit être concilié avec le droit des Palestiniens à un État indépendant.
RMC : Approuvez-vous le choix de suppression du service militaire qui était très critiqué sur la fin ?
J.-P. Chevènement : Je ne pense pas cela. Je pense que les critiques étaient excessives. Par exemple, on a opposé le service en coopération et le service militaire proprement dit. On a oublié de rappeler que le service en coopération durait seize mois.
RMC : Il y avait un Français sur quatre qui ne le faisait plus.
J.-P. Chevènement : Pendant la Première Guerre mondiale, 15 % des Français étaient dispensés pour des raisons médicales. Aujourd’hui, 20 %, plus 5 % qui sont exemptés pour des raisons professionnelles ou familiales. Ça n’était pas l’aspect le plus critiquable. On aurait pu moderniser le système du service national, diversifier les formes civiles, revaloriser le service militaire, faire qu’il s’effectue sur place dans le cadre de régiments de défense opérationnelle du territoire dont on aura besoin. On n’aurait pas pris l’énorme risque qui est en train d’être pris. Cette affaire est mal calculée. Elle procède d’anticipations illusoires. On risque de fragiliser durablement le consensus sur la défense, ce qu’on a appelé – d’un mot que je n’aime pas – le consensus sur la défense, c’est-à-dire l’adhésion des principales familles politiques à notre schéma de défense.
RMC : Vous pensez que ce consensus est brisé ?
J.-P. Chevènement : Je pense que ce consensus reposait sur trois piliers. Il y avait l’idée d’une politique française indépendante aujourd’hui remise en cause par la réintégration de la France dans l’OTAN. Je ne crois pas du tout ce qui est train de se faire. On demande une visibilité de la présence européenne dans l’OTAN. On est quand même très loin de la politique du général de Gaulle. Premier point, nous sommes dans des alliances mais nous gardons une posture indépendante. Deuxième point, la dissuasion nucléaire : je pense avoir contribué à mener le Parti socialiste de 1971 avec mes amis du CERES – qui étaient sur cette ligne-là et c’était méritoire à l’époque – à se rallier en 1978 au sein du PS puis en 1981 quand F. Mitterrand a été élu. Troisième pilier du consensus, c’était l’adhésion à une défense populaire à l’association du peuple et de son armée à travers le service militaire. Il suffit de relire Jaurès, L’armée nouvelle.
RMC : Est-ce que tout n’a pas changé récemment ? Fallait-il conserver des schémas qui avaient un siècle, un siècle et demi ?
J.-P. Chevènement : Mais ce discours sur la modernité est un discours creux. On ne sait pas exactement ce que sera le visage de l’Europe d’ici quelques années, ce qui se passera en Russie. Est-il raisonnable que la seule force terrestre en Europe, en-dehors évidemment de la puissance russe qui demeure, soit désormais la Bundeswehr ? Est-ce qu’on ne devrait pas maintenir une armée de terre à au moins 200 000 hommes ? Il n’y a naturellement pas que la présence en Europe, il y a des missions à l’extérieur. Là, on s’est engagé dans une politique qui va coûter très cher. Un engagé, ça coûte six fois un appelé. On ne pourra pas se tenir dans les limites des 185 milliards qui ont été indiqués par le président de la République, je le crois profondément. Tout cela aboutira à une grave paupérisation de notre défense, à un éloignement du peuple et de son armée. Je suis vraiment inquiet pour l’avenir du consensus qui me paraît un élément décisif dans une politique de défense.
RMC : Vous condamnez la réunion de l’OTAN d’aujourd’hui, visant à créer une identité européenne de défense ?
J.-P. Chevènement : Ça n’a pas de sens. D’abord, les Américains n’entendent pas du tout se défaire de leurs moyens militaires et surtout, ils n’entendent pas permettre à l’Europe d’exister de manière indépendante. Ils l’ont dit. Un rapport publié d’ailleurs par erreur en 1992, disait que le but principal des États-Unis était d’éviter de voir surgir un rival en Europe ou en Asie. Donc, cette idée qu’on doit réintégrer l’OTAN, sous prétexte que nos partenaires européens y sont, ne fait que manifester le ralliement de la France à une conception américaine de la défense de l’Europe.
Le Nouvel Observateur - 6 juin 1996
Un débat Jean-Pierre Chevènement - Pierre Lellouche
Quelle armée pour la France ?
Sur la suppression du service militaire annoncée par Jacques Chirac, sur le rapprochement de la France avec l’OTAN discuté à Berlin, sur la loi de programmation militaire débattue cette semaine à l’assemblée, l’ancien ministre de la défense de François Mitterrand et le conseiller militaire de Jacques Chirac s’opposent. Et c’est le premier qui défend contre le second l’héritage gaulliste…
Le Nouvel Observateur : Jacques Chirac a annoncé la fin de la conscription au nom de l’efficacité de notre défense, désormais fondée sur des forces « projetées ». Cette priorité ne néglige-t-elle pas la défense du territoire ?
Pierre Lellouche : Pendant des siècles, la France a été obsédée par le risque d’invasions venues de l’Est. Ce risque a disparu avec la fin de la guerre froide. À vision humaine prévisible, aucun grand pays ne menace plus d’envahir notre sol. La paix est désormais solidement scellée avec l’Allemagne, et nous bâtissons l’Europe ensemble. Quant à la Russie, si l’on ne peut exclure le retour à un régime autoritaire, il faudra de nombreuses années avant que son armée ne soit à nouveau en mesure de menacer l’Europe.
En fait, nous sommes confrontés à de nouveaux types de menaces, et d’abord au risque de voir des conflits prolongés à la périphérie de l’Europe (Balkans, par exemple) déstabiliser le continent. C’est ce qui fonde l’obligation de nous doter de forces d’intervention capables de les prévenir et de rétablir la paix, au besoin par la force. De là découle l’exigence d’une refonte de nos armées et de la professionnalisation.
Autre risque : la vulnérabilité de nos centres urbains soit à des attaques terroristes (éventuellement avec des armes de destruction massive comme dans l’affaire de la secte Aoum au Japon), soit à des frappes de missiles. Les grandes villes européennes sont ou seront demain à portée de missiles de tous les États « proliférateurs », à l’exception de la Corée. Dans ce type de situation, la conscription n’a guère d’utilité. En revanche, la gendarmerie (renforcée par la réforme en cours), les réserves prévues (50 000 hommes issus de l’armée professionnalisée) peuvent désormais être appelées à intervenir pour protéger notre territoire.
Jean-Pierre Chevènement : Étrange justification de la professionnalisation de nos armées, la « projection de forces » n’est cohérente qu’avec la police du « nouvel ordre mondial » sous l’égide des États-Unis. Cette dérive expéditionnaire déjà entamée nous éloigne de la défense nationale, celle des intérêts vitaux du pays : sauvegarde de l’intégrité du territoire et surtout maintien de la liberté d’action de notre diplomatie. Comment imaginer que la France, enlisée dans différents « bourbiers », puisse avoir la moindre autonomie vis-à-vis de la superpuissance américaine, de qui dépendent le renseignement, la logistique, la frappe à distance et, pour peu qu’elle le désire, le commandement ? À l’indépendance nationale on prétend substituer une « stratégie d’influence » sur la superpuissance. C’est beaucoup s’illusionner. La France a mieux à faire : sa défense doit peser assez lourd pour assurer, dans la longue durée, l’équilibre pacifique de l’Europe. Ce dernier ne doit pas dépendre que de la Russie, de l’Allemagne… et des États-Unis. L’orientation actuelle néglige enfin la défense opérationnelle du territoire. On oublie que le plan Vigipirate a mobilisé 50 000 hommes. Qui oserait prétendre que la France est pour toujours à l’abri d’attentats terroristes ?
Le Nouvel Observateur : Le « rendez-vous citoyen » des « huit jours », c’est un peu court pour permettre un brassage social. Pourquoi avoir renoncé au service « civil » ou « civique » ?
Pierre Lellouche : Il y a belle lurette que le service national ne remplissait plus son rôle de « creuset républicain ». La création d’un service « civil » ou « civique » obligatoire aurait posé des problèmes de concurrence inextricables avec des emplois véritables ou des formules d’insertion type CES (contrat emploi-solidarité). Vous imaginez un jeune allant servir comme pion dans un collège de banlieue entre deux gendarmes !
Jean-Pierre Chevènement : Il est encore possible de développer les formes civiles du service national, comme le montre l’exemple de l’Allemagne, où elles représentent un effectif comparable à celui du service militaire, mais il faut se tourner résolument vers des domaines nouveaux : aménagement du territoire, politique de la ville, cohésion sociale. Pour autant, le service militaire devrait rester majoritaire (60 % des appelés environ). Lui seul peut fournir une ressource abondante et de qualité à des conditions économiques permettant de maintenir le format d’une armée de terre de 200 000 hommes (40 000 de moins que la Bundeswehr), capable d’assurer la défense opérationnelle du territoire aussi bien que de se projeter à l’extérieur, en cas de nécessité. Seul un service militaire revalorisé peut maintenir dans la durée le lien armée-nation. Sa suppression représenterait une nouvelle étape de la déconstruction républicaine.
Le Nouvel Observateur : Le projet de loi de programmation peut-il permettre à la fois de conserver nos industries de pointe, d’éviter les licenciements massifs et de faire des économies ?
Jean-Pierre Chevènement : Le projet de loi de programmation militaire est diplomatiquement cohérent avec la réintégration de l’OTAN par la France. Mais il ne l’est pas financièrement. La diminution de moitié du format de l’armée de terre répond à une considération essentiellement budgétaire. La réduction d’environ un cinquième des crédits d’équipement militaire a été imposée par Bercy au nom des critères de Maastricht.
Mais nos inspecteurs des finances ont oublié qu’un engagé coûte, dès aujourd’hui, plus cher qu’un appelé.
Pour doubler chaque année les recrutements d’engagés, il faut y mettre le prix. On ne remplacera pas aisément les appelés informaticiens, mécaniciens, médecins… On vante le modèle britannique sans s’être avisé que le poids des dépenses de fonctionnement absorbe les deux tiers des crédits. Le modèle britannique est cohérent avec des achats d’armes « sur étagères » aux États-Unis. Le nôtre ne l’est pas avec le maintien d’une industrie de défense française puissante et diversifiée.
Pierre Lellouche : Pouvait-on continuer à voter des budgets de défense optiquement élevés mais – vous le savez trop bien, Jean-Pierre Chevènement – systématiquement imputés en cours d’exercice ? Afficher une loi style « liste de mariage » avec tous les programmes souhaitables et, comme par le passé, l’ignorer tranquillement ?
Cette fois, l’approche est courageuse et cohérente. Courageuse, parce que la loi prévoit, comme l’ont fait tous les grands pays depuis la fin de la guerre froide, une baisse de 10 % des crédits. Cohérente, car cette fois, elle sera appliquée, le président s’y est engagé. Et parce qu’elle tient compte de la réduction d’un tiers des effectifs et de la restructuration de nos industries de défense.
Le Nouvel Observateur : Comment jugez-vous les fusions qui se dessinent dans l’industrie d’armement entre groupes français ou entre groupes français et étrangers ?
Jean-Pierre Chevènement : Les fusions sont nécessaires. Mais l’État eût été mieux placé pour les imposer s’il n’avait pas ouvert les portes à la privatisation. Le potentiel technologique accumulé depuis des décennies risque d’être bradé à des intérêts privés et étrangers.
Si la coopération est souhaitable, il est nécessaire qu’elle se fasse sur un pied d’égalité avec les champions allemand (Daimler-Benz) ou britannique (British Aerospace), bref que les pôles français acquièrent la taille nécessaire.
Pierre Lellouche : Une restructuration s’imposait : le secteur de l’armement perd 14 000 emplois par an depuis 1987 ! Face à la concurrence américaine, à la concentration de leur outil industriel, à l’assèchement des marchés, à l’exportation et à l’explosion des coûts, nous ne pouvions rester inertes. La situation est bien engagée dans l’électronique de défense, plus difficile dans le secteur aéronautique. Mais je pense que la fusion Dassault-Aérospatiale se fera selon le calendrier prévu. Si nous sommes incapables d’unifier et de protéger ce marché puis de le confier à un consortium européen, le prochain avion de combat sera américain.
Le Nouvel Observateur : La France réintègre progressivement l’OTAN, mais une OTAN refondée. Trahison ou aggiornamento ?
Jean-Pierre Chevènement : La menace qui avait justifié sa création – l’URSS – a disparu, et l’OTAN se maintient, s’étend, se renouvelle. Elle apparaît de plus en plus clairement comme l’outil principal de l’hégémonie diplomatique et militaire des États-Unis sur l’Europe. Sous prétexte de faire l’Europe, on se rallie à la défense américaine de celle-ci. Ce faisant, on se met à la remorque d’orientations diplomatiques dangereuses. L’extension de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie risque de recréer, à l’Est, des tensions que l’on croyait disparues. La politique arabe et méditerranéenne de la France risque de se briser, au Sud, sur la volonté des États-Unis de mettre en tutelle, pour des raisons essentiellement pétrolières, le monde arabo-musulman.
Quant à l’idée d’un pilier européen de défense sous forme d’un commandement européen, elle procède d’une double illusion : les États-Unis n’entendent nullement abandonner leur leadership et les pays européens voisins préféreront encore longtemps dépendre d’une protection américaine plutôt que de devoir leur sécurité à un partenaire européen proche. Il y a complicité objective entre la volonté d’hégémonie américaine et le désir européen d’alignement.
Pierre Lellouche : Comme d’habitude, Jean-Pierre Chevènement se laisse emporter par ses fantasmes antiaméricains et tiers-mondistes des années 60. La guerre froide est bel et bien finie, et ce n’est ni la même alliance, ni la même Europe. Il ne s’agit donc pas de « réintégrer » un « bloc » américain, qui a d’ailleurs disparu en même temps que la frontière interallemande. Dois-je rappeler que les deux tiers des GI et l’ensemble de leurs armes nucléaires ont déjà été retirés d’Europe ? Hier, le général de Gaulle s’inquiétait, à juste titre, de voir la France entrainée par Washington dans une guerre qu’elle ne voudrait, ni ne contrôlerait. Aujourd’hui, face à une crise grave comme la Bosnie, il s’agit soit de donner aux Européens les moyens d’agir seuls, soit d’intervenir avec nos alliés américains, sachant que dans la plupart des cas, ces derniers rechigneront à s’engager militairement. Ce qui est donc en jeu, c’est la refonte de l’alliance avec la constitution en son sein, d’un vrai pôle européen doté de moyens militaires et d’un commandement adéquat. Je trouve piquant de voir ceux qui ont combattu le général de Gaulle et sa politique à l’égard de l’alliance s’accrocher aux dogmes du passé pour refaire les guerres du XIXe siècle, au nom d’un gaullisme maladroitement récrit !
Le Nouvel Observateur : Conscription, loi de programmation, OTAN : au fond, vous n’êtes d’accord sur rien…
Pierre Lellouche : Ce qui me frappe, moi, dans la position de Jean-Pierre Chevènement, c’est cette espèce d’obsession de la faiblesse française qui le conduit à considérer que notre seule option serait de nous installer dans un rôle de spectateur-voyeur sans influence sur le cours de notre propre histoire. C’est une vision extraordinairement fataliste qui s’accroche aux vestiges de l’ancien ordre de la guerre froide. Ma démarche est volontariste : la France a les moyens de peser sur l’organisation d’un système de sécurité européen futur. C’est cette mutation que je décris dans mon livre 1. Si nous n’arrivons pas à bâtir un socle de sécurité commune en Europe, l’Europe n’y résistera pas car ce n’est pas l’union monétaire de MM. Tietmeyer ou Trichet qui suffira à souder les peuples.
Jean-Pierre Chevènement : Selon moi, vous avez oublié la leçon que nous a laissé le général de Gaulle : préserver l’indépendance de la France pour lui permettre de jouer son jeu, sans se laisser inféoder à la puissance américaine, position qui est encore plus vraie aujourd’hui dans un monde unipolaire. Il est vrai que seuls les néogaullistes peuvent ainsi enterrer l’héritage gaulliste !
1 « Légitime défense » (Éditions Patrice Banon).
RTL - Lundi 1er juillet 1996
RTL : Est-ce que vous diriez, comme le Parti socialiste, que cette affaire des HLM de Paris est une affaire d’État ?
J.-P. Chevènement : Je dirais tout simplement qu’il y a des problèmes. Il y a des problèmes parce qu’en apparence, c’est le procureur de la République à Paris qui décide, seul, de classer sans suite ; c’est le directeur de la police judiciaire qui décide, seul, de ne pas perquisitionner au domicile de Monsieur Tiberi. En réalité, on se doute que ça ne se passe pas tout à fait comme ça dans la réalité. Cela pose deux problèmes : celui du parquet. Moi, je ne crois pas, comme le Parti socialiste, qu’il faille rompre le lien entre le parquet et le garde des sceaux, parce que le parquet est une institution de la République. Je pense cependant que les instructions qui lui sont données doivent être publiques. Il doit y avoir une transparence totale. Je crois aussi que la carrière des magistrats du parquet doit dépendre du Conseil supérieur de la magistrature, sur proposition du gouvernement. Et puis, s’agissant de la police judiciaire, j’observe que la question de son indépendance est déjà posée parce qu’on se souvient, dans l’affaire du beau-père du juge Halphen, qu’il y avait eu – ce sont les termes de la cour d’appel de Versailles, repris par la Cour de cassation – une souricière. Quelles conséquences ont été tirées, à ce jour, du fait que la police judiciaire ait tendu une souricière au beau-père du juge Halphen ? Je crois qu’il faudrait qu’on soit éclairé sur ce sujet. Et puis, je remarque que la police judiciaire refuse de perquisitionner au domicile de Monsieur Tiberi. Et moi, je suis vraiment tout à fait hostile à une surmédiatisation de ces affaires. De ce point de vue-là, je pense qu’il n’est pas normal qu’il y ait deux poids deux mesures. Mais j’observe aussi que la police judiciaire n’a pas refusé de perquisitionner au domicile du président du conseil général du Territoire de Belfort, Monsieur Proust, et cela, évidemment, en pur perte, et pour cause.
RTL : Venons-en maintenant au bilan du sommet du G7 qui s’est achevé samedi à Lyon : mondialisation. Vous pensez que les orientations prises vont dans le bon sens ?
J.-P. Chevènement : On a d’abord vu une manifestation électorale destinée à assurer la réélection du président Clinton. Je crois que c’est cela le G7 à Lyon. Ça a peut-être permis de faire apprécier la cuisine lyonnaise à Monsieur et Madame Clinton…, mais enfin, c’est une opération électorale. Dans tous les G7, c’est toujours le même qui tient la baguette de chef d’orchestre. Je crois qu’on évolue vers un directoire mondial. Nous avons une sorte de Sainte-alliance destinée à garantir la mondialisation libérale, c’est-à-dire un ordre injuste du monde. On a vu que le président Clinton a tout de suite voulu mettre l’accent sur le terrorisme après ce qui s’était passé en Arabie saoudite. Mais les Américains feraient bien de s’aviser qu’ils récoltent les fruits de leur politique. Je rappelle que s’ils sont présents en Arabie saoudite, c’est parce qu’ils ont voulu s’assurer le contrôle direct de cette région après la guerre du Golfe. D’autre part, ceux qu’on soupçonne, ce sont des gens dits Afghans, en réalité des agents formés par la CIA pour intervenir en Afghanistan. Disons que les États-Unis ont favorisé l’intégrisme jusqu’à une date extrêmement récente, et peut-être même encore aujourd’hui. Par conséquent, c’est cette politique américaine qu’il faut changer parce qu’on ne luttera efficacement contre le terrorisme – et il faut lutter contre le terrorisme – que si on s’attaque aux causes que sont la misère, le sous-développement, l’humiliation, le sentiment d’une justice internationale à deux vitesses. Alors, au Proche et au Moyen-Orient, je ne vous fais pas de dessin ! Il est clair que l’on s’achemine vers une radicalisation très grave. Depuis une semaine, deux pays ont basculé dans l’intégrisme. On a vu que l’Afghanistan, et la Turquie – ça, c’est quand même grave – avec le parti intégriste, ont maintenant des gouvernements intégristes.
RTL : Dans le livre que vous avez publié récemment chez Plon « France-Allemagne : parlons franc », vous évoquiez « la France banlieue d’un empire ». Vous disiez « une banlieue chic pour certains ».
J.-P. Chevènement : Mais pas pour tous, et j’observe que le G7 a complètement oublié, non seulement les pays pauvres – jamais l’aide publique n’a été aussi faible – mais également la masse des chômeurs, des gens qui vivent dans une situation précaire dans les pays dits industrialisés. Malheureusement, nos élites, nos classes dirigeantes, ont fui la tête la première dans cette mondialisation libérale, en fait dans un Saint-empire germano-américain du capital. C’est-à-dire que l’Allemagne ne nous protège pas des États-Unis, je dirais qu’elle en rajoute même quelquefois, par exemple, dans les rapports Nord-Sud, dans le libre-échange, dans le refus même d’aider les pays pauvres. Et, tant que l’Allemagne, mais aussi nos classes dirigeantes, n’auront pas fait l’effort de définir une perspective européenne, ce sera la politique de Gribouille. Sous prétexte d’affirmer l’Europe face aux États-Unis, eh bien, on se jette encore plus dans les bras des Américains, par exemple, en réintégrant l’OTAN.