Texte intégral
RTL : Lundi 8 juillet 1996
RTL : Au menu du sommet social de Matignon, la réduction du temps de travail. Sur la centaine de branches qui ont engagé des négociations en octobre 95, douze seulement ont abouti à un accord. Est-ce un maigre bilan et pourquoi ce maigre bilan ?
J. Barrot : Il n'est pas si maigre que cela. Trois millions de salariés sont déjà couverts sur une dizaine de millions, ce qui prouve que la négociation a avancé. Mais ce qui est très important, surtout, c'est que nous avons un nouveau regard sur ces problèmes d'aménagement-réduction du temps de travail. A un moment donné, on s'est dit : le travail ne peut plus s'accroître, alors on va se partager la pénurie par une espèce de logique arithmétique externe à l'entreprise. Maintenant, on commence à comprendre que mieux aménager l'entreprise, ça peut nous donner, en quelque sorte, un triplé gagnant : l'entreprise qui sera plus compétitive ; le salarié parce qu'il y gagnera du temps libre ; et, enfin, les chômeurs, puisqu'il y aura plus d'embauches. Nous sommes, me semble-t-il, sur une bonne démarche.
RTL : Les accords conclus aboutissent le plus souvent à une semaine de 38 heures. Est-ce suffisant ?
J. Barrot : Dans les accords qui sont très différents – certains sont plus ou moins bons en ce sens, qu'ils vont plus loin que d'autres – mais il y a quand même déjà une approche plus positive. Par exemple sur le temps partiel, encore qu'il faille demander aux partenaires sociaux – nous le feront ce soir – de moraliser l'usage du temps partiel. Et, il y a les heures supplémentaires : dans certains accords, elles sont nettement réduites en ce sens qu'elles sont compensées non plus financièrement, mais par des temps de repos qui vont permettre l'embauche. Il y a donc toute une série d'avancées, de progrès dans la conception de l'aménagement du temps de travail.
RTL : Mais les accords n'ont jamais abouti à des embauches supplémentaires. Est-ce que ce n'est pas l'aspect le plus limité ?
J. Barrot : Je vous demande bien pardon, chère M. Cotta. Il y a, au fin fond de nos provinces, toute une série d'entreprises que je vais citer, car il faut toujours donner des exemples. À Lyon, vous avez l'entreprise Beisron qui, grâce à un temps partiel choisi de près du tiers de ses salariés, embauche presque une centaine de salariés supplémentaires.
RTL : Ce n'est pas le cas de la métallurgie ou des grandes branches.
J. Barrot : Même l'accord métallurgique qui, à notre sens, n'a pas été assez loin, va permettre déjà, par cette plus grande souplesse dans toutes les entreprises de la branche, de pouvoir gagner en compétitivité, de pouvoir, par conséquent, réduire le temps de travail en le compensant en partie. Au bout de cette logique vertueuse, il y a naturellement des embauches. Et, il y a les entreprises où on a sauvé des emplois : je pense à Potain qui a évité tout licenciement grâce à un aménagement du temps de travail. Tout cela, c'est du sur-mesure. Évidemment, il n'y a pas de spectaculaire, il n'y a pas de formule magique. Mais il y a une démarche qui, progressivement, est en train de gagner peu à peu toutes les entreprises françaises. Un peu de patience.
RTL : Quid de la retraite ? Une réduction du temps de travail sans perte de retraite ne va-t-elle pas faire porter une charge trop lourde sur les actifs ?
J. Barrot : On voit des accords ici et là où l'entreprise qui a pu bénéficier, notamment pour les salariés rémunérés au Smic ou un peu plus au-dessus du Smic, bénéficier de cette baisse des charges sociales, des cotisations que nous avons organisée depuis un an pour offrir un temps partiel choisi aux salariés qui le veulent et utiliser cette baisse de cotisation pour abonder leurs cotisations retraite et leur permettre, même en étant à temps partiel, de pouvoir précisément avoir une retraite à taux plein.
RTL : Ça vous paraît la solution pour la retraite ?
J. Barrot : Non, mais pour beaucoup de salariés qui hésitent devant le temps partiel, c'est une possibilité dès lors que leur retraite est garantie.
RTL : Vous aviez envisagé d'imposer le temps partiel par la loi et vous semblez maintenant reculer. Pourquoi ?
J. Barrot : On ne recule pas. D'abord, c'est 20 branches qui sont pratiquement en possession d'un accord de branche. Il y en a 20 autres qui ne vont pas tarder à signer. Il y a beaucoup d'autres branches que nous allons stimuler aujourd'hui. Deuxièmement, nous pensons que la loi ne doit pas être un alibi. Si on dit qu'on va légiférer, tout le monde va s'arrêter de négocier. Il ne le faut surtout pas. Troisièmement, s'il doit y avoir une loi, ce sera pour réprimer des abus. Par exemple, il n'est pas normal que l'on offre un temps partiel sans regarder un peu ce que cela veut dire en termes d'amplitude de travail. Si c'est pour faire trois heures par jour et être mobilisé toute la journée, ça ne marche pas. De même les heures supplémentaires : il faudra à un moment donné, pénaliser ceux qui en abusent au détriment de l'embauche. Ça, la loi pourra éventuellement le faire.
RTL : Approuvez-vous la loi Robien-Chamard qui baisse les charges des entreprises qui créent des emplois et réduisent le temps de travail ?
J. Barrot : C'est une loi qui va être source d'expérience, qui sera utilisée, je pense, en particulier pour éviter des licenciements dans des secteurs difficiles comme les industries d'armement. Dans certains cas, cela va permettre de tester un certain nombre de démarches nouvelles. On ne peut pas généraliser cela parce que chaque entreprise a sa logique. Ce qui est important aujourd'hui, c'est que nous redécouvrons ou nous découvrons qu'il faut partir d'une organisation de l'entreprise optimale. Pour l'entreprise elle-même, c'est plus de compétitivité ; pour le salarié, de meilleures conditions de travail ; et pour l'emploi aussi parce que, à terme – mais il faut un peu de patience –, il y a de l'embauche.
RTL : M. Péricard a dit hier que certains députés RPR demandaient une autre politique, mais que l'immense majorité demandait des résultats qui tardent à venir. Que lui répondez-vous ?
J. Barrot : Je crois qu'il faut de la patience. Là où je comprends les parlementaires, c'est qu'ils disent : il faut répéter que nous avons une démarche qui conduit à un objectif. Nous avons la volonté de dynamiser la croissance française et de l'enrichir en emplois. Nous avons utilisé depuis un an des méthodes qui se sont affinées. Je suis convaincu que les résultats finiront par être au bout de ces efforts, encore faut-il de la persévérance. C'est une grande qualité. Ça ne veut pas dire qu'il faut attendre passivement. Aujourd'hui, nous allons avoir un temps très fort avec les partenaires sociaux.
RTL : Craignez-vous une explosion sociale ? L. Fabius la prévoit même à l'été.
J. Barrot : Moi, je suis là pour inciter tous les jours, tous les matins, les partenaires au dialogue pour faire avancer la société française. Je ne suis pas là comme un prophète qui annoncerait les malheurs du pays, parce que je suis sûr que nous pouvons conjurer ces malheurs.
RTL : Quelle est la position du gouvernement sur le maintien de L. Le Floch-Prigent à la tête de la SNCF ?
J. Barrot : Le gouvernement aura, en effet, à voir les dispositions à prendre. Cela étant, ces problèmes posés par la détention préventive devront un jour trouver une solution d'ordre général.
RTL : Un jour, c'est-à-dire quand ?
J. Barrot : Il n'y a pas de jugement en l'occurrence. Il s'agit simplement d'une mesure d'instruction. Est-ce que ces mesures d'instruction telles qu'elles se déroulent en France aujourd'hui ne posent pas de problèmes ?
RTL : À la réforme de la SNCF, surtout.
J. Barrot : La réforme de la SNCF, elle continue. Il y a un président et tout un encadrement. Il y a aussi des cheminots qui, je J'espère, sont attachés à la SNCF et s'efforceront de faire en sorte que cette rentrée puisse marquer des progrès pour cette grande entreprise.
Le Monde : 9 juillet 1996
Travailler mieux, moins, plus nombreux
Maintes fois ouvert, trop vite fermé, le débat sur le temps de travail a souffert dans le passé du simplisme de certaines approches. Ce grand chantier d'avenir est largement resté un terrain en jachère jusqu'à ce que les partenaires sociaux, évitant l'écueil des slogans faciles et les routes toutes faites, renouvellent les termes du dialogue par leur accord d'octobre dernier, qui donne la préférence aux modalités les plus créatrices d'emplois. On n'en a pas encore assez mesuré l'importance.
L'aménagement lié à la réduction : tel est désormais le cadre ouvert au dialogue social, à charge pour les branches et les entreprises de lui donner un contenu concret. Le sommet du 21 décembre 1995 a encouragé la négociation à s'amplifier. La rencontre du 8 juillet va permettre aux partenaires sociaux et au gouvernement de regarder le chemin parcouru, et d'élargir les perspectives en examinant sans préjugés toutes les propositions qui ont été avancées et les expériences innovantes qui ont été réalisées.
C'est une méthode nouvelle en France, plus incitative et moins dramatique, qui instaure un dialogue social permanent, anticipateur, afin de pouvoir répondre à une question fondamentale : comment allons-nous travailler au XXIe siècle ?
Il ne faut pas se tromper de point de départ : l'aménagement-réduction du temps de travail appelle une évolution au coeur de l'entreprise. C'est son dynamisme interne qui en est la clé. L'optimisation de l'entreprise est la meilleure voie pour aller de la réduction du temps de travail à la création d'emplois. Aménager et réduire le temps de travail suppose que l'entreprise se réorganise en profondeur et améliore les conditions de son développement en réévaluant la place de l'homme dans la communauté de travail. Elle gagne ainsi en cohésion, s'adapte mieux aux besoins du client et progresse en compétitivité.
On entre alors dans un cercle vertueux. Bénéficiant d'une meilleure organisation de travail, le salarié est plus productif et, en contrepartie, il profite du temps libéré pour lui-même, sa famille, ses loisirs, et pour augmenter ses droits à une formation qui assurera sa promotion. Le surcroît de compétitivité permet à l'entreprise de conquérir de nouveaux marchés et d'embaucher.
Cette vision économique dynamique permet de dépasser l'affrontement idéologique entre deux positions réductrices : d'un côté, les malthusiens voient dans le travail une quantité statique, voire une denrée rare, qu'il faudrait se partager en taillant des parts de plus en plus petites pour chacun ; de l'autre, les faux productivistes mesurent l'efficacité au seul nombre d'heures de travail par individu, sans se poser la question de l'augmentation du nombre total d'heures travaillées collectivement. Pourtant, si plus de gens sont au travail, chacun peut travailler mieux et moins tout en permettant à l'entreprise de produire davantage. Ainsi replacé dans sa vraie dimension, l'aménagement-réduction du temps de travail devient un facteur de développement.
L'ambition qui doit nous guider est de concilier trois « plus » : plus de souplesse, plus de temps libre et plus d'emplois nouveaux. L'entreprise, le salarié et la collectivité seront alors gagnants. Cette règle du « triple gagnant » est impérative : elle est la condition sine qua non d'une négociation qui rassemble, et d'une évolution du travail voulue par tous.
L'équilibre à trouver entre ces trois exigences, au plus près des attentes des uns et des autres, est à chaque fois différent selon les entreprises, en fonction de leur situation économique et sociale. Seule la négociation, en rejetant les logiques étrangères à l'entreprise, peut déterminer ce produit d'équilibre en faisant du « sur mesure ».
Seuls les partenaires sociaux sont à même de surmonter les obstacles techniques, par exemple, le décompte des heures travaillées ; et de lever les appréhensions : les entreprises redoutent les surcoûts possibles d'une réduction du temps de travail mal conduite, tandis que les salariés y voient le risque d'une perte de revenu.
L'État ne doit pas inciter l'entreprise à adopter des modèles d'organisation qui ne répondraient pas aux exigences de son développement, et encore moins l'y obliger. Une réduction trop autoritaire, trop uniforme ou trop coûteuse : voilà le triple écueil à éviter ! Cela n'exclut pas l'intervention du législateur, mais les meilleures lois sont ici, celles qui favorisent les dynamiques de négociation, posent des garde-fous pour éviter les abus, répondent à un besoin exprimé lors des négociations elles-mêmes, ou facilitent des expériences innovantes, comme le législateur l'a prévu cette année.
Dans cet esprit, la rencontre du 8 juillet doit d'abord faire le bilan, mettre en valeur les exemples d'accords bénéfiques et tirer la leçon des blocages qui sont apparus ces derniers mois. Le processus engagé au niveau national demande, il est vrai, du temps pour se diffuser. Il importe avant tout que la négociation s'engage sur de bonnes bases : à partir des réalités économiques et sociales de l'entreprise. Mais le rythme de la négociation doit être suffisamment soutenu. Il faut à présent relancer la dynamique, tant de la branche et de l'interprofessionnel.
L'enjeu du temps de travail est au croisement de l'organisation des entreprises, de l'évolution des rapports de travail et de la mutation des équilibres sociaux : à condition que le dialogue social, à tous les niveaux, prenne le pas sur les positions rigides et l'attentisme face à la loi, l'année 1996 peut marquer un tournant historique.