Interview de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, dans "L'Express" le 12 mars 1998, sur la réunion des pays candidats à l'adhésion à l'Union européenne et la volonté de réunifier l'Europe, la réforme préalable des institutions communautaires et sur l'exclusion de la Turquie du processus d'élargissement en dépit de l'affirmation de sa vocation européenne.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Conférence des Chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union européenne réunissant les Quinze et les Onze pays candidats à l'élargissement de l'UE à Londres le 12 mars 1998

Média : Emission Forum RMC L'Express - L'Express

Texte intégral

L’Express : En quoi l’élargissement de l’Union aux pays d’Europe centrale et orientale est-il différent de ceux qui ont eu lieu dans le passé ?

Pierre Moscovici : C’est d’abord un élargissement d’une ampleur sans précédent, puisqu’il concerne plus d’une dizaine de pays. Ensuite, il s’agit, cette fois, de réunifier l’Europe. C’est donc un processus qui a un sens très fort, et qui peut véritablement être qualifié d’historique, même si la plupart de nos compatriotes n’en perçoivent pas encore les enjeux. C’est un mouvement complétement inédit, qui va sans doute façonner le visage définitif de l’Europe.

L’Express : Le fait qu’il s’agisse de pays qui ont longtemps appartenu au système communiste pose-t-il davantage de problèmes ?

Pierre Moscovici : Il est vrai que la plupart de ces pays, qui ne connaissent que depuis peu l’économie de marché, ont des adaptations à faire qui sont sans rapport avec ce qu’ont eu à réaliser les pays qui ont intégré l’Union lors des précédents élargissements/ C’est donc un processus qui prendra du temps.

L’Express : Ce sera aussi un élargissement à géométrie variable. Comment va-t-on le gérer, en particulier vis-à-vis de ceux qui ne feront pas partie du peloton de tête ?

Pierre Moscovici : Tout le monde est sur la même ligne de départ, et il y aura une stratégie de pré-adhésion qui sera définie pour chacun des États concernés. Mais on ne peut pas dire, par exemple, que la Hongrie et la Bulgarie en sont au même stade. Il est donc logique que les délais ne soient pas les mêmes pour tous. Cela dit, on ne peut pas prévoir ce qui va se passer. Un an à l’échelle de la France ou de l’Angleterre, cela ne fait pas un an à l’échelle de ces pays, où tout va tellement vite. Alors, qui sait ? Peut-être que les derniers seront les premiers…

L’Express : Il y a quand même un pays qui a quelques raisons de se sentir écarté, c’est la Turquie…

Pierre Moscovici : La Turquie a une vocation européenne. Elle appartient clairement à l’espace européen de demain. En même temps, elle ne peut pas être aujourd’hui considérée comme un candidat comme les autres. Il faut d’abord que soient résolues un certain nombre de difficultés sérieuses, telles que le problème kurde, les droits de l’homme ou encore la question chypriote.

L’Express : N’y a-t-il pas aussi une méfiance non dite à l’égard d’un État dont la population est musulmane ?

Pierre Moscovici : Cela ne me paraît pas devoir entrer en ligne de compte. L’Europe n’est pas un club chrétien. Ce n’est pas sur un tel critère, mais sur des conditions politiques et économiques, que l’appartenance de la Turquie à l’Union européenne devra être examinée.

L’Express : Était-il pour autant indispensable, après avoir écarté la Turquie, d’inscrire Chypre dans le peloton de tête des candidats ?

Pierre Moscovici : Tout d’abord, ce n’est pas la France qui a écarté la Turquie. Lors du sommet de Luxembourg, nous avions au contraire milité pour que son appartenance à l’espace européen soit soulignée, et nous aurions préféré que certains termes, qui ont été jugés humiliants, ne soient pas utilisés. Nous souhaitons que la Turquie soit présente à la conférence européenne du 12 mars ou, à défaut, que la porte lui reste ouverte pour l’avenir. D’autre part, en ce qui concerne Chypre, il s’agissait de tenir une promesse faite en 1995. Nous savons dort bien que la négociation qui va s’ouvrir sera très difficile. Nous considérons que l’on ne peut pas faire adhérer à l’Union européenne une île divisée, ni introduire au cœur de l’Europe une ligne de confrontation militaire. En outre, il ne me paraît pas raisonnable de penser discuter sérieusement, pour aboutir, avec une délégation chypriote qui ne serait pas représentative de toutes les communautés de l’île.

L’Express : Considère-t-on toujours, du côté français, que la réforme des institutions est un préalable à l’élargissement ?

Pierre Moscovici : Nous considérons, en effet, qu’il y a un préalable institutionnel. En même temps, il faut veiller à ce que notre position ne soit pas interprétée comme un chantage à l’élargissement. Si nous souhaitons une réforme des institutions, c’est que celles-ci, déjà à quinze, fonctionnent mal, et qu’il n’est pas dans l’intérêt des pays candidats de rentrer dans un « machin ». Le calendrier de l’élargissement nous laisse tout à fait le temps nécessaire pour y parvenir.

L’Express : L’Allemagne, peut-être gouvernée demain par Gerhard Schröder, ne risque-t-elle pas de perdre de son militantisme européen ? Ou de vouloir affaiblir l’axe franco-allemand ?

Pierre Moscovici : La candidature de Monsieur Schröder est sans aucun doute un événement important pour la vie publique allemande, et donc pour l’Europe. L’enjeu de la campagne allemande est avant tout interne : quelle politique, social-démocrate ou plus conservatrice, pour lutter contre le chômage ? Il est vrai que Gerhard Schröder ne s’est pas exprimé jusqu’alors avec la même force que Helmut Kohl sur les problèmes européens. Sans doute aussi connaît-il moins bien la France que d’autres dirigeants. Mais je suis convaincu que si, demain, Monsieur Schröder devenait chancelier, il serait tout aussi européen et tout aussi ancré dans le couple franco-allemand que l’est Monsieur Kohl. Cette réalité, parce qu’elle est nécessaire à l’Europe, s’impose à tout gouvernement, en France comme en Allemagne. Les Allemands vont maintenant faire leur choix ; et c’est tant mieux car, après les élections, ils seront libérés des pesanteurs de ce processus préélectoral, qui est sans aucun doute un frein pour l’action.