Texte intégral
Allocution à Châteauvallon - dimanche 16 juin 1996
Je voudrais tout d'abord vous exprimer ma satisfaction d'être aujourd'hui à Châteauvallon, avec vous.
Non seulement parce que nous y sommes réunis pour traiter d'un sujet important, celui des conséquences de la mondialisation ; mais parce que nous nous trouvons aussi confrontés très concrètement aux effets politiques de ce débat, dans cette région de Toulon.
Je suis venu vous parler de culture ; donc de politique. Ne croyez pas qu'il puisse y avoir quelque confusion que ce soit dans mon esprit entre les deux. Mais je ne peux que constater qu'ici, dans ce théâtre national de la danse et de l'image de Châteauvallon, qui débattait hier de la question de l'action politique face au FN et qui s'interroge aujourd'hui sur la mondialisation et sur le refuge nationaliste, l'enjeu de la culture est devenu un enjeu politique.
Il n'y a rien de paradoxal – ni du reste de choquant – à ce qu'il en soit ainsi. Dans une période d'incertitude et pour beaucoup de nos concitoyens, d'inquiétude, la culture est source de réflexion et valeur de référence. La culture est, en effet, à la fois le reflet et le vecteur de notre relation au monde.
La culture, c'est en partie l'héritage de notre passé. Le patrimoine des oeuvres plus fortes que la mort, qui témoignent de notre civilisation et auxquelles nous nous référons. Mais c'est elle aussi qui dicte notre capacité de projection vers l'avenir, et notre capacité à la maîtriser et non à la subir.
Dans le domaine culturel comme dans d'autres domaines, les Français ont vu en quelques années leurs repères s'effondrer. L'épuisement des grandes idéologies, le déclin de la pratique religieuse en Occident, l'affaiblissement de la cellule familiale, ont modifié en profondeur les mentalités. Il en va de même de l'internationalisation des échanges et de notre engagement européen qui ont introduit dans notre vie courante les mots de productivité, compétitivité, concurrence, qui ne faisaient pas partie de notre tradition économique ou sociale.
Or l'inquiétude est aujourd'hui un sentiment dominant pour une grande partie de la population. Nous percevons des tensions qui traversent la société française et qui sont en fait ambivalentes ; positives, comme cet engouement des jeunes pour les causes humanitaires ; ou négatives comme la perte du sens civique ou la montée du conformisme, voire d'un certain ordre moral.
Entre ces forces de nature contraire, ces pulsions de conservatisme ou de mouvement, qui va l'emporter ?
Il y a bien des façons de répondre à cette question, mais pour moi, et c'est le sens de ma présence à Châteauvallon, la réponse est en premier lieu, d'ordre culturel.
Nous recherchons face à l'accélération des évolutions auxquelles nous sommes confrontés, des repères, des racines, des valeurs, des critères de référence. Dans une société dont Charles de Rémusat disait déjà, il y a presque deux siècles, que sa principale caractéristique était qu'elle se faisait spectacle à elle-même, le besoin existe de retrouver du sens. Et ce sens, il repose fondamentalement sur notre conception de l'individu, sur notre rapport au monde, sur les valeurs républicaines et sur notre pratique de la démocratie.
Or, quelle autre forme de l'activité humaine est plus propice à cette réflexion sur notre condition, mieux à même de susciter les sentiments les plus élevés en nous, que l'art ?
En ces temps où fleurit l'intolérance, quel est le dernier rempart qui puisse nous préserver du rejet de l'autre, nous convaincre que nous vivons dans une communauté humaine, où chacun a à apprendre de chacun, sinon la culture ?
En cette période de crise économique et de montée de l'exclusion, dans quel domaine peut-on le plus certainement repousser la fatalité, si ce n'est dans la création artistique.
Voilà pourquoi, mesdames et messieurs, parler culture aujourd'hui est certainement l'une des façons les plus concrètes de parler politique.
Quel rôle revient à l'État et à ses représentants en ce domaine ?
Interrogé en 1962 par un journaliste, sur ce qu'était à ses yeux « une direction saine de la vie artistique par l'État », André Malraux répondait : « Grand Dieu, que l'État, en art, ne dirige rien ! … L'État n'est pas fait pour diriger l'art, mais pour le servir ! ».
Ministre de la Culture, je fais mienne cette proclamation qui n'est preuve ni d'indifférence ni d'impuissance, mais marque de respect.
Personne privée, je reste fidèle aux valeurs de la foi chrétienne, ministre j'ai le devoir de faire respecter les valeurs fondamentales de la République et de défendre les principes qui fondent notre État de droit, celles qui sont notamment inscrites dans le Préambule de notre Constitution, et dont j'observe que le Front national propose de les modifier, au nom d'une idéologie qu'il faut bien qualifier pour ce qu'elle est : celle de l'extrême droite.
Nos valeurs s'appellent liberté, égalité, fraternité. Elles ne peuvent être protégées que dans le respect du pluralisme, de la diversité des opinions et de toutes les formes d'expression, notamment artistiques.
Voilà pourquoi j'affirme, ici, qu'il n'est pas de la responsabilité des pouvoirs publics, à quelque niveau qu'ils se situent dans la hiérarchie de la République, de décider de ce qui doit être vu, lu ou entendu par nos concitoyens. Il ne leur appartient pas ainsi de décider de la programmation des salles de spectacle ou des lieux de culture. Et il ne saurait y avoir en la matière d'exception varoise.
Désireux de n'esquiver aucun débat, je me dois d'évoquer ici la polémique née autour de la venue, à Châteauvallon, du groupe NTM. Je comprends que cette forme de musique et d'expression, née du hip hop et dans la rue, puisse choquer certains. N'étant pas moi-même un expert du rap – et pour tout dire, étant fort peu sensible à ce genre de musique –, je me garderai de porter un jugement de valeur.
J'observe simplement que ce style a conquis une partie de la jeunesse de nombreux pays. Et on ne peut que se féliciter de constater que le rap français – avec notamment des chanteurs comme MC Solaar, est devenu une référence internationale. Le succès d'artistes de cette qualité justifie le titre d'un article paru en mars dernier dans le « Nouvel observateur » : « Le rap ? Il parle de la France ».
Le cas du groupe NTM n'est pas absolument semblable. Alors que la majorité de la production des groupes français de rap adopte un ton positif et intégrateur, NTM a choisi le registre de la violence. Jusqu'à l'excès. Jusqu'à passer parfois les bornes de la légalité. Ainsi n'est-il pas admissible de dénoncer la police dans les termes contenus dans un des titres de ce groupe. L'incitation à la violence contre les forces de l'ordre n'est pas tolérable.
Ministre de la République, je me dois de dénoncer et, éventuellement, d'appuyer les poursuites qui peuvent être engagées selon des procédures judiciaires normales.
Mais sous cette réserve, je n'oublie pas que mon devoir de ministre de la Culture est de permettre et de garantir le respect de toutes les opinions et de la liberté d'expression de chacun. Même si elles traduisent une révolte, voire une certaine radicalité.
J'observe en outre que l'appréciation du caractère sulfureux de certaines oeuvres évolue avec le temps. Il s'est trouvé, au siècle dernier, un tribunal pour condamner « Les Fleurs du mal ». Et pour ne parler que chanson, souvenons-nous qu'il n'y a pas si longtemps, la diffusion du « Déserteur » de Boris Vian ou du « Parachutiste » de Maxime Le Forestier avait été interdite. Ces chansons-là appartiennent aujourd'hui au répertoire de la musique populaire… Comme appartiennent à notre culture universelle bien des titres provocateurs des Rolling Stones ou de Jimmy Hendrix. C'est simplement le résultat de la mondialisation de la culture. Il serait aussi absurde de s'y opposer que d'interdire la traduction et la diffusion de certains livres.
Souvenons-nous aussi qu'il existe aujourd'hui des États capables de délivrer une fatwa condamnant à mort Salman Rushdie pour avoir écrit « les versets sataniques ». Voilà pourquoi il nous appartient de lutter contre toutes les formes d'intolérance, parce que même lorsque celle-ci se manifeste sous des formes bénignes, elle conduit toujours à l'étouffement de la liberté et au totalitarisme.
La mondialisation, et les inquiétudes légitimes qu'elle suscite chez beaucoup de nos concitoyens, est hélas le terreau sur lequel prospère l'extrême droite. Rappelons-le une fois encore, cette extrême droite a chez nous un visage, une organisation et une étiquette : c'est le Front national.
Le Front national a beau se montrer ici ou là, patelin, ou gestionnaire, il ne peut faire oublier son vrai visage.
Le 13 avril dernier, M. Le Pen invitait « les politiciens… à partir pacifiquement, tant qu'il est encore temps ». Plus récemment, un autre responsable du Front national, en charge de la communication à la mairie de Toulon, affirmait devant le Front national de la jeunesse qu'il faut « tuer son ennemi ». Alors où se situe la véritable menace contre l'ordre public ? Chez les groupes de rap qui expriment le mal être d'une partie de nos cités ? Ou chez ces responsables d'une formation politique qui assènent de la sorte des propos ouvertement séditieux et factieux ?
M. Paquet a pris la décision de mettre ici un terme à une polémique qui ne servait en définitive que les vues de nos adversaires. Je l'en remercie au nom de l'intérêt général, car elle évitera ainsi une provocation toujours possible. Mais cet incident doit nous faire réfléchir.
Quel que soit le prétexte invoqué, la censure, la volonté d'imposer un ordre moral fort éloigné de l'ordre républicain auquel les démocrates sont attachés, n'a pas d'autre but que de réduire la liberté d'expression et d'interdire le pluralisme qui est source de richesse d'une authentique culture vivante. À Toulon comme ailleurs.
Si je suis venu parler politique, ici, à Châteauvallon, c'est parce que j'ai la conviction qu'ici-même s'amorce un clivage entre deux conceptions de la culture et donc de la pratique démocratique ; entre deux approches du vieux débat qui oppose l'ordre et le mouvement, le respect d'une norme frileuse et figée et la création.
Il y a bien, en somme, deux conceptions de la culture. L'une défensive qui recherche dans le passé le reflet d'une grandeur évanouie ; qui essaye ainsi de se rassurer en tentant de reproduire à l'identique les modèles anciens. Cette conception-là conduit immanquablement à rejeter la modernité sous toutes ses formes, ne serait-ce que parce qu'elle est – par définition – en rupture avec le passé.
C'est elle qu'on a retrouvé au long des siècles pour attaquer Marivaux, cracher sur Picasso, ou s'indigner de la construction de Beaubourg.
L'autre conception, c'est celle d'une culture en mouvement, qui reçoit et qui donne, celle de la vie tout simplement. Elle ne présuppose pas le rejet de tout ce qui l'a précédé ; au contraire, elle y puise une source d'inspiration pour reproduire le cycle de la métamorphose. Elle ne cherche pas plus à se replier géographiquement sur elle-même, mais s'honore de son ouverture sur le monde.
Elle s'enorgueillit ainsi autant que Kundera et Semprun écrivent en Français, que de voir Hollywood consacrer Besson et Annaud, après Truffaut et Chabrol.
Vous l'aurez compris, j'ai pour ma part choisi mon camp. Et les conceptions que je défends devant vous sont, croyez-le bien, celles de tout le gouvernement de la République, qui fut et demeure, en toutes circonstances, l'irréductible adversaire des idées de l'extrême droite et de ceux qui les incarnent.
Je suis particulièrement heureux de constater qu'ici même, dans le Var, beaucoup de municipalités dirigées par toutes les familles politiques républicaines ont choisi d'unir leurs efforts pour dire « non » à la censure du maire de Toulon contre Châteauvallon et, concrètement, pour rendre au théâtre national les sommes captées par la mairie. Retenons que c'est au nom de la culture que ce Front républicain, modeste mais résolu, s'est mobilisé.
Mesdames et messieurs, lors de l'inauguration de la maison de la culture de Bourges, le visiteur pouvait lire les mots suivants, signés d'André Malraux, je le cite : « … il n'y a pas, il n'y aura pas de maison de la culture sur la base de l'État, ni d'ailleurs de la municipalité. La maison de la culture, c'est vous. Il s'agit de savoir si vous voulez la faire ».
Le Théâtre national de la danse et de l'image de Châteauvallon, c'est vous, c'est nous, aujourd'hui. Si vous le voulez, nous continuerons à le faire ; ensemble.
Allocution à l'occasion de la signature de la convention culturelle avec la ville d'Agen - mardi 18 juin 1996
Monsieur le préfet,
Monsieur le président,
Monsieur le maire,
Chère Marie-Thérèse François-Poncet,
Chers amis,
Je suis particulièrement heureux que la convention culturelle avec la ville d'Agen puisse être signée, aujourd'hui, au ministère de la Culture.
Ce texte n'est pas un document comme les autres. Il revêt, à mes yeux, une signification particulière.
Je suis venu au Florida, le 20 octobre dernier, à l'invitation du groupe d'étude sur les musiques amplifiées et à l'initiative de la région Aquitaine, pour clôturer le colloque qui y était organisé sur les musiques amplifiées. J'y ai dit qu'il n'y a pas deux cultures – l'une élitiste, l'autre populaire – mais une seule vocation – des individus, des collectivités locales, de l'État – à mettre l'art et sa reconnaissance au service du plus grand nombre.
C'est à ce titre, que j'ai tenu à y annoncer la politique nouvelle que j'entendais mettre en oeuvre, au service des lieux consacrés aux musiques amplifiées. Il s'agit, au-delà de l'effort d'équipement, de montrer que le ministère de la Culture accompagnera désormais le travail de ces structures par une aide en fonctionnement, dans la durée.
Les structures traditionnelles, comme partout ailleurs, n'ont pas assez réussi à répondre à l'attente de la jeunesse. La ville a décidé de créer une salle d'une configuration particulière, dans un ancien cinéma des années trente, devenu aujourd'hui un symbole.
Le Florida est véritablement un lieu exemplaire. Il allie diffusion, création, formation, dans un même esprit. Il le fait pour tous les musiciens, amateurs et professionnels.
Le Florida, chère Marie-Thérèse, est le lieu d'accueil de la jeunesse d'Agen. De toute la jeunesse, de tout Agen ! Les musiques amplifiées, au coeur du centre ville, au coeur de l'histoire de la cité, reconduisent les jeunes de la ville vers leur histoire, c'est-à-dire vers leur identité. Par un paradoxe qui n'est qu'apparent, les musiques les plus actuelles réconcilient les jeunes avec leur présent, mais aussi avec leur passé !
C'est là l'essence même de la démarche du Florida, tant il est vrai que l'ouverture artistique et une véritable exigence amènent au dépassement de soi.
Au-delà d'Agen, le Florida devient aussi un pôle de compétences au service du département et de la région. Véritable centre de ressources, il irrigue les quartiers urbains et périphériques et jusqu'au coeur des campagnes ; il donne l'occasion, par là-même, à la région Aquitaine, de mettre en place de manière prudente et cohérente, une véritable politique des musiques amplifiées ; la région Aquitaine devient, ainsi, une région pilote dans ce domaine.
Je sais que le chemin n'a pas été facile. C'est grâce à la persévérance des équipes en place, à l'opiniâtreté de Philippe Berthelot, au soutien sans faille de la ville, que nous avons l'occasion de nous retrouver aujourd'hui. L'État accompagnera désormais le travail de la ville, au travers d'une dotation en fonctionnement de sept cent mille francs par an.
Pour toutes ces raisons, la convention que nous signons est particulière.
Dans un moment difficile de notre vie politique où les crédits concentrés à la culture sont, quelquefois, remis en cause, elle témoigne que l'État, aux côtés des collectivités territoriales les plus motivées, sait et saura prendre toute sa place et assumera toutes ses responsabilités.
Surtout, elle reflète la considération identique que nous avons ensemble, État et collectivités locales concernées, pour les équipements culturels, quelles que soient leurs natures.
La culture est diverse. La culture est plurielle. C'est tout le mérite de la ville d'Agen d'avoir su, par ses équipements, contribuer à assurer à l'agglomération un avenir équilibré, fondé sur les attentes de ses habitants, respectueux de ce qu'on nomme, tout simplement, la culture, c'est-à-dire la liberté.