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Arti Haber : Vous avez rappelé que la Turquie était invitée à la Conférence européenne du 12 mars à Londres. Ankara a fait savoir, à plusieurs reprises, qu'elle ne comptait pas y participer. Que comptez-vous proposer offrir, pour que la Turquie revienne sur sa décision ?
Pierre Moscovici : J'ai dit tout de suite après le Conseil de Luxembourg, et le Président de la République avant moi, que la tonalité des Européens vis-à-vis de la Turquie n'avait pas été assez positive. Nous avons regretté que les hésitations au sein du Conseil n'aient pas conduit à d'avantage d'ouvertures en direction de votre pays. Il y a là une conviction profonde de la France. Je sais également que la Turquie a été déçue et je peux le comprendre. Je reste convaincu qu'il faut renouer le fil du dialogue, éviter de figer les positions.
Mais je crois qu'il est important de prendre du recul par rapport à Luxembourg. Ne faisons pas comme si rien ne s'était passé. Il y a l'invitation à la Conférence européenne, dont je viens de parler et dont je pense qu'elle est un enjeu réel, y compris pour la Turquie. Le Conseil a décidé également de définir « une stratégie pour préparer la Turquie à l'adhésion », stratégie qui consiste « en un développement des potentialités de l'accord d'Ankara, un approfondissement de l'Union douanière, une mise en œuvre de la coopération financière, et la participation à certains programmes et agences communautaires ».
Arti Haber : Vous pourriez débloquer le paquet financier malgré le veto grec ?
Pierre Moscovici : Ce que je viens de vous dire ce sont les conclusions du Conseil. Je n'invente rien. Franchement, le déblocage de la coopération financière, c'est un minimum. Nous sommes déterminés, d'une façon générale, à ce que l'Union tienne ses engagements. Il en va de sa crédibilité et de son autorité.
Arti Haber : De quels moyens disposent l'Union pour remplir ses engagements et poursuivre sa politique quand il y a, comme pour le cas de la Turquie, des vetos à répétition ?
Pierre Moscovici : Il y a deux aspects à votre question. Le premier, de portée générale, concerne la capacité de l'Union à décider, à conduire ses politiques, dans tous les domaines. Vous savez que la France a fait de la réforme des institutions un préalable à toute nouvelle adhésion. Cette réforme est pour nous cruciale. Pourquoi ? Parce que, au fil des élargissements successifs, les institutions prévues pour Six n'ont pas suffisamment évolué. Aujourd'hui, à Quinze c'est extrêmement difficile, le processus de décision est enlisé. Élargir, à dix-huit, vingt ou plus, sans réformer c'est choisir le risque de la paralysie. Je milite pour une Europe capable d'affirmer son identité, de mettre en œuvre ses politiques communes, de peser sur les grandes questions internationales. Bref pour une Europe qui marche, c'est-à-dire qui décide. Un des points nodaux de cette réforme c'est l'extension du vote à la majorité qualifiée, c'est la seule voie pour éviter le blocage du processus de décision. Cela serait d'autant plus facilité que les États-membres retrouveraient au sein du Conseil un poids plus conforme à leurs réalités économiques et démographiques.
Le second volet de votre question est plus spécifique. Les règles telles qu'elles fonctionnent aujourd'hui pour la coopération avec les pays partenaires imposent à chaque étape un accord de tous. Cela ne signifie pas qu'un accord est impossible, mais il faut trouver à tout moment le point de compromis à Quinze.
Arti Haber : Il y a donc des divergences parmi les Quinze s'agissant de la Turquie ?
Pierre Moscovici : Pour dire la vérité, je ne connais aucun problème sur lequel il y aurait un accord spontané des Quinze. C'est aussi le cas sur la Turquie. Mais cette machine à compromis qu'est l'Union n'est pas immobile. Le débat et les enjeux sur la Turquie ont connu en l'espace de quelques années une évolution importante. Il n'y a plus de question métaphysique pour savoir si la Turquie est européenne ou non. L'Europe c'est un projet politique. La Turquie a vocation à en faire partie. L'abord du dossier est devenu concret et pragmatique.
La Turquie connaît parfaitement cette situation et les règles de l'Union ; elle sait aussi les réformes à poursuivre, qui sont de nature à favoriser sa candidature. Les gouvernements turcs successifs ont pris des engagements fermes dans ces domaines. La poursuite de la démocratisation, l'approfondissement des réformes sur les Droits de l’Homme, une approche démocratique de la question kurde, la mise en place d'un dialogue gréco-turque, sont, évidemment, des objectifs propres du gouvernement turc. Mais ils constituent aussi pour l'Union des éléments d'appréciation. Cette attitude n'est en rien discriminatoire. Ces éléments font partie des critères dits de Copenhague, du nom du Conseil européen tenu en juin 1993 dans cette ville, et s'appliquer·: à tous les pays inclus dans le processus d'élargissement. D'ailleurs les conclusions du Conseil de Luxembourg sont sur ce point parfaitement claires : « la Turquie sera jugée sur la base des mêmes critères que les autres pays candidats ».
Arti Haber : Vous dites qu'il n'y a pas de discrimination. Pourquoi inviter la Turquie à la Conférence européenne du 12 mars et ne pas le faire à la réunion des ministres des affaires étrangères des « pays candidats » le 31 mars ?
Pierre Moscovici : Encore une fois l'architecture du processus d'élargissement c'est d'un côté la Conférence européenne et de l'autre des relations bilatérales adaptées à chacun des pays concernés.
La réunion du 31 mars, qui est une proposition de notre partenaire allemand, que les Quinze ont finalement adoptée, a un objectif limité : trouver des modalités communes, autant qu'il est possible, aux relations bilatérales avec chacun des onze autres pays candidats. Je rappelle que c'est déjà le cas : malgré leurs différences de situation, ils disposent tous, dans leurs relations bilatérales avec l'Union, d'un même type d'instrument, qu'il s'agit d'adapter à la nouvelle période. Pourquoi alors inviter la Turquie ? Ses relations avec l'Union, en raison de leur ancienneté, de leur densité politique, de leur spécificité - faut-il rappeler que la Turquie est l’unique partenaire lié aux Quinze par une Union douanière ? - ne sont pas susceptibles de passer sous la toise d'un cadre commun.
J'ajoute que la Conférence est un cadre permanent, que sa première session est un sommet des chefs d'État et de gouvernement, alors que la réunion ministérielle du 31 mars est une rencontre ponctuelle, en marge d'un Conseil affaires générales.
Arti Haber : Vous avez parlé des critères de Copenhague. En Turquie, certains expliquent que les vraies raisons, pour refuser l'adhésion de notre pays, sont ailleurs, qu'elles sont essentiellement économiques. Il y a à la fois le coût de l'adhésion et le problème de la libre circulation. Quelle est votre position sur ces arguments ?
Pierre Moscovici : Cette présentation entretient une certaine confusion. Le respect des critères de Copenhague, qui concernent la situation politique - démocratie, État de droit, relations de bon voisinage -, le dynamisme économique et la capacité à reprendre les acquis communautaires, conditionnent non pas l'adhésion mais l'ouverture des négociations d'adhésion. Nous sommes en amont de cette étape, pour ce qui concerne la Turquie. Et le problème d'actualité c'est de se préparer à cette étape. C'est cela l'enjeu du moment.
Il est vrai aussi que la Turquie, en raison de son poids démographique - Istanbul à elle seule est plus peuplée que la plupart des pays candidats - et des formes de son développement économique - les disparités de développement entre les différentes régions et entre les villes et les campagnes sont considérables - poserait des problèmes particuliers dans l'hypothèse de son intégration immédiate. Comment en serait-il autrement pour un pays dont la population est du même ordre que l'Allemagne, le PIB inférieur à celui de la Belgique et le niveau d'exportation à peine deux fois supérieur à celui du au grand-duché du Luxembourg. Mais ceci est une photographie instantanée. Le dynamisme et les évolutions en cours en Turquie modifieront la donne d'une part et d'autre part des aménagements sont concevables sur la durée. Je suis convaincu que l'Union et la Turquie sauront, le moment venu, surmonter les difficultés que vous évoquées. Enfin, je le répète nous ne sommes pas aujourd'hui dans ce cas de figure.
Au cours de sa visite dans votre pays, le président Mitterrand avait jugé que « la Turquie est condamnée à la grandeur ». C'est vrai dans tous les sens du mot, mais il n'y a aucune raison de penser que l’Union ne s'en réjouisse pas.
Arti Haber : Vous venez d'avoir un entretien avec le président Demirel. Quels sujets avez-vous abordé ? A-t-il été question de Chypre ?
Pierre Moscovici : Je ne trahirai aucun secret en disant que nous avons traité, à peu de choses près, des mêmes questions que celles que vous m'avez posées. Nous avons naturellement parlé de Chypre.
Sur Chypre nous avons une position très ferme. La situation est préoccupante. Personne n'a à gagner à une politique de rupture. Je le dis à la Turquie, comme à tous les acteurs. Pour ce qui nous concerne nous restons fidèles aux engagement du 6 mars 1995 et du Conseil de Luxembourg. Cela veut dire que les efforts de l'Union n'ont de sens que dans la mesure où l'adhésion se fait au bénéfice de l'île toute entière. Si cet objectif apparaissait impossible, nous en tirerions toute les conséquences.
L'Europe n'est pas un club chrétien, construisons ensemble son visage de demain.