Texte intégral
Le Figaro - 6 juin 1996
Alors que la liaison entre mer du Nord et Méditerranée est réalisée aux cinq sixièmes, certains continuent de s’opposer au bouclage final du projet.
Depuis plus de vingt ans, l’achèvement du canal Rhin-Rhône est l’objet de débats passionnés. Depuis plus de vingt ans, parfois dans les mêmes termes, souvent de manière contradictoire, les arguments économiques, les préoccupations environnementales, les intérêts locaux, s’affrontent.
Aujourd’hui encore, alors que la réalisation de la liaison entre mer du Nord et Méditerranée est achevée aux cinq sixièmes et qu’ainsi l’essentiel de la dépense a déjà été payé, certains tentent une nouvelle fois, de manière directe ou insidieuse, de s’opposer au bouclage final du projet, oubliant d’exposer que le plus grand gaspillage consisterait à ne pas réaliser le maillon manquant.
Dans ce débat, je respecte les positions de chacun. Mais je souhaite rappeler ce qui, à mes yeux, plaide pour l’achèvement du canal Rhin-Rhône et la réalisation de ce dernier maillon, la liaison Saône-Rhin.
J’ai tout d’abord la ferme conviction, depuis de nombreuses années, que la France a besoin d’un véritable réseau de navigation fluviale.
J’appelle mes compatriotes à regarder ce qui se passe autour d’eux : le transport fluvial est le premier transporteur dans le monde. La voie d’eau assure 50 % du trafic aux Pays-Bas, 11 % en Belgique et 20 % chez notre principal partenaire européen, l’Allemagne – des pays qui ont placé l’environnement au premier rang de leurs priorités. En France : 4 % seulement, même si cette part atteint 15 % dans les départements français équipés d’une voie fluviale à grand gabarit.
La route de l’eau est coupée
Pourquoi ce retard ? Parce que, comme le disent ave pertinence les professionnels, « c’est en France que la route de l’eau est coupée ». Sans Rhin-Rhône, sans Seine-Nord, sans Seine-Est, sans ces canaux à grand gabarit qui permettent de relier nos grands fleuves aménagés – Seine, Rhône, Rhin -, la France ne bénéficie pas, à la différence de l’Allemagne, d’un réseau cohérent et structuré. Imagine-t-on des sections d’autoroutes reliées par des départementales ? Cette absence pèse lourdement sur les faibles résultats du transport fluvial dans notre pays. C’est l’existence d’un tel réseau qui permet à un port comme Rotterdam de traiter annuellement 110 millions de tonnes de trafic fluvial, soit 50 % de son trafic global. Marseille ou Le Havre peuvent-ils rester des ports de niveau mondial sans réseau fluvial équivalent leur offrant un véritable « marché intérieur » ?
Toute projection de trafic qui ne prend pas en compte la notion de réseau pèche gravement.
Tout responsable politique se doit d’en prendre conscience : la France est très en retard dans ce domaine.
La « banane bleue »
La construction d’un tel réseau sera un élément structurant pour le pays tout entier, un puissant outil pour l’aménagement du territoire, un important vecteur de développement. Le canal Rhin-Rhône est un élément incontournable de la réalisation de l’Europe des voies navigables, dont la France est aujourd’hui exclue. Après l’ouverture en 1992, de Rhin-Main-Danube, l’Allemagne met aujourd’hui au grand gabarit de 4 000 tonnes de le Mittellandkanal, seconde pénétrante vers l’Europe centrale. Elle consacre ainsi sa politique d’ouverture vers une Europe centrale et orientale elle-même en pleine croissance.
La liaison Rhin-Rhône est donc indispensable si l’on veut éviter la marginalisation de notre territoire par rapport à la « banane bleue ».
On qualifie ainsi, chez les aménageurs du territoire européen, l’axe Londres-Francfort-Milan, sur lequel se développent les grands courants de trafic européens. L’importance de Rhin-Rhône est capitale pour toutes les régions traversées, en particulier pour l’Alsace et la Franche-Comté. Elle est capitale pour le grand Sud-Est et pour le port de Marseille, qui sera appelé à jouer le rôle de principale tête de pont européenne sur le bassin méditerranéen.
Pour toutes ces raisons, la liaison Rhin-Rhône constituera pour les dix prochaines années un projet géopolitique majeur, stratégique pour l’aménagement de nos territoires. Qu’il me soit permis ici de citer le président de la République qui, il y a quelques semaines, a résumé ainsi ces enjeux vitaux pour notre pays : « Il est certain pour la France, et il faut y songer, que, si nous ne faisons pas ce canal Rhin-Rhône, nous isolerons complètement toute la région de Strasbourg à Marseille, dans les vingt ans qui viennent, des grands courants économiques européens. »
L’impact économique
De plus – et comment ne pas l’évoquer ? – l‘impact économique de la réalisation de la liaison Saône-Rhin à court terme est indéniable.
Comme pour toute grande infrastructure, l’impact direct sur le bâtiment et les travaux publics est très important ; on vient de le constater à l’occasion de la construction du biet de Niffer à Mulhouse, où de plus de 50 % des emplois créés ont été occupés par les habitants des régions traversées.
Mais, comme c’est le cas autoroute, la voie d’eau permettra aussi la création de plates-formes d’activités artisanales et industrielles et stimulera les activités industrialo-portuaires existant sur la Saône t le Rhône. Le tourisme fluvial connaîtra une véritable renaissance. Au total, c’est plusieurs milliers d’emplois directs et indirects qui sont attendus. Qui peut prendre le risque, au gouvernement ou au Parlement, de refuser aujourd’hui une telle opportunité ?
Un double atout
Mais, au-delà de son caractère indispensable pour le pays, son avenir, son aménagement et son intégration dans l’Europe, tous les éléments objectifs démontrent que la vie d’eau est un mode de transport moderne, qui aura sa place dans l’économie mondialisée de demain.
L’internationalisation des échanges modifie la structure de notre économie, dont le contenu international devrait passer de 50 % dans les années 90 à 70 % d’ici à 2005. Dans le même temps, la croissance des échanges intracommunautaires s’impose comme une tendance lourde de notre économie.
Dans ce contexte, la demande de transport évolue, la part des produits de base baissant par rapport aux produits à plus forte valeur ajoutée. Le système de transports devra donc être apte à assurer à la fois les trafics traditionnels, mais aussi et surtout la croissance continue des flux conteneurisés découlant des produits manufacturés.
C’est bien le double atout de la voie d’eau. Elle intervient là où d’autres modes de transport sont inutilisables, notamment pour les pondéreux, pour lesquels elle permet l’accès direct aux sites d’extraction, en matière de charbon, par exemple dont le rôle énergétique sera essentiel au XXIè siècle.
Mais la voie d’eau prend aussi – et peut-être surtout – place dans une chaîne logistique moderne, grâce au développement de l’activité des conteneurs, qui permet le transport de produits à haute valeur ajoutée. Pour l’ensemble des ports du monde, la croissance du trafic conteneurs a été de 250 % en 1980 et 1994. Sur le Rhin, pour la même période, il a été multiplié par cinq. Dans le trafic fluvial français, la part du conteneur a augmenté de 40 % entre 1994 et 1995. Il a permis qu’en 1994 la voie d’eau soit utilisée par la plupart des grands groupes industriels, de Peugeot à Rhône-Poulenc, d’Adidas à Évian, de Kronenbourg à Auchan ou Téfal.
Voie d’eau et qualité de vie
Ajoutons enfin que ces trafics permettent de faire jouer une complémentarité du rail et de la voie d’eau, avec un pré- ou un post-acheminement ferroviaire, autorisant une massification des flux, le transport routier n’intervenant éventuellement que pour les transports terminaux. Comment ne pas voir que la collectivité y trouve son compte, par un véritable délestage de la route, dont, dans le couloir rhodanien notamment, nous ne mesurons que trop bien l’impérieuse nécessité, en matière tant de pollution et d’engorgement du trafic que de sécurité routière ?
Le projet – modeste au demeurant – d’un grand cimentier français de faire passer son trafic sur le Rhône de 800 000 tonnes à 1 million de tonnes a pour effet de supprimer douze mille camions sur la route ou l’autoroute. Qui fait mieux chez les écologistes ?
La voie d’eau est, sans nul doute, le mode de transport le plus sûr, le plus respectueux de l’environnement et le plus économique, notamment par la faiblesse des coûts externes qu’il impose à la société française de supporter. C’est d’abord un mode sûr ; les accidents y demeurent exceptionnels, ce qui permet notamment d’envisager plus sereinement le transport des matières dangereuses.
C’est ensuite un transport respectueux de l’environnement, ne serait-ce que parce qu’il est économe en énergie.
Avec un kilo d’équivalent pétrole, la voie d’eau permet de transporter une tonne de marchandises sur 100 km, là où le fer ne permet de parcourir que 80 km et la route 20 km.
Mais aussi parce qu’il est moins générateur de pollution, de bruit et de congestion. De récentes études universitaires ont démontré qu’au total, et pour le seul axe rhodanien le coût externe – c’est-à-dire celui que supporte la société tout entière – de la tonne par kilomètre transportée par poids lourd est dix fois supérieur à celui de la tonne par kilomètre transportée par voie d’eau. Dix fois moins, qui fait mieux ?
Le Figaro - 7 juin 1996
Selon les adaptations retenues, le projet se chiffrerait entre 22 et 23 milliards hors taxes, en francs 1995
Il n’appartient pas à des hauts fonctionnaires de critiquer les choix faits par le Parlement.
Le coût de la liaison à réaliser est maîtrisé. La récente étude de réactualisation des coûts de la liaison Saône-Rhin, décidée par le premier ministre et menée par l’inspection des finances et le conseil général des Ponts et Chaussées, rend hommage au caractère sérieux de l’avant-projet établi par la CNR. C’est écrit par la mission. Qui l’a dit au public ? Elle réévalue son coût d’un peu plus de 10 %, le portant de 17,3 milliards 19,3 milliards, en francs 1993.
En revanche, cette mission propose au gouvernement plusieurs adaptations du projet. Certaines méritent sûrement d’être prises en considération. Il appartiendra au gouvernement d’en décider.
Le projet atteindrait – si elles étaient toutes retenues – 22 à 23 milliards hors taxes, en francs 1995.
En fait, ce qui étonne le plus dans les conclusions de la mission, telles que rapportées par la presse, c’est l’imputation de 4 milliards au titre de la TVA et l’invocation de 21 milliards d’intérêts intercalaires.
Ce sont à deux notions bien différentes, sur lesquelles il convient de s’arrêter un instant, puisque pour le moment on ne procède que par allusions.
S’agissant de la TVA, la véritable question est sans doute de savoir si elle sera déductible. Là encore, le gouvernement a une décision, à prendre. Si la déductibilité décidée en 1977 n’était pas confirmée par l’actuel gouvernement, l’opinion publique doit bien comprendre que ce n‘est pas un coût supplémentaire pour les finances publiques qui en résulterait, mais au contraire une ressource importante pour le budget de l’État. Quel est l’organe de presse ou le commentateur qui l’a expliqué à ses lecteurs ou auditeurs ?
Quant aux intérêts intercalaires, estimés à 21 milliards par cette mission, c’est une notion bien connue des économistes, même si elle est peu familière à l’opinion publique. Elle devrait être prise en compte pour tout projet dont la réalisation demande plusieurs années. Elle aurait dû l’être par les décideurs – en l’espèce Parlement et gouvernement – avant qu’ils ne prennent la décision d’investissement. C’est maintenant qu’elle surgit brusquement. Mais, là encore, qui explique que ni EDF ni les finances publiques n’auront à payer ces fameux intérêts intercalaires ? Il faut tout de même le dire.
Processus d’enlisement ?
Dans mon esprit, comme dans celui de mes collègues parlementaires, la réalisation de la liaison a été formellement décidée par le Parlement. La loi du 4 février 1995 a même prévu un financement dans lequel les intérêts d’EDF et de la CNT ont été mûrement équilibrés par le premier ministre d’alors, M. Édouard Balladur. Je peux en témoigner.
Dans notre esprit, dans notre conception de la démocratie, il ne revient pas à des hauts fonctionnaires, même s’ils appartiennent aux corps les plus prestigieux de l’administration, de critiquer les choix faits par le Parlement pour l’affectation, à un projet d’intérêt national, de ressources financières disponibles, ou alors c’est le règne de la technostructure.
À vrai dire, l’épisode récent des « fuites » sur les conclusions de la mission relève peut-être plutôt du vieux dicton populaire : « Quand on veut noyer son chien… » N’est-ce point, une fois de plus, l’amorce du processus d’enlisement d’un projet systématiquement combattu depuis 30 ans ?
Ne serait-il pas plus honnête intellectuellement de mettre en balance, aux yeux de l’opinion publique, le coût des autres investissements de transport ou d’énergie, de lui parler des intérêts intercalaires pour les TGV, les autoroutes et les centrales nucléaires. Qui le fait ?
Pourquoi ne pas affirmer clairement que les 229 km qui restent à aménager pourront l’être sans aucune charge pour les finances publiques nationales ou locales ? Pour ma part, je n’ai jamais proposé – et je ne proposerai sûrement pas dans la situation budgétaire actuelle de la France – que la liaison Saône-Rhin soit financée par le budget. Qui explique à ses lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs, que la liaison est financée au titre de l’électricité produite par la Compagnie nationale du Rhône et mise à la disposition d’EDF à un coût très avantageux ? Qui leur précise que le législateur a prorogé ces relations contractuelles favorables à ED jusqu’en 2023 ?
Un défi majeur : l’environnement
Pour tous ceux qui travaillent à la réalisation de la liaison Saône-Rhin et qui veulent faire une voie d’eau moderne, l’enjeu majeur, c’est bien celui de l’environnement et de l’écologie. Nous avons près de nous l’exemple du canal Rhin-Main-Danube, qui témoigne de quelques belles réussites dans ce domaine. C’est un défi que les partisans de la liaison fluviale sont décidés à relever : nous devons faire aussi bien, nous devons faire mieux. Pour l’aménagement déjà réalisé sur 15 km, de Niffer à Mulhouse, l’environnement a été une priorité que les Mulhousiens, dans leur promenade dominicale, apprennent à découvrir.
Insertion paysagère, préservation au maximum des milieux aquatiques, de la faune et de la flore, reconstitution de milieux rapides, conservation ou reconstitution des zones humides à haute valeur écologique : au total, c’est plus de 2 milliards de francs que le maître d’ouvrage, la Société de réalisation de la liaison fluviale Saône-Rhin, consacrera à l’environnement. Et c’est autour de ces questions d’environnement, de traversées de secteurs agricoles ou de villes, que portera avant tout la consultation sur la réalisation de la liaison qui s’ouvre actuellement à l’initiative de M. Alain Juppé. En effet, vole d’eau moderne, la liaison Saône-Rhin ne pourra se faire qu’avec et pour ceux qui vivront auprès d’elle.
Nécessité pour la France de se doter d’un véritable réseau de navigation fluviale, projet porteur de développement économique et d’emplois, le canal Rhin-Rhône est la meilleure illustration de la modernité du mode de transport respectueux de l’environnement que constitue la voie d’eau.
Il appartient aujourd’hui à l’État, comme aux différents partenaires du projet, de s‘engager résolument pour achever le canal Rhin-Rhône, de le faire avec le souci constant de l’environnement et dans la plus large concertation. C’est cette volonté et ce dialogue qui permettront de réaliser ce grand projet dont notre pays tirera d’un indiscutable profit.