Interviews de Mme Christiane Lambert, président du CNJA, dans "Le Nouvel Observateur" du 29 "Le Parisien" du 30 et "Valeurs actuelles" du 31 août 1996, sur les manifestations des éleveurs victimes de la crise de la "vache folle" et de la baisse de la consommation de viande bovine.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : "Contrôles sauvages" de transports de viande à l'appel de la FNSEA et du CNJA le 28 août et audience accordée par Jacques Chirac à une délégation d'éleveurs de la Vienne le 30 août 1996

Média : Le Nouvel Observateur - Le Parisien - Valeurs actuelles

Texte intégral

Le nouvel observateur : 29 août 1996

N.O. : Après un périple de vingt jours à travers la France, les éleveurs de Charroux, escortés de leurs vaches, débarquent à Paris le 31 août. La rentrée s'annonce chaude ?

Cette marche est une initiative spontanée, sans étiquette syndicale, mais le CNJA la soutient complètement. Le milieu agricole est en pleine ébullition. Les pertes essuyées à ce jour par les éleveurs se chiffrent à 5 milliards de francs. Autant vous dire qu'ils sont prêts à tout ! Et la situation va empirer en septembre. Car les broutards (les veaux destinés à l'engraissement) commencent tout juste à arriver sur un marché, déjà engorgé. Le manque à gagner se chiffre à 2 000 francs par tête. Nous réclamons donc une prime de 1 000 francs par animal, financée conjointement par l'État et la CEE. Le 6 septembre, dans l'Orne, un rassemblement de 50 000 personnes, à l'occasion du discours de rentrée du ministre de l'Agriculture, donnera le ton. Une autre manifestation dans le Massif central devrait suivre.

N.O. : La crise des équarrisseurs est venue se rajouter à celle des éleveurs. Est-elle résolue ?

Il n'y a plus de débouchés pour les farines carnées. Privés de leurs seuls revenus, les équarrisseurs veulent donc facturer le service de collecte de cadavres d'animaux, qui selon la loi, est gratuit. Ce qui a déclenché un tollé général chez les éleveurs, surtout de bovins : ceux-là ont déjà suffisamment payé pour la vache folle ! Pour calmer le jeu, le gouvernement a décidé de prendre en charge 50 % du coût, les collectivités locales assurant les 50 % restants. Mais seulement jusqu'au 15 septembre… Une réunion d'urgence le 27 août devrait éclaircir une situation encore bien confuse. L'État a mis du temps avant de réaliser l'ampleur des dégâts dans l'ensemble de la filière viande. Il faut absolument trouver d'autres débouchés pour ces farines animales.

N.O. : La Commission européenne voudrait rééquilibrer les soutiens accordés à l'agriculture : plus pour les éleveurs, moins pour les céréaliers. Quelle est votre position ?

Il faut effectivement rééquilibrer les aides. Mais la Commission européenne propose un tour de passe-passe budgétaire, qui réduirait de 1,4 milliard de francs le montant des aides. On retire plus qu'on ne redistribue ! Et cela, les agriculteurs ne sont pas prêts à l'accepter. Les céréaliers se sont montrés solidaires avec les éleveurs. Il serait ridicule d'essayer de semer la zizanie. Il faut au contraire traiter les problèmes de fond. La crise de la vache folle n'a fait que précipiter la faillite d'un système, malade de surproduction. Il devient indispensable de réduire le tonnage de viande sur le marché. En cinq ans, le volume de vaches allaitantes (destinées à la boucherie) a grimpé de 15 %. Alors que la consommation de viande n'a cessé de diminuer ! Aujourd'hui le revenu moyen annuel d'un exploitant agricole est de 100 000 francs, celui d'un éleveur bovin était de 50 000 francs, avant la crise. Sans mesures d'urgence, la profession pourra difficilement survivre.


Le Parisien : 30 août 1996

Q. : Contrôles « sauvages » de viande importée, marche des éleveurs sur Paris, le milieu agricole semble résolu à occuper bruyamment le terrain…

Christiane Lambert : L'effervescence constatée est proportionnelle à la détresse de la profession. Nous maintiendrons la pression syndicale au moins jusqu'à la mi-septembre, date à laquelle le Conseil des ministres européens doit évoquer la question des compensations financières et de la future régularisation du marché de la viande bovine. Il y aura donc d'autres opérations coup de poing dans les jours qui viennent.

Q. : Que voulez-vous démontrer au fond ?

R. : Que les éleveurs sont prêts à tout pour obtenir des mesures d'urgence. Outre la subvention réclamée de 1 000 F par animal (financée conjointement par l'État et la CEE, NDLR), il devient indispensable de réduire le tonnage de viande disponible sur le marché. En cinq ans, ce dernier a augmenté de 15 % alors même que la consommation ne cessait de baisser. L'affaire de la vache folle n'ayant fait que creuser le décalage. Nous demandons aussi – et c'était l'objet de nos contrôles surprises – que les exigences sanitaires acceptées par les éleveurs français soient respectées par tous les autres acteurs de la filière. En ce sens, la faiblesse des fraudes relevées dans la nuit de mercredi à jeudi nous a plutôt rassurés.

Q. : Vous vous faites justice vous-mêmes en somme…

R. : Je sais que l'opération en question est diversement appréciée. Notez au passage que les cargaisons douteuses n'ont pas été détruites séance tenante par les éleveurs en colère, mais qu'elles ont été remises aux administrations compétentes. Cela dit, ce n'est effectivement pas notre boulot. La nuit, on préfère dormir plutôt que d'aller inspecter des bétaillères en pleine campagne. Mais la détresse actuelle exige plus que des opérations « charme », type distribution gratuite d'aliments, sensibilisation du public (au long du dernier Tour de France par exemple), ou grande marche pacifique. Les 345 000 éleveurs du pays ont tout de même déjà essuyé 5 milliards de francs de pertes depuis le début de la crise.


Valeurs actuelles : 31 août 1996

Q. : Que penser de la marche des éleveurs ?

R. : C'est une très bonne initiative, que je suis allée soutenir à Tours. À chaque étape des agriculteurs, nos structures départementales ont assuré le bon déroulement de l'opération.

Q. : Quelle est la situation des éleveurs cinq mois après le début de la crise de la vache folle ?

R. : Quelle que soit la sensibilité des uns et des autres, la perte économique est sans appel. La chute des cours de la viande bovine est catastrophique. Sur les animaux de type broutards, les veaux issus de vaches allaitantes, la perte s'élève à 2 000 francs par tête. Les éleveurs les vendent à 3 000 francs au lieu de 5 000 francs. Sachant que ces ventes sont les seuls produits de l'année, cette crise est dramatique. Pour les éleveurs, c'est donc une question de survie que d'obtenir des compensations. Le problème est politique : veut-on maintenir la vie et l'activité dans des régions qui vivent de l'élevage ou préfère-t-on cautionner l'abandon ?

Q. : Pensez-vous que le gouvernement a fait le nécessaire dans cette crise ?

R. : Au début de l'été, le gouvernement a octroyé un premier volet d'aides pour répondre aux problèmes des engraisseurs. Ces mesures, mi-françaises, mi-européennes, ont été jugées insuffisantes. Elles ont permis de compenser les pertes des agriculteurs à hauteur de 30 %. Il en reste donc 60 % à la charge des éleveurs.

Q. : Que demandez-vous aujourd'hui au gouvernement ?

R. : Nous demandons trois types de mesures. Ponctuellement, nous demandons au moins 1 000 francs par animal afin de compenser 50 % de la perte sur ces broutards. Nous voulons également obtenir une réorganisation du marché de la viande bovine et une véritable politique d'exportation. Nous souhaiterions également, au sein des filières agricoles, mener une politique de communication et de transparence concernant la qualité (production, provenance, race et alimentation des animaux). Afin de redonner confiance aux consommateurs, qui se méfient de certaines productions.

Q. : A-t-on la certitude que les éleveurs français n'achètent plus de bovins anglais ?

R. : Bien sûr, l'embargo est maintenu. Les consignes sont draconiennes. Il n'y a plus de viande anglaise qui entre en France.

Q. : Les éleveurs reçus par Jacques Chirac : que pensez-vous de ce signe ?

R. : C'est un signe politique important. Cela montre que le président est conscient des difficultés des éleveurs, dans des zones où l'élevage est le dernier rempart contre l'abandon.